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28 juin 2015 7 28 /06 /juin /2015 08:11
Principe d’incomplétude.

« Esquisse ».

Œuvre : Barbara Kroll.

Regarder cette œuvre en voie de construction est la même chose que chercher à apercevoir sa propre silhouette afin que, l’imaginant en tant que possible réalité, elle consente à nous livrer quelques traits inaperçus de notre présence au monde. Voir autour de soi et questionner ce qui y fait phénomène apparaît d’emblée comme une manière « logique » de faire face à ce qui, avec nous, coexiste. Mais c’est NOUS qui regardons et éclairons la contrée à laquelle nous avons affaire. Et puisque le NOUS s’invite à chaque fois afin que motifs et figures nous parlent en quelque manière, c’est bien en raison de cette centralité de SUJET que nous éprouvons à la fois ce qui nous est intime (notre propre intériorité) et ce qui l’excède, notre extériorité (l’altérité de notre semblable, celle des choses et du monde). Ceci paraît si évident que nous pourrions, sur-le-champ, cesser de nous interroger plus avant. Cependant, dans cette confrontation de celui-que-nous-sommes et de cela-que-nous-ne-sommes-pas, il y a plus qu’une simple nuance du semblable et du différent. Afin d’envisager adéquatement la question, il convient de poser la thèse suivante : qu’en est-il du monde ? Qu’en est-il de nous-mêmes ? Qu’en est-il de leur commune relation ?

Et nous commencerons par poser la question la plus pertinente, celle qui nous taraude à chaque instant de notre vie, à défaut, la plupart du temps, d’en énoncer la formulation à haute voix : comment les choses nous apparaissent-elles à l’aune de notre propre vision ? Comment ce qui est en dehors de notre citadelle devient partie intégrante de notre plus proche réalité ? Car, si nous constituons la nervure essentielle, le quasi-phénomène au travers duquel construire du sens et nous repérer parmi la multitude et la confusion de l’exister, c’est d’abord poser la question du SOI qui devient urgente. C’est eu égard au fondement du paradigme initial de la connaissance de SOI que le monde peut se configurer selon de multiples esquisses et tenir le langage que nous lui prêtons et que nous attendons de lui. Mais, poursuivre la réflexion dans cette direction ne saurait trouver d’ouverture qu’à accepter ce cheminement sous l’éclairage de la thèse suivante (que d’aucuns jugeront comme une pétition de principe, que, personnellement, nous inaugurons en tant qu’apodicticité, à savoir dans le sens d’une vérité aussi indémontrable que surgissant d’elle-même dans le champ de la conscience), thèse postulant ceci :

Tant que la mort ne nous a pas saisis, clôturant la signification de notre existence pour la remettre dans une totalité signifiante, nous ne sommes qu’une entité partielle cherchant, en dehors d’elle-même, les matériaux nécessaires à sa propre complétude, à son propre accomplissement. Envisagé sous cet angle, tout acte devient un essai de profération de l’être-révélé à lui-même, afin que la fable de l’exister, parvenue à son épilogue puisse, rétrospectivement, éclairer et donner sens et contenu à ce que nous aurons été entre deux parenthèses, naissance, mort. Comme si une réalité-vérité se posait enfin comme l’étalon infaillible sous lequel envisager notre destin et le comprendre de façon pleine et entière. Et, pour prendre un exemple concret, comment pourrions-nous envisager un problème tel que la liberté, avant même que notre finitude n’ait tiré définitivement le rideau sur notre existence ? Libres, en effet, nous aurions pu l’être notre vie durant (ou en avoir éprouvé les lignes de force), alors même que, dans les secondes précédant notre mort, nos pensées ne se seraient révélés qu’aliénées, ne reposant que sur des faux-semblants ou de piètres compromissions.

