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22 avril 2015 3 22 /04 /avril /2015 08:00
Polyrythmique de l’encre.

« Encre de Chine. »

Œuvre : Sophie Rousseau.

Se confronter à l’œuvre, c’est toujours se confronter à soi. Il existe, au début, l’instauration d’un « pólemos » entre le regardant et ce qui est regardé. Autrement dit d’un combat, d’une tension, d’un affrontement dont devront sortir aussi bien l’œuvre que l’âme de son vis-à-vis. Deux mondes dont il faut assurer l’existence en les installant dans une mutuelle rhétorique. Indispensable que s’établisse un échange à partir duquel être sans ambiguïté. L’œuvre parlant à l’homme. L’homme s’adressant à l’œuvre. Nous visons l’encre et nous sommes déstabilisés. Dans un premier jet de la vision, c’est d’un fourmillement indistinct dont nous sommes les témoins. Une manière d’Ultima Thulé, de territoire à découvrir qui préexistait à notre prise de conscience mais se présentait dans le genre d’une terre vierge. De notre regard, d’abord. De notre compréhension ensuite et de notre explication à son sujet.

Depuis l’aire de notre corps, ce cosmos disposant de ses propres lois d’organisation, de sa quadrature existentielle, nous observons cela même qui se dévoile comme chaos. Nous sommes submergés. Nous voyons l’encre et cherchons immédiatement des points d’appui. De quoi s’agit-il effectivement puisque, en effet, ce spectacle de l’œuvre nous est inhabituel ? Pourrions-nous rapprocher ces singulières taches de quelque chose que nous connaissons ? D’un paysage par exemple. Et si notre hypothèse est fondée, de quel paysage s’agit-il ? De sombres cumulus faisant, dans le ciel, leurs ombres denses ? Ou bien, ne serait-ce pas l’image de l’océan, ses vagues hauturières, ses éboulements blancs à la limite de la plage ? Nous ne sommes réduits qu’à des conjectures et ne sommes assurés de rien puisque tout semble en fuite à mesure que nos perceptions progressent dans l’ordre d’une possible connaissance. Mais avons-nous au moins cheminé correctement afin de savoir ? Nos prémisses établies sur les lois de la représentation - un sujet observant un objet -, étaient-elles à même de nous délivrer une perspective sémantique avec laquelle bâtir un projet permettant de se saisir de l’œuvre d’une façon adéquate ? Aucune certitude à ce sujet.

Alors il nous faut inverser les lois mêmes qui nous conduisent au-devant de l’œuvre. Nous attachant à la seule perception, nous commettons l’erreur fondamentale de confondre signe et forme. De ces taches, en réalité, nous n’avons perçu que des signes, c'est-à-dire des lexiques intentionnels que l’artiste nous aurait adressés afin que nous prenions acte de sa vision du monde. Alors qu’il était nécessaire de ne discerner que formes sur formes, ces propositions plastiques accomplissant leur propre destin du-dedans même de ce qu’elles sont, à savoir des rythmes et des tensions, des éclatements et des retraits, des dialectiques abruptes, des harmoniques sans fin, des ouvertures et des cèlements. C’est de l’intérieur même de ces apparitions, de ces phénomènes que l’œuvre surgit comme son propre déploiement, sa puissance d’ouvrir un monde. Elle agit comme une simple intonation, comme une voix faisant s’élever un chant polyphonique, comme un hymne accordé au balancement du monde.

Polyrythmie. Intensément. Ici, le rythme qui transparaît sous l’encre et l’amène à sa propre profération, c’est, tout simplement, le rythme ontologique de cela même qui vient à notre encontre, le rythme existentiel qui, partout présent, nous traverse de la même manière que nous le traversons. C’est un fluide constant, un libre échange pathique qui fait surgir l’émotion, nous exonérant des forceps du concept, de l’aridité du principe de raison. Entre l’œuvre et nous rien qui sépare, rien qui abolit et pourrait reconduire à l’existence de monades séparées, cloîtrées dans leur autisme. Nous sommes à l’œuvre comme l’œuvre est à nous. Elle diffuse en nous alors que nous nous répandons en elle. C’est, d’abord et avant tout de passage dont il s’agit, de mouvement, de convergence des métabolismes. Nous sommes l’œuvre. L’œuvre est nous. Fusion des rythmes, des grands rythmes universels aussi bien qu’anthropologiques.

Dans la densité de l’encre, dans sa nuit souveraine, ce sont les blancs - le silence, la mutité, le recueil à partir desquels toute parole peut survenir et rayonner -, les blancs, les vides qui font se dilater et exister l’œuvre qui se donne au monde tout comme elle se donne à nous dans un même empan de manifestation. Alors, comment s’étonner de tous ces rythmes fondateurs de l’œuvre ? Ils sont les rythmes du cosmos, les nôtres, ceux des choses qui surgissent entre ciel et terre. Le jeu des blancs et des noirs, c’est le jeu du monde. La dynamique qui tient tout en suspens est la même que celle qui sous-tend la diastole-systole de notre cœur, met en opposition le balancement du nycthémère, le mystérieux clignotement du jour et de la nuit, de l’ombre et de la lumière. Le jeu subtil, c’est celui de l’inspir-expir qui gonfle nos alvéoles et porte témoignage de cet éther qui nous fait tenir debout. Le jeu, c’est notre cheminement sur la route de poussière, laquelle fléchit sous chacun de nos pas, constant martèlement de l’espace qui s’ouvre en temporalité et nous porte au-delà de nous-mêmes vers l’horizon de notre vie.

Par essence, notre vie est ce rythme complexe qui s’allie aux autres rythmes dans la plus belle des signifiances qui soit, celle d’une transcendance à faire s’élever, du blanc au noir, du noir au blanc, afin que le cercle de l’immanence ne se referme sur nous. Que l’encre de l’artiste « représente » - éternelle tentation de la vision métaphorique du monde -, le ciel chargé de nuages ou bien les flots venant de loin à notre rencontre, peu importe. C’est nous qui faisons le chemin, cette errance singulière qui ne se vêt jamais que de cet éternel clignotement entre les valeurs extrêmes de notre perspective humaine, la blanc de la naissance par lequel nous sommes au monde, la noir de la finitude par laquelle nous nous en absentons. Le sens, tout sens est inscrit dans cet intervalle. Nulle part ailleurs.

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase

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