Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
8 novembre 2014 6 08 /11 /novembre /2014 09:08
La violence du temps.

Œuvre : Elsa Gurrieri – Peintre.

Sur la face éclairée de la Terre le soleil faisait sa rutilance blanche. Il y avait beaucoup de présence, beaucoup de mouvements, gris, mauves, noirs comme des traînées de comètes. Beaucoup de sillages de feu, de gerbes de lumière. Beaucoup de fureur partout répandue. Les hommes, sous les bombes ignées du jour, n’avaient même pas revêtu leurs sclérotiques de vitres opaques. La pluie de phosphènes percutait violemment leurs yeux indociles, s’infiltrait par les vaisseaux sanguins dans le chiasma optique, fusait sur l’écran occipital avec des bruits de grenades explosives. Les hommes titubaient mais avançaient toujours, le coin de leur tête engoncé dans l’étoupe serrée des choses. Les hommes vivaient dangereusement, avec violence et les rapports des communautés, des tribus, des ethnies étaient des réseaux de fils complexes, des emmêlements de bâtons de dynamite, des amoncellements de bouteilles de nitroglycérine. Une manière de « salaire de la peur » qui les faisait progresser sur la plaque ondulée du sol, la peur au ventre, la sueur au front, leurs sexes piteusement réduits à des germes inféconds. Ils serraient le volant de l’existence avec hargne, les jointures de leurs doigts blanches, les mâchoires crispées comme celles d’un étau. Mais ils n’avaient cure de cela, de cette angoisse diffuse qui faisait son sillon acide entre la plaine de leurs omoplates, ravageait leurs poils hirsutes, conduisait leurs têtes à une calvitie de condor. Ce qui était urgent, surtout, avancer le plus rapidement, à la limite de l’explosion, du feu de Bengale, du grand chambardement pyrotechnique et aller au-devant de soi avec la volonté d’un charançon à forer sa bille de bois. Avancer pour avancer dans la plus grande cécité qui se pût imaginer. Mais regardez-les, ces humanoïdes rivés à leur tacot tintinnabulant, regardez-les alors qu’il est encore temps, avant que le grand feu nucléaire n’anéantisse tout dans une gloire de lumière, dans une éjaculation géante répandant partout ses gemmes de résine et il ne resterait plus que des membres pris dans des blocs translucides, des têtes tronquées, des bouches béantes, des lèvres tuméfiées, des langues apatrides, des dents déchaussées, des mentons troués par une glorieuse inconséquence.

En ce temps-là de la civilisation humaine, la grandiloquence avait jeté, dans toutes les directions de l’espace, ses scories ignées, ses bombes au napalm, ses geysers de soufre, ses diamants aux arêtes éblouissantes. La démesure nageait au milieu des mares d’hémoglobine, des lacs d’aporie, des mers plombées d’absurde. C’était l’après-Déluge, l’après effondrement des murs de Jéricho, l’après dissolution de la pensée, l’après parturition de la culture. Partout les vies moissonnées faisaient leurs champs de ruines, leurs pyramides ossuaires, leurs croisements thanatogènes. Il n’y avait plus place pour la parole, la conscience gisait en d’étiques nervures, les feuilles mortes de l’esprit flottaient dans les marigots de l’inconscience, les intuitions géniales poussaient leurs remugles putrides au fin fond des cours patriciennes, les gondoles de l’âme gisaient sur le sol gris des lagunes asséchées. Car l’homme avait vécu selon lui, ne se préoccupant jamais de vivre selon la Nature. Il avait confondu la sienne propre, sa nature minuscule avec celle, Majuscule, qui l’avait amené au monde et souhaitait qu’il y demeurât avec humilité et pondération. Le problème, c’était qu’Adam et Eve, aussitôt en possession de leur permis d’exister, avaient troqué ce dernier avec celui d’inhumer, détruisant sur le champ ce qui était confié à leur soin avec un simple projet d’avenir. En réalité, les premiers à fouler le sol de poussière ne rêvaient que d’une chose, le fouiller, ce sol, jusqu’à l’os, lui faire rendre raison, extraire de son corps disponible la substance qui le tenait assemblé, l’amener à une constante diaspora afin que les premiers bipèdes puissent étalonner la puissance de leur domination sur le monde animé aussi bien qu’inanimé. Une soif ardente, inextinguible de conquête, un appétit de domination qui les laissait en état d’inanition dès que le couvert était desservi, les plats rangés, la table hors de la vue.

