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13 mars 2020 5 13 /03 /mars /2020 11:47
Belle d’une autre époque.

« Bistro » - 1909.

Edward Hopper.

Source : Ciné-club de Caen.

Un train de nuit, c’est toujours un mystère, un genre de voyage à l’aveugle avec, parfois, des illuminations aussi brèves qu’intenses. Vous étiez montée à Limoges, dans cette gare néoclassique des Bénédictins, art nouveau tardif en même temps qu’Art déco, comme si votre étrange vêture voulait consoner avec une époque révolue. C’était tout de même assez étonnant cette coiffe d’antan, cette vaste robe noire dans les plis de laquelle vous vous perdiez. Quant à votre façon de vous exprimer, elle était affectée et dénotait un grand souci de vous dissimuler derrière une rhétorique d’apparat. Vous êtes entrée dans un compartiment contigu au mien. Sous la lumière violette du plafonnier vous figuriez à la manière d’une ancienne courtisane partant rejoindre son amant. Etiez-vous l’épouse d’un notable qu’il ne fallait pas éclabousser à l’aune de quelque scandale ?

C’est aux environs de Vierzon, parmi les étangs solognots et la théorie des bouleaux blancs que vous êtes sortie dans le couloir. J’y étais depuis un moment, fumant rêveusement face au charmant paysage sylvestre. Je vous observais à la dérobée, espérant malgré tout lier conversation. Cependant je dus renoncer au fait d’entendre votre voix bien longtemps. Me souciant de la destination de votre voyage, je n’obtins que quelques réponses elliptiques, que de rares mots sibyllins lâchés du bout des lèvres. A l’évidence vous étiez d’un autre monde et ne souhaitiez nullement vous laisser distraire par un quidam. Les hasards de la rencontre étaient-ils, sans doute, trop prosaïques à vos yeux. Je m’étonnais de vous voir fumer, aspirant de longues bouffées, rejetant vers le ciel du train des volutes bien ordinaires. N’étiez-vous pas, simplement, une « femme du peuple » en goguette, une cabotine qui souhaitait briller au-dessus de son habituelle condition ?

Arrivés à Paris au petit matin, je vous perdis bientôt au milieu des remous des passagers et des bruits qui couraient sur les voies, parmi les aiguillages. Bientôt, pris par le rythme de la ville, je ne pensai plus à vous. Vous étiez simplement cette image surranée échappée d’un magazine de mode, image qui, bientôt, ne serait plus qu’une cendre perdue dans le gris des jours. J’étais descendu dans un hôtel de l’Île Saint-Louis, à quelques pas des boîtes vertes des bouquinistes, bien décidé à trouver ce que je cherchais : quelques photographies de la Belle Epoque qui devaient nourrir l’imaginaire de mon prochain roman. Levé tôt, le lendemain, je flânai un instant le long du Quai d’Anjou dans une lumière aussi belle qu’irréelle. J’aimais Paris d’un amour exigeant. J’aimais l’Île d’un amour passionné. La voir, la longer suffisaient à mon ravissement. Arrivé au milieu du quai, à la hauteur du Pont Marie, deux inconnus à la terrasse d’un bistro consommaient une boisson. Une femme vêtue de noir dont l’habit austère contrastait avec la tenue plus légère, colorée, d’un tout jeune homme, était en grande conversation avec son interlocuteur. C’est dans un angle mort de la vision, avant de franchir le pont derrière lequel se dressaient, agités par un vent léger, les quatre chandelles de peupliers que je pris conscience de l’étrange tableau qui avait surgi devant mes yeux. C’était bien vous, l’étrange passagère du train de nuit, dans ce face à face qui ne pouvait être qu’amoureux. Un gigolo, une sorte de passager clandestin dans l’existence d’une bourgeoise de province. Avec le recul je comprenais mieux maintenant la réserve que vous affichiez. Sans doute aviez-vous peur d’être démasquée. Telle une aristocrate vénitienne à qui l’on aurait ôté son masque lors d’un carnaval galant. Je traversai le Pont Marie bien attristé de voir que les mœurs partaient à vau-l’eau. Bientôt les bouquinistes, bientôt leurs magiques boîtes vertes. J’avais besoin de cela, me plonger dans l’imaginaire et n’en ressortir qu’à la lumière d’une métamorphose.

Le bouquiniste était un vieil homme dont le visage heureux et ouvert était enchâssé derrière les cercles de minuscules lunettes. Il me faisait penser à la physionomie du très illustre Littré, mais dans une version plus joviale, moins portée à l’introspection. Je l’entretins bientôt du but de ma visite et me retrouvais avec une dizaine de magazines contemporains de la Belle Epoque : « Le Petit Echo de la Mode » ; « L’Illustrateur des Dames » ; « la Citoyenne » ; « Le Petit Journal ». Je m’assis sur un banc, étalai les revues et les feuilletai sur-le-champ. C’est dans un ancien numéro de « Vogue » que je découvris, au trait de pinceau près, la vision de celle que vous aviez été il y a un instant, installée face à votre supposé galant. La reproduction était de qualité moyenne mais j’y reconnaissais tous les détails de votre mode ancienne, les ombres portées sur le quai, les flèches des arbres dans l’eau claire du ciel. Sous la reproduction, la simple mention : « Bistro ». Edward Hopper - 1909. Décidemment, je tenais le sujet de mon prochain livre. Mais à quel prix ? Je repassai la Seine en sens inverse. Bientôt le Quai d’Anjou aux belles pierres couleur d’argile. Il n’y avait plus trace du Bistro et, bien évidemment, les silhouettes qui en longeaient la façade avaient fondu comme au sortir d’un mauvais rêve. La perspective de la rue se noyait dans un fin brouillard. Je suis rentré à l’hôtel. Le lendemain, dans le train à destination du Sud je ne me lassais pas de découvrir les images d’un temps qui ne semblait jamais avoir existé. Bientôt nous dépassions le campanile de la gare de Limoges-Bénédictins. L’ombre en gagnait l’architecture, la détourant à la manière d’une robe nocturne aux plis généreux. Bientôt les lacs du limousin, le vert adouci de l’herbe, les taches couleur de thé des vaches limousines. Je fermai les yeux sur le paysage si doux, empreint d’une belle nostalgie. Nous vivions une belle époque. Assurément, une très belle époque !

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