Mais il faut revenir, maintenant, à un discours centré sur l’œuvre de Barbara Kroll, laquelle a été le facteur déclenchant de cette brève échappée vers une possible attitude philosophique, soit la mise en paroles d’un étonnement, puisque philosopher revient à s’étonner. Donc, en quoi consiste le fait de s’étonner en regard de cette esquisse ? Mais précisément parce qu’elle est esquisse, exister en voie de constitution, vertige et tremblement, indécision et approximation des formes, lesquelles, aussi bien, pourraient évoluer vers des processus opposés. Soit s’affirmer dans des teintes vives et claires, un genre de « luxe, calme et volupté » à la Matisse, soit vers des tonalités fermées, sombres, inquiétantes, sans visage, telles que présentes, par exemple, dans les toiles métaphysiques d’un Giorgio de Chirico. Ici, se laisse apercevoir, combien le destin de la toile est lié au geste de son démiurge, à savoir l’artiste, tout comme notre propre destin est attaché au moindre de nos actes. Mettre en relation, dans un mode analogique, évolution de l’œuvre d’art et création de son propre exister revient à éclairer une transcendance par une autre. Œuvre et homme liés par un destin commun et une tâche identique : signifier à la mesure de sa propre genèse, ce qui ne sera possible et rendu visible qu’à la dernière touche sur la toile, au dernier souffle émis signant la finitude.

Ce que le titre a nommé sous l’étrange vocable de « Principe d’incomplétude », c’est la recherche ininterrompue, fiévreuse, inquiète, par laquelle l’homme se manifeste comme celui qui pose continûment la question de l’être, question toujours différée qu’accomplit la mort comme la fermeture sur soi du cercle que la naissance a initié. A la lumière de ce concept, tout ce qui vit, s’agite sous les tropiques ou bien sous les latitudes polaires est soumis à la même frénésie, à la même angoisse urticante qui nous fait avancer sur une ligne de crête dont le fil, souvent inapparent, apparaît comme souci de soi, mais aussi du monde avec lequel nous avons commerce et qui constitue notre horizon familier. Nous n’en apercevons ni le point de départ originaire, ni le point terminal. Seul ce flou de la vision peut nous permettre d’avancer, sans doute avec les mains tendues vers l’avant, dans l’attitude du somnambule (un excès de lucidité et ce serait la chute), mais d’avancer tout de même avec la certitude que chaque pas accompli nous rapproche de cette énigme qui nous fascine en même temps qu’elle nous effraie. Toutes nos percées de l’espace, tous nos voyages sur les mers du monde ne sont que des tentatives d’apercevoir, quelque part, un bout de terre, un amer qui nous dirait la topologie rassurante de notre être, ici et là, avec la certitude d’y être et d’en éprouver la rassurante fixité, l’immuabilité. Toutes nos recherches « du temps perdu » ou bien nos tentatives d’augurer de l’avenir vont dans le même sens : débusquer cet inconnu qui nous presse de toutes parts et nous dissémine dans la course des jours et la précipitation des heures. Le sablier, nous souhaiterions en arrêter la course, afin que les grains de mica en deviennent interprétables. Mais tout est en fuite qui nous dit l’impermanence des choses et le flux ininterrompu de devenir.

C’est cela que pose, pour nous, l’esquisse de l’artiste. Esquisse, elle est au milieu du gué, tout comme l’est le roman de l’écrivain parvenu au point de son irrésolution maximale, heure de midi, plénitude zénithale, point d’acmé, force de l’âge où tout, aussi bien, pourrait rétrocéder vers l’origine que s’enfuir vers la conclusion, le dénouement, le point final. Heure de midi, heure de la maturité, heure du plus grand danger, oscillant entre naissance et mort, prélude et postlude, dans une tension qui est celle même de l’exister, de ses polarités divergentes, de ses attraits et de ses répulsions, de son magnétisme qui fait venir à soi et expulse, de sa vive lumière et de ses ombres confuses, de l’explosion de la joie et du surgissement du tragique, des cantilènes de l’amour et des coups de gong de la haine, des promesses du jour et du retirement de la nuit.

L’incomplétude c’est cela, ce sentiment abyssal qui nous tient penchés au-dessus de l’abîme, le désirant comme la seule possibilité qui nous soit offerte de tutoyer le danger, en même temps que de s’en exonérer, le temps d’une respiration, d’un baiser, d’une œuvre, de la scansion de l’amour. Nous vivons en apnée dans la grande immersion mondaine. Ce n’est sans doute nullement un hasard si les penseurs de la philosophie indienne nommaient l’âme « Ātman », « souffle, principe de vie, âme, soi, essence » lequel souffle nous tient en suspens entre un inspir et un expir. C’est là notre plus saisissable réalité, être un souffle passager, une forme en voie d’accomplissement, une esquisse tremblante dans la main de l’artiste. Nous ne sommes pas encore une œuvre achevée. Nous commençons seulement !

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Published by Blanc Seing - dans Micro-philosophèmes

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