Le grand dérapage, la faille dans la tôle ondulée du sol qui avait fait se choquer entre elles les fioles de nitroglycérine, provoqué la cataracte éblouissante, ç’avait été de conduire sans permis d’humanité, dans l’absence de tout libre arbitre, l’irrespect de soi, de l’autre, du monde. Au début, au tout début, à l’origine, il y avait eu une étincelle d’espoir, un lumignon de confiance en la vie, une faible lueur de catacombe orientant vers une possible liberté. Mais, malheureusement le périple avait tourné court, l’embardée avait eu lieu qui avait reconduit le convoi dans des fosses obscures, dans les oubliettes de l’Histoire. Maintenant on ne tutoyait plus que le néant de ses doigts gourds et boudinés, on ne forniquait plus qu’avec d’étranges paramécies, sans grand espoir qu’une génération pût, un jour, en résulter. Partout on promenait son regard d’idiot heureux, partout on laissait traîner les loques de ses mains, partout on poussait des petits vagissements en forme de mirliton. Partout était l’hurlante mutité qui se terrait dans les abîmes de la Terre. La grande faille du parcours humain avait consisté en ceci : transformer le temps géologique en temps anthropologique. Lorsque les considérations étaient horizontales, que les hommes pensaient dans la forme du dolmen, des plaines, des tabula rasa, tout était allé de soi. La faute, le piège dans lequel on avait fourré ses pieds bots avait simplement consisté en une inversion des valeurs. On s’était crus assez malins pour changer l’ordre du monde, on avait renversé la table naturelle, on avait élevé sa raison raisonnante, fait se dresser les menhirs de la conquête, s’ériger les vertus orthogonales, poussé le piémont afin qu’il devînt montagne, Himalaya aux sommets pris de vertige. Les tours hautaines cerclées de verre avaient proliféré sur les agoras des villes, les derricks avaient enfoncé leurs trépans chargés de haine dans les replis d’argile et de lave, on avait extrait avec fureur l’or noir, asséché les lacs, vidé les océans, chargé l’air de tonnes de scories venimeuses. On avait un trésor, on en avait fait des pépites de plomb qu’aucune alchimie ne métamorphoserait en or. On avait la vue, on lui avait préféré l’éblouissement, puis la nuit permanente et la marche du somnambule, les mains tendues vers l’avant, dans une progression pathétique. On pouvait prier, se prosterner devant les idoles, faire brûler des cierges en direction des icônes, invoquer Satan ou bien le bon Docteur Faust, les dés étaient lancés qui, jamais, ne remonteraient à la source. Les dés existentiels ne sont nullement des saumons. Leur loi est celle de l’entropie et de l’éternelle pesanteur qui les entraîne d’abord dans le site du peccamineux, ensuite dans le remords, parfois, jamais dans la rédemption. L’homme n’est religieux que par défaut, par faiblesse ou intérêt - il y va du salut de son âme -, rarement par conviction. Voilà, on était vraiment tombés de haut. Longtemps encore l’on n’aurait plus pour horizon que la semelle éculée de ses chaussures, la ciselure du rien. On n’avait même plus le recours au tacot bourré d’explosifs. Il fallait se faire à cette idée ou bien renoncer à être homme !

Sur la face ombreuse de la Terre, la nuit vient tout juste de basculer, portant encore avec elle des traînées de suie et des convulsions telluriques. Dans son cube de terre blanche, Saad s’éveille, étire son corps d’ébène sur la natte de paille. Le socle d’argile, il le sent en lui, lové dans le creux de ses reins, plié à la commissure des jambes, roulé en boule dans l’intervalle de ses orteils. Saad est couché bien à plat de manière à ce que sa peau inspire l’air du sol, sa longue mémoire, l’incroyable puissance qui s’y imprime depuis la nuit des temps. Le jeune enfant ne le sait pas à l’aune d’une connaissance bien établie par la quadrature de la raison, mais seulement dans la fuite longue d’une immémoriale intuition. La vérité n’est pas contenue dans le jour, l’éclatement blanc de la lumière, le rayonnement solaire. Ce sont les hommes qui ont inventé cela de toutes pièces afin de se rassurer. Toujours ils ont besoin de pérorer, d’argumenter pendant des heures, de ratiociner sur le moindre détail. L’arbre à paroles, sous le grand nim plein d’étincelles est le témoin de leur incontinent bavardage. Ce qu’ils prennent pour de la pensée n’est, à vrai dire, qu’un repli de la conscience, le refuge dans la lampe qui abolit tout, la croyance dans le phare qui dissout la peur, dilue l’angoisse, draine l’émotion jusqu’à assécher l’âme. Alors, dans le cœur des hommes, il n’y a plus la place pour le sang vermeil gonflé de sève bienfaitrice mais seulement la levée de cerneaux durs, desséchés, qui ne tiennent que le langage d’une orthodoxie mentale, d’une rigidité levée contre la douceur des choses.

