« Etude -2015 »
Œuvre : Gilles Molinier
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C’est un matin dans la profération première du monde. Juste une faible avancée de la lumière et le silence soudé à la terre. Les mouvements ne sont encore que de lourdes reptations, blanches racines prises dans la gangue d’argile. Sans doute n’y a-t-il pas d’homme sur terre et le jour est pareil à un enfant au seuil d’un songe. Comme une écume descendant du ciel, une nuée de cendres, la clarté est effleurement, chuchotement et rien ne pourra paraître qu’à la manière d’une déchirure et les yeux, alors, seront inondés de phosphènes jusqu’à la brûlure, à la douleur.
Mais il y a encore cette sublime parenthèse avant que l’étoile blanche ne décolore les consciences, ne les fasse éclater à la façon d’une bogue trop pleine. Les déplacements seront hagards et les mains tendues vers l’avant, dans l’attente de la chute. Le plein du jour, c’est toujours cela, l’excès de parole, la surabondance du geste et la perdition dans la faille étroite du doute. Mais peut-on vraiment exister - c'est-à-dire s’extraire du néant -, dans ce tumulte qui ne laisse de soi qu’une silhouette incompréhensible ? Lumière contre lumière. Lumière de l’homme contre lumière du temps. Comment faire phénomène, alors que tout s’inscrit dans la démesure, que tout s’efface et se confond dans un cruel bavardage ? Comment être et persister à dresser contre le ciel son effigie de carton ?
Je m’appelle Sylvestre. J’ai sept ans. L’âge de raison. A mi-chemin entre l’intuition, le surgissement des choses et le concept, la mathématisation de l’univers. Les choses je les vois, par exemple la rose qui déplie ses pétales ; les choses je les soumets au filtre de l’entendement. Autrement, comment se distinguer de l’animal « pauvre en monde », de la pierre « sans monde » ? La rose, d’abord, je la sens se déplier en moi, là, dans le feu de l’ombilic. Elle fait ses multiples avenues, ses lents dépliements, elle aimante mon regard et je me perds en elle, tout comme elle se perd en moi. Entre nous, précisément, il n’y a plus « d’entre », seulement une communauté de vie, une même profusion en direction du monde. Puis, quand l’éclosion a eu lieu, que le bouton est devenu fleur, je m’amuse au jeu des métaphores. Je dis : « La rose est mise en musique de la croissance ». « La rose est soleil pour l’âme ». « La rose, pareille au cosmos est une leçon pour l’homme. Il faut la cueillir dans la fleur de l’âge et ne point la laisser faner. » Mais je m’aperçois que je suis passé de la métaphore à l’allégorie, comme l’on passe de l’esthétique à l’éthique. On regarde une chose, simplement avec ses sentiments, avec sa perception immédiate puis, soudain, c’est l’esprit qui s’en empare et la façonne selon les infinies combinaisons de la connaissance, les singularités de l’art, les exigences de la conscience, la pureté d’une morale.
Je m’appelle Sylvestre. J’ai sept ans. L’âge de raison. Certains disent : « l’âge de la folie ». Oui, ils ont raison et tout comme Erasme de Rotterdam, je fais « l’éloge de la folie » pour la simple raison que c’est elle qui nous pousse au crime de penser alors qu’il eût été si confortable de se laisser enclore dans la nacre des pétales et de dériver dans des rêves d’azur. Je m’appelle Sylvestre. J’ai sept ans. Je vis dans la folie du monde. Mais voici. Un jour je monte tout en haut de la colline, là où est le « prodige du temps ». C’est le nom que j’ai donné à ce grand arbre qui regarde le paysage depuis ses yeux millénaires. Je le vois et nous voguons à l’unissons comme si tout, soudain, devenait perceptible et s’éclairait jusqu’au tapis de rhizomes, loin, là-bas dans les profondeurs terrestres. Je suis la blanche racine, ce ruisseau temporel qui s’extrait du néant pour bientôt surgir dans le lieu des hommes. Les hommes, je les vois tapis dans leurs sombres terriers, à la courbure du fleuve, ce ruban d’argent sur lequel ils dérivent, les mains pleines d’effroi de n’en pouvoir saisir les nuées de gouttes. Et, cependant, ils vieillissent et leur casque brun, bientôt chenu, les pousse vers la tombe à leur corps défendant. Ecorce, je me hisse lentement vers le haut, pleine de fissures, de boursouflures, de plaies et d’excoriations, de bubons et de boules de gale. Les nombreux, en bas, je les entends rire de mes afflictions. Mais se rendent-ils au moins compte que les bubons qu’ils aperçoivent à même ma croissance, ils les ont attachés à leur âme et ne les voient même pas ? Rameaux je m’étends dans toutes les directions de l’espace et mes feuilles sont les yeux par lesquels j’aperçois les beautés du monde. Ma vue est omnisciente et, telle un kaléidoscope, je perçois aussi bien les vertus que les insuffisances. Ô combien les égarés souhaiteraient disposer de cette sublime faculté d’apercevoir tout d’un seul et même empan du regard. Il faut dire, leur vue de cyclope les circonscrit à leur propre colline de chair et l’horizon est celui de leur peau. Efflorescences terminales, je tutoie le ciel et c’est la merveilleuse pluie d’absolu qui couronne mon insatiable curiosité. Celle des erratiques ne procède que de proche en proche et la rumeur est sourde qui ricoche sur la citadelle de leur corps.
Je m’appelle Sylvestre. J’ai sept ans. L’âge de raison. Certains disent : « l’âge de la folie ». Oui, cette belle folie de l’arbre, cette majesté en acte, cette image d’éternité et de sagesse, c’est celle-là dont je veux faire l’offrande aux obscurs afin que les visite la lumière.
Je m’appelle Sylvestre. J’ai sept ans. Je suis cet arbre jeune qui attend de devenir. Ouvrez les mains, je vous apporte le chant du ciel et de la terre. Je vous apporte les noces éternelles.