Acryl on cardboard 100X70
Œuvre : Barbara Kroll.
C’était une grande douleur que d’être dessaisi de soi, simplement ramené à une étrange parution. Comme si, soudain, une partie du monde s’était absentée. Corps aboli, sexe broyé, privé de sa puissance à germiner, à essaimer, à butiner les fleurs afin qu’existe la génération, la suite de soi dans les obscures allées du devenir. Et le nombril, cette giration infinie qui reconduisait à sa propre origine, perdu dans une manière de vortex, plié dans le bitume ombreux du doute. C’était étrange de s’abstraire d’une partie de soi, de ne faire reposer sur le sol de poussière que ces pieds révulsés si semblables à des esquifs en perdition. Mais à quoi donc pouvaient-ils bien se rapporter ? A quel môle s’attacher ? Il y avait si peu de visibilité et les choses s’enroulaient sur elles-mêmes dans un mutisme assourdissant. La terre grouillait de vermine, cloportes aux pattes de cristal, larves annelées semblables à de gros cierges, courtilières aux pattes dentelées en forme de trépans, oryctes à la cuirasse de nuit avec leur corne dressée pareille au sabre. On entendait des bouillonnements de geysers, des glissements de plaques tectoniques, on assistait, malgré soi, à la dérive des continents. Le sien, d’abord, qui se fendillait, prenait l’eau de toutes parts, menaçait à chaque instant de disparaître dans un grand chaos universel, dans la densité d’une forêt pluviale ou bien le mystère d’une canopée hurlant à la force de ses oiseaux de feu. Et cette nappe de goudron, ce concentré d’énergies fossiles, cette marée immarcescible qui ondulait, s’invaginait dans la moindre faille, qui inondait le plancher de sa visqueuse progression, quel était donc son signe, quel chiffre portait-elle qui fût si essentiel qu’on ne pût l’éviter ?
Et la dérive de soi se doublait-elle de celle de l’Autre, cet être Majuscule qui, nous regardant, nous immolait, nous aliénait au point de nous reconduire à notre propre nullité ? De Lui, cet Autre-que-nous, nous ne pouvions nous passer. De Lui nous étions la forme contemplée, arrivée à son terme existentiel, mais, de Lui, nous étions aussi la victime expiatoire, celle qui, jamais, n’aurait dû parvenir à éclosion, empiéter sur son domaine. Car, en ces temps de disette intellectuelle on ne regardait pas les choses avec clarté, on ne visait que le Soi et son propre contentement. Ainsi J’étais, pour l’Autre, Celui qui le réduisait à néant à seulement exister, à seulement proférer mon nom. Disais-je : « JE » et l’Autre disparaissait à l’aune de ma propre profération. Disant « JE », amené soudainement dans la présence, ma lumière, mon scintillement, portaient l’Autre dans l’ombre du renoncement à paraître.
L’Autre se mettait-il en devoir de crier identiquement son JE, de faire girer sa lanterne sur quelque coin de la Terre et tous les autres EGOS se terraient, apeurés par la puissance de la nomination. C’était cela exister en ce lieu, en ce monde, en cette heure : moissonner toutes les autres têtes et ne laisser visible que la sienne afin que l’on fût reconnu comme LE SEUL méritant de figurer sur les rivages mondains. On était arrivés à l’ère de l’Unique, de Celui qui devenait son propre prophète, celui doué d’une parole oraculaire qui traversait le vaste univers, faisant résonner la gloire du nihilisme accompli. Les Valeurs avaient été abolies et l’on ne supportait plus guère que l’image de Soi reflétée à l’infini par tous les miroirs de la planète, eaux lisses des lagunes, plaque dure de la mer, vitrines aux angles aigus, nappes lisses des trottoirs de ciment. A la rigueur son propre reflet dans l’œil du rapace ou bien du caméléon. On n’avait rien à craindre ni du règne animal, ni du végétal, de l’humain seulement. On marchait de guingois, l’échine courbe et basse comme celle de l’hyène, on affutait ses canines, on aiguisait ses incisives, on laissait ses babines rouges produire une salive délétère qui faisait son flux dans les ornières de l’exister.
On en était arrivé à se méfier tellement de Soi que, parfois, dans le mystère de la peur et les cannelures de l’angoisse l’on se prenait pour un Autre, pour ce rival qui, à tout moment, pouvait se métamorphoser en assassin. On voulait être en mesure de témoigner de la dignité à paraître sous la bannière du Ciel, au-dessus des nécessités de la Terre. On voulait dresser son propre menhir sur l’aire désolée du monde et en faire le lieu d’un rituel, le point incontournable d’une cérémonie. On était arrivé à l’extrême limite de la conscience, dans le dernier refuge, dans la dernière appréhension des choses, là où les phénomènes happés d’inconsistance baignaient dans la gelée de l’aporie. On était insecte aux pattes roides, au buccinateur figé, aux ailes de carton, aux antennes bêtement érectiles ; on était scarabée aux moires lustrées ; on était Uranie qu’entourait la bogue d’une résine aussi transparente que le cristal, aussi mutique que la gemme dans son repli de glaise. On était arrivé tout au bout de Soi, dans cette impasse étroite, ce cul de sac dans lequel plus aucun mouvement n’était possible, aucune parole admise, aucun langage convoqué à fleurir et essaimer le registre de la beauté.
Voilà où l’artiste nous a conduits dans le lexique de cette toile bitumeuse, aux esquisses aussi embrouillées qu’hésitantes, comme s’il y avait un empêchement à proférer, un étourdissement en regard du sens qui commence à tracer ses arabesques complexes, métaphores d’une existence ne parvenant à s’extraire des complexités de sa propre gangue. Comme si la vérité, trop brutale à exprimer, l’on voulait l’endiguer, la contraindre à demeurer dans les geôles du non-dit, la serrer dans les rets d’une suspension du temps. Créer, parfois, se rapporte d’une manière directe à l’action de philosopher, de faire apparaître la dimension tragique de toute existence humaine, sinon son versant absurde, alors le crayon hésite, alors le pinceau se fait circonspect ou bien assume au contraire son geste dans la violence, dans la déflagration sur la toile d’une énergie toute sexuelle puisque cette dernière n’est que le revers de la mort à l’œuvre traversant chaque destin particulier. Dans cette œuvre dont nous est livré un fragment « expressionniste », aussi bien dans l’acception plastique de ce terme que dans sa signification ontologique, nous saisissons d’un seul empan de notre intuition ce qui, jamais, ne pourrait être verbalisé adéquatement - l’angoisse y est trop patente -, à savoir la difficulté de vivre et d’aimer, ce qui veut strictement dire la même chose. Séparation, clivage des êtres dont le triangle noir accentué souligne l’évidente condition. De l’homme biffé d’un trait de sang à la femme dont seule la broussaille indistincte des cheveux se manifeste, il y a comme une impossibilité de rencontre. Cette rencontre qui, nous portant au-dehors de nous nous dispose au monde. Donc à l’être. Ici se justifie le titre de l’article : l’homme-parlant à partir de son Soi exilé par essence de ce Vous qui lui fait face en son énigme et qui, toujours, est dessaisissement de ce qui est à appréhender afin de ne pas demeurer un signe vide de sens. En son temps, c’était cela même qu’énonçait la belle sentence d’Hölderlin : "Un signe nous sommes, privé de sens ». Car le sens ne s’actualise jamais qu’à la mesure de notre relation avec les choses, les hommes, le monde. Cela nous le savons mais, souvent demeurons dans le confort de notre propre citadelle. Il fait si chaud dans l’ego quand souffle le vent de la terreur !