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17 mai 2015 7 17 /05 /mai /2015 09:09
Conscience lumineuse d’être-au-monde.

Photographie : Sophie Rousseau.

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on sait que l’on n’ira pas plus loin, qu’en quelque sorte le voyage est fini. Peut-on dépasser la plénitude ? Peut-on aller au-delà d’une explication profonde avec ce qui nous fait face, retourner parmi les hommes et rêver d’une plus entière communion avec ce qui s’est ouvert dans la révélation ? Peut-on avoir connu l’intime du soi et vouloir encore transcender l’expérience afin d’habiter plus loin que l’événement, de connaître encore plus avant ?

On a beaucoup marché sur la croûte de la Terre, on a dépassé les habitations des humains, les derniers sur ce sol du non-retour, on a vu les fumées grises des cheminées se dissoudre dans la cendre du ciel. On a vu le vol courbe des oiseaux célestes, leurs voilures blanches pliées contre la vitre opaque du ciel, leurs rémiges balayant la glaise souple des nuages. On a vu les roches noires plonger dans l’eau des abysses, s’y perdre dans le mystère du jour ou bien de la nuit. Car l’on ne sait plus très bien sur quel versant l’on se situe, quelle position l’on occupe sur le balancement du nycthémère. Tout est si confondu dans une même harmonie. Et puis qu’importent le soleil de minuit, la Lune faisant son mystérieux gonflement dans le ciel laiteux qu’une encre traverse de sa décision souveraine ? Est-il utile d’établir des distinctions, de dire l’ombre et la clarté, le noir et le blanc, le continu et le discontinu ? Est-il utile de jouer au jeu des catégories et de scinder le réel en ce qu’il n’est jamais, à savoir une partition de l’être ?

On est là, sur la plus haute colline du savoir, dans la plus grande des solitudes qui se puisse imaginer. Les autres sont loin qui vaquent à leurs occupations, leurs yeux rivés sur la tâche à accomplir, le destin à faire avancer dans le créneau étroit des heures. Alors l’hébétude est grande qui saisit les hommes et leurs yeux sont hagards, infiniment dilatés sur l’effroi de vivre toujours, d’exister parfois. Et leurs mains griffent l’ouate de l’air et tissent d’infinies théories d’irrésolutions. C’est comme d’avancer dans un labyrinthe de verre aux mille reflets et de n’en jamais trouver l’issue. La peur gangrène le ventre et les membres sont roides de ne pouvoir agripper le réel qui, constamment, est en fuite. Dans les maisons de carton, dans les cannelures des rues, dans les boyaux où glisse le mufle stupide de trains aveugles, la communauté des cloportes fait du surplace, croyant avancer vers la félicité, le repos éternel et le langage lénifiant du bonheur fait entendre sa petite comptine de finitude et la locomotion fait ses minuscules entrechats auxquels seule la mort mettra un terme puisqu’il en est ainsi de l’humaine condition.

On est là, face à l’immensité, dans la simplicité d’être et de connaître. L’horizon est sans limite, tendu jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’au chant multiple des étoiles. Le ciel est si vaste qu’il se perd quelque part dans l’éther impalpable avec son ébruitement de source. Les roches de lave noire coulent sans peine jusqu’au socle de la Terre, seulement éclairées par les yeux aveugles des baudroies et les fouets lumineux des poulpes géants. L’eau est gonflée de lumière, ruisselante de clarté, semblable à un ruban d’or faisant, à l’infini, sa broderie invisible. Tout est si immensément étendu, posé là devant le globe phosphorescent des yeux. Il n’y a plus de frontières, de distinction entre soi et le monde, entre le monde et soi. Une seule respiration ample, une unique chorégraphie, un étonnant pas de deux dans le glissement ininterrompu des choses. Plus besoin de théories ni de mécanique positive pour poser l’équation de vivre, pour bâtir les murs d’une lourde et encombrante cosmogonie. Tout coule de source, tout va de soi vers l’avant dans le flux de l’immédiateté, de la spontanéité.

C’est comme une inversion du temps, une rétroversion de l’espace, tout remontant jusqu’à l’origine, aux paroles fondatrices de l’être. Jusqu’ici, le temps, nous en faisions un mécanisme séparé de notre propre réalité, un empilement de rouages complexes dont on ne pouvait saisir le sens logique, la mathématique rigoureuse. Mais voilà que le temps et nous = le même. Nous étions un sablier faisant couler vers l’aval les grains de silice de son existence et voici que nous sommes devenus clepsydre, mais clepsydre inversée aspirant le fluide aquatique, en confiant le beau reflux aux heures primitives qui furent le berceau de notre naissance et bien au-delà encore, jusqu’à ce mince filament qui se perd dans la poésie initiale, dans le commencement de la parole. Le temps, c’est nous. Nous pensons le temps et, aussitôt, il se temporalise, c'est-à-dire qu’il prend sens et réalise la seule effectuation qui soit, celle de nous livrer une partie du mystère de figurer, ici, dans cette durée qui nous est octroyée dont l’instant est l’éclair qui illumine l’ensemble de notre parcours.