Saad, dans sa tête juvénile ne tient pas ce genre de discours abstrait et un peu pédant. Ce sont seulement des idées en forme d’alizé, des courants d’eau verte bercés par les cheveux des algues. L’enfant à la peau couleur de nuit ne sait pas ce qu’il veut réellement dans l’aube de sa vie. Il sait seulement ce qu’il ne veut pas : les jugements hâtifs, l’exclusion de la beauté, l’abandon du simple, la domestication de tout ce qui croît sous le ciel, nage dans l’eau, parcourt les sillons de glaise. Ce qu’il veut c’est être lui-même sous la caresse de l’azur, le chant des étoiles, la fuite de l’eau dans les acequias de terre rouge. Ce qu’il aime : le glissement des hommes, houe sur l’épaule, dans l’ombre étoilée des palmiers, le bruit de l’outre de peau raclant la gorge sèche du puits, sa chute comme celui d’une pierre sur la surface lisse de la boue. Alors il s’assied sur ses pieds, s’enroule dans sa grande daara blanche où ses yeux tracent deux braises et regarde les jardiniers buter la terre, faire courir la sève de vie dans les boyaux gonflés de bulle, élever de minces digues de manière à ce que chaque plante puisse boire à satiété.

La violence du temps.

Et ce qu’aime Saad - son prénom est celui de la paix, du bonheur -, c’est monter en haut de la dune de sable et d’herbe encore habitée d’ombre longues, muni de son bâton qui instille dans les grains de silice la vibration de sa marche souple, attentive, dédiée à cette terre qui l’a enfanté et le verra mourir si la vie le dispose à cette joie simple. Là, à contre-jour du ciel qui commence à s’éclairer, alors que les tumultes de l’air dessinent des théories de nuages légers comme de l’ouate, l’enfant se pose, face à trois grands arbres dont il ne connaît ni le nom ni l’origine mais dont il jouit à simplement les observer, à les voir flotter dans la lumière levante, osciller lentement sous la poussée de l’harmattan. Certains jours, c’est une couronne de sable qui les environne de son voile translucide comme le cristal, certains autres les doigts agiles d’une fine brume, enfin, parfois, la pluie pareille à un rideau de perles. C’est bien, alors, de se laisser flotter infiniment, là, entre ciel et terre, d’écouter, en contrebas, le rythme clair des houes qui s’abattent en cadence, des fois le bêlement d’une chèvre, le frottement des cornes des bœufs bororooji contre l’enclos d’épines. Des fois, c’est la poussière couleur de sang et de feu qui les entoure et les arbres disparaissent presque, comme des flammes que des cendres dissimuleraient à la vue. Des fois Saad s’endort sous les feuillages épineux - s’agit-il d’acacias ? -, et alors il sent son corps souple glisser le long des racines, avancer dans les touffeurs de la glaise, rebondir sur les tapis de rhizomes, s’infiltrer parmi les mailles serrées des radicelles à la consistance de dentelles.

C’est si bien de vivre dans la donation humble du simple, la tête emplie des flux du monde. Car le monde ne s’absente jamais, c’est nous, les hommes, qui nous mettons en vacance des phénomènes qui parcourent la terre en tous sens. Nous ne savons plus les voir, aveuglés que nous sommes par notre propre ego, la considération de nos mains où pendent nos doigts comme d’inutiles pendeloques, des larves annelées impotentes et oublieuses du geste simple de la vannerie, du tressage, du jeu de nouer des herbes, de l’infini plaisir de rouler une bille de glaise souple qui, durcie au soleil, sera le plus beau présent que nous puissions recevoir. Car, voyez-vous, dans cette aire dévastée par un excès de raison calculante, par les profits à accumuler, par les miroitements aurifères, nous y perdons notre âme et notre corps se ratatine comme une vielle pomme de terre sous l’air sec des plateaux andins. Nous sommes devenus, au fil du temps, des outres vides aux flancs si resserrés que seul un mince filet d’air y circule, nous ne savons plus recevoir la main ridée qui vient échouer dans la nôtre, les cheveux blancs nous attristent alors qu’ils devraient nous émouvoir, l’arbre, nous n’en recherchons la compagnie qu’à l’aune de l’ombre qu’il nous procure, la montagne ne nous parle plus que du haut de ses pistes enneigées, la maison de son confort, la relation de sa convention. La source sous le frais des ombrages nous est un monde inconnu, la forêt nous effraie, la boue est une ennemie, le chemin herbeux l’obstacle à notre progression rapide.

Voilà ce que pourrait nous dire Saad dans son si beau langage - le tamazigh aux signes mystérieux -, si nous pouvions en comprendre la profondeur, en sonder l’âpre solitude, en révéler l’essence, y deviner l’empreinte de la laine nomade, le bleu des roches du Tassili où courent les animaux pariétaux, les traits et les pointes d’un lexique qui ne nous parle plus depuis cette mémoire longuement sédimentée, enfouie dans la roche primitive. Mais ignorant ceci, le primitif, c’est nous qui y avons accès dans le plus grand désarroi qui soit puisqu’il est à la mesure de notre généreuse inconscience. Alors, avec Saad, cet enfant de légende créé l’espace d’une fiction - il est aussi vivant que vous ou bien moi, soyez-en assurés -, avec tous « les gens de bonne volonté », asseyons-nous un instant sous l’arbre à paroles et écoutons enfin le chant du monde. Nous n’attendons que cela à défaut de le savoir !

La violence du temps.

Tifinagh : l'alphabet berbère de A à Z.

Source : Tamazightino.U

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher