Photographie : Céline Guiberteau.
« Le monde aurait pu être aussi simple que le ciel et la mer ».
André Malraux.
Cela faisait une éternité qu’Adam marchait sur la surface rugueuse de la Terre. Il avait franchi des vallons verdoyants, longé des falaises blanches, s’était faufilé parmi les herbes mouvantes des savanes, connu des forêts de bouleaux, aperçu le sol gelé de la taïga, traversé le lacis des mangroves sans qu’il rencontrât la moindre présence humaine. De cela, de cette désertion du monde, il s’étonnait mais sans ressentir angoisse ni contrariété. Se reportant à la Genèse, pourtant, il y retrouvait la trace de sa généalogie, celle des descendants dont il avait commencé l’épique lignée. Ainsi, sur la falaise de son front, en lettres bibliques, s’énonçaient les Caïn, Abel, Hénoc, Irad, Mehujaël, Metuschaël, Lémec, mais ceci se perdait bientôt dans une brume compacte comme celle qui enveloppe les tourbières et les nimbe de mystère. A dire vrai, Adam, bien qu’il ne fût père indigne ou procréateur indifférent, se distrayait de la suite de ses héritiers comme on abandonne un jouet d’enfant dans l’anonymat d’un coffre envahi de ténèbres et de poussière. Un vague trait sur le livre de la mémoire, quelques mots faisant leur faible lueur de mèche d’amadou sur le point de s’éteindre.
Cependant, une lueur dépassait la clarté de toutes les autres. Cette brillance, ce feu d’artifice, ce sillage de comète avait pour nom EVE, vive lumière qui faisait dans le ciel d’Adam une infinie gerbe d’écume. Elle nappait les lointains d’une clameur jamais aperçue jusqu’à ce jour. Elle métamorphosait la nuit en crépuscule ou bien la décolorait en dévoilant les hanches souples de l’aube. Une image persistait avec une belle insouciance dans la conscience d’Adam avec la vigueur qu’a une ritournelle à vriller la tête d’un jouvenceau en quête de sommeil que le matin surprend dans la même agitation que la veille. C’était l’image du Paradis qui diffusait ses toxines dans le sang d’Adam, le portait à ébullition telle une lave rubescente qui conduisait l’entièreté de son corps à la limite de l’incandescence. Ce qu’il voyait, ceci : un paysage qui semblait tout droit sorti de l’imaginaire d’un enfant innocent ou bien du rêve d’un peintre fou. La terre y était une succession de lentes ondulations vertes comme l’eau, qu’au loin, cernait la pente bleue d’une montagne. Quantité d’animaux s’y prélassaient dans des postures qui ne manquaient de l’étonner : loups si dociles qu’on eût pu les accueillir dans la conque ouverte de ses bras, félins pris de mansuétude, camélidés au sourire béat, symphonie d’oiseaux au plumage arc-en-ciel qui, perchés sur les plus hautes branches d’un arbre plus symbolique que réel, lançaient en direction du ciel leurs chants polychromes. Tout était si beau dans la simple mesure du jour, dans le rythme unique de l’évidence. Tout était fruit, tout était pure donation que les mains d’Adam pouvaient saisir à loisir, surtout ce corps si délicat de sa compagne, cette sublime terre d’argile dans laquelle s’imprimait la rumeur de la lumière, le prodige de la musique, la volupté d’une gourmandise fondant contre l’exquise ogive du palais. C’était de ce rayonnement, de cette plénitude dont le premier parmi les hommes était atteint, flamboiement qui, jamais, ne devait s’éteindre, brasillant sous la cendre dans les époques d’effroi et de stupeur. Les Existants ne savaient rien de ceci, de cette pure joie originaire qui les traversait de la fulgurance de l’éclair et c’est pour la simple raison qu’ils l’avaient oubliée que s’allumaient aux quatre coins du monde, guerres et infamies de tous genres. Sans doute était-il temps de frapper aux consciences, en ces jours de disette morale, afin que quelque chose comme un sens pût émerger de l’atonie universelle. Mais ce discours sur la misère du monde est, en quelque sorte, périphérique. Ce qui est à accentuer dans l’attitude d’Adam, c’est cette manière d’absence qu’il constatait à la vue du Paradis, dont beaucoup sans doute s’étonneront, et cette vacuité qui entamait son âme neuve se disait en termes de « manque océanique » - en éprouvait-il le sentiment vertical dont Romain Rolland avait fait, en son temps, l’apologie ? -, ce manque qui se distillait en vagues et en flux, en reflux et en dunes : la MER était la pièce manquante du puzzle ontologique et cet oubli divin forait loin à l’intérieur du corps, laissant une lande de sable et d’ennui.
C’est un matin comme les autres avec quelques écharpes de brume et le soleil qui se pose avec lenteur sur les choses révélées. Adam, que sa longue marche a porté aux limites de l’épuisement, chemine sous le couvert des pins maritimes. C’est étrange ce qu’il sent, cette odeur iodée qu’il ne connaît pas. C’est étrange ce qu’il entend, ce bruit sourd de cataracte, ces coups de gong répétés qui, périodiquement, frappent et font vibrer le socle de la Terre. C’est étrange ce vent qui agite la tête des grands conifères à la manière d’une chevelure que traverseraient d’invisibles doigts célestes. Le sentier monte parmi les touffes discrètes des euphorbes, les pommes brunes des pins et les coulures de sable pareilles à de minces ruisselets. Bientôt le haut de la dune, son balancement immémorial, sa mouvance maternelle, son abri pour le voyageur égaré. Soudain la vue est immense et le regard se déplie jusqu’à l’horizon avec la même amplitude qu’une pensée accordée à la joie. La mer est là, étendue dans le calme et la majesté. La mer sous le ciel gris, la mer faite de bandes irisées, de fragments de lumière, d’éclats de verre, de brillances de porcelaine. La mer qui vient de si loin qu’elle n’a plus la mémoire de ses origines. La mer-langage que traversent les mots en noir et blanc, leur intime clignotement sur la page sans fin alors que l’horizon, toujours, recule, disparaît et se recompose dans le basculement des heures. Une voile est au loin qui fait son triangle blanc, étonnant sémaphore de la présence humaine qu’Adam suit des yeux longtemps, conscient de n’être pas seul sur la courbe infinie de la Terre. Un de ses mystérieux descendants vogue vers son destin, celui qui s’inaugura sous les vents alizés du Paradis. Puis la plage, cette pellicule cendrée toujours en mouvement, vrillée du trou des vers, où se creusent des gorges et des courants attirés vers la démesure du large. La lumière crépite sur les arêtes de mica, la lumière dessine ses arabesques, ses bandes alternées de présence et de retrait, ses surgissements et ses abandons. Adam est fasciné. Adam est conquis jusqu’en son centre. Voici maintenant qu’il comprend cette phrase étrange qui habite sa tête depuis que les idées y font leur turbulent carrousel : « Le monde aurait pu être aussi simple que le ciel et la mer ». Oui, que le « ciel et la mer ». C’est l’absence de « la mer » qui avait fait du Paradis une terre d’incomplétude. C’est pour cette unique raison qu’Eve - cette figure marine si proche de la plénitude de l’eau -, avait quitté son site originel pour rejoindre un ailleurs et cet ailleurs est là, devant les yeux d’Adam émerveillé, tout contre une touffe d’oyats aux cheveux lissés de vent, lente ondulation pareille à la courbe infinie de la dune. C’est si troublant, soudain, ce dévoilement d’une vérité qui brille jusqu’au dôme infini du ciel. Et cette vérité s’énonce de cette manière : une falaise blanche doucement incurvée, une anse pour accueillir le marin, l’esquisse d’un golfe pour dire le tremplin existentiel. Le repos est là, dans cette intime parenthèse que toujours nous cherchons, nous les descendants d’Adam, nous les égarés sur Terre qui avons notre attache, ici, dans ce rythme portuaire que toujours nous habitons sans toujours l’apercevoir, qui se nomme dans la discrétion et nous porte au-delà de nous dans le sublime voyage d’être. Ici est notre lieu !