L’espace, cet insaisissable qui fuit au-devant de nous à mesure que nous avançons et semble toujours se reconstituer de nouveaux sites conquis dans l’aire infinie de la nature, l’espace c’est nous, c’est seulement nous qui projetons notre vision dans les contrées qui nous visitent et nous disent notre être, la quadrature que nous occupons dans la complexité du monde. Nous regardons l’espace et voici qu’il s’espacifie, qu’il se met à nous parler et à entrer avec nous dans le mode d’une familiarité. Nous regardons le monde et voici qu’il se mondifie, nous traverse à mesure que nous le traversons. Nous participons au monde et participons de lui comme l’arbre s’enracine dans le sol et s’élève à partir de son socle dans l’éther qu’il s’approprie comme sa réalité la plus vraisemblable.

Nous regardons le monde et sommes, de la même façon, regardés par lui. A la fois voyants et vus dans ce double mouvement qui nous porte en direction des choses et qui porte les choses en direction de ce que nous sommes. Notre relation à l’être-du-monde est de nature dialogique, nous sommes en présence de ce qui n’est pas nous, de la même manière que l’altérité - les autres, les choses, les objets à connaître -, vient à notre encontre dans la plus pure évidence qui soit. Ce ciel chargé de nuages, cette lumière céleste qui filtre au travers, le dôme brillant de l’eau, la meute noire des rochers ne surgissent pas d’eux-mêmes par la décision d’une pure autarcie, par la volonté de quelque absolu. Les visant de l’intérieur de ma conscience, c’est moi qui les fais paraître et les porte au jour de la connaissance. Je ne suis moi, dans cet instant de l’émerveillement contemplatif, qu’en raison de celui que je suis qui regarde le monde et l’installe dans sa parution. Nous avons partie liée avec le monde comme le monde s’accorde à nous dans la plus pure des réalités qui soit. Plutôt que nous ne connaissons le monde, nous « co-naissons » avec lui dans le même mouvement apparitionnel qui le fait être dans le même empan qui me révèle à moi-même. C’est cela le miracle de la vision, le prodige d’être-le-là qui fait droit aux phénomènes alors que ces derniers, les phénomènes, nous installent dans notre être et nous y maintiennent afin que nous en prenions acte. C’est cela exister, se tenir en-dehors du néant et assurer cette transcendance le temps qui nous est alloué par notre propre destin. Regarder les choses, toutes les choses, mais aussi bien ce paysage, c’est faire siens, depuis la dimension prodigieuse de la conscience, aussi bien ce ciel en s’y dissolvant, aussi bien cette eau en s’y immergeant, aussi bien ce rocher en plongeant dans la mémoire de sa lave. Que serions-nous si nous n’étions atteints de ce principe de luminescence, d’irradiation qui révèle le monde dans sa plénitude ? Que serions-nous sauf ce statique immanent disparaissant à même les choses dans la densité de leur incompréhension, cette dernière entraînant la nôtre par simple effet d’analogie ?

On arrive là, tout au bout de la presqu’île du monde et l’on repart avec, en soi, l’expérience d’un avoir-vu, d’un avoir-su qui nous métamorphose en notre fond. Nous étions arrivés avec notre peau de saurien primitif, avec nos écailles qui ralentissaient notre marche et dissimulaient à nos yeux la beauté du monde. Le paysage sublime a réalisé, en nous, le « frémissement du passage », tel le rite du même nom au cours duquel l’adolescent accède à la société des adultes qui l’initie à ses secrets. L’exuvie a eu lieu. Nous repartons et laissons, derrière nous, cette inutile et encombrante guenille, témoin d’un temps de régression et de fermeture. Notre peau est neuve, rutilante, prête à accueillir la pluie de phosphènes de la connaissance. Plus jamais nous ne regarderons comme avant. En bas, dans la vallée, dans les plis ombreux de la ville, dans les corridors des rues sont les lents mouvements, les reptations mondaines qui font la marche lourde des hommes. Nous leur dirons la nécessité d’un regard juste, d’une marche accomplie en direction de ce qu’il y a à voir, à connaître. Ensuite nous regagnerons notre couche avec les yeux rivés aux étoiles. Nous ne saurons plus vraiment quelles sont nos limites, où nous commençons, où s’arrête l’univers, s’il s’arrête jamais. Notre sommeil sera un rêve éveillé. Le monde, nous le tiendrons entre nos mains éblouies et nos yeux seront brillants comme des constellations. La seule façon d’être-au-monde !

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