Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
10 octobre 2014 5 10 /10 /octobre /2014 08:11
De soi, l’insaisissable.

Œuvre : Barbara Kroll.

Autoportrait le soir.

L’aube grise a disparu, laissant derrière elle des copeaux noirs, de fuligineuses écharpes, des concrétions de suie. Le jour est cette succession de rayures et d’oublis, de pluie oblique et de remous de l’âme. Soudain il fait si froid et la peau du monde s’est rabougrie à la taille d’une mémoire étroite, résiduelle. Comme si le passé ne s’inscrivait plus dans la diagonale des jours qu’à l’aune d’étranges interstices, d’étiques meurtrières par lesquelles ne coule plus qu’une faible clarté. Catacombes, remuements ossuaires, os blanchis résonnant de leur propre vide. On a beau chercher, essayer de trouver une peau, fût-elle fripée, parcheminée, on a beau fouiller mais la moelle est absente, mais les ligaments n’attachent plus que des desquamations vides et des membres disséminés. Alors commence une longue errance et nos pieds labourent le sol de nos tarses et métatarses usés, de nos cheminements cruciformes. Crucifixion en noir, clous plantés dans le derme, couronne d’épines et personne pour assister à ceci qui nous voit écartelés sur le plus haut rocher de notre Golgotha. Car nous sommes seuls et notre tragédie résonne dans le néant. Qui donc aurait la lâcheté de vivre et de dévisager notre propre mort sans même tenter de nous offrir une rédemption ? Nul espoir car les hommes, tous les hommes sont des Judas qui n’attendent que de nous planter une dague entre la bogue de nos omoplates.

L’humanité est ceci : une longue succession de céciteux n’apercevant ni leur propre profil, ni celui des silhouettes contiguës qu’ils frôlent sans même s’en apercevoir. Les hommes sont aveugles depuis leur naissance, consignés à la boule fermée de leur destin. Jamais ils ne sortent au plein jour, en pleine lumière afin de voir, autour d’eux, le monde dans sa pure beauté, mais aussi dans sa sauvagerie originelle. Car c’est ceci qui apparaît : l’existence est cet unique et irrémédiable combat qui décime les vivants avant même qu’ils aient pris acte de ce qu’ils sont, de leur avenir, des projets qu’ils pourraient hisser dans l’espace à la manière d’un estimable sémaphore. Essaient-ils de s’élever d’un iota au-dessus de la ligne d’horizon - à savoir se transcender -, et alors voici qu’ils sombrent aussitôt dans les galeries sans fin du non-savoir. Dans la soue primitive. Vous, moi, les autres, ne sommes que ces phacochères enduits de déjections, qui cherchent dans la soue la source de leur subsistance. Et qui ne voient qu’elle, la subsistance, et alors, nous, les hommes-phacochères, ne voyons que cela qui nous aveugle et nous fait survivre parmi la grande marée des hésitants et des procrastinés. Nous fouillons parmi les rhizomes, nous débusquons les tubercules, nous nous heurtons aux longs pieds des palétuviers, nous nous accouplons afin de poursuivre la lignée, nous nous couchons le jour, nous errons la nuit. C’est notre condition mortelle que de faire ceci dans l’inconscience et de poursuive cette éreintante recherche avec les yeux soudés de l’âme. L’âme est ce faible lumignon trouvant abri au sein de notre cuirasse de soies urticantes, en arrière de notre museau fouisseur, dans les replis et les rotondités de sombres barbacanes. Notre âme, jamais nous ne la verrons puisqu’elle est invisible. Notre âme, jamais nous ne l’éprouverons puisque nous poussons notre groin dans les cannelures de la terre sans même nous poser la question du fouissement, de sa finalité, de sa raison d’être en dehors de la nécessité de notre métabolisme basal. La sustentation en tant que sustentation. A cela, à cette occupation élémentaire, un museau suffit, des défenses, la truelle de la langue, le marteau des dents, le tube lisse de l’œsophage, la conque de l’estomac où s’amasse l’énergie vitale. Mais alors, nous les hommes-phacochères, nous pouvons nous dispenser de porter, dans la densité de notre fourrure, ces billes de chair qui se nomment « yeux ». Mais avez-vous seulement remarqué combien nos globes oculaires - qui devraient être notre gloire -, sont réduits à leur plus simple expression, simples billes étroites à la vision trouble, imprécise ? Hommes-phacochères, nous sommes réduits, dans notre quête du monde, à humer, toucher, goûter, entendre. Notre vision est par défaut, qui nous condamne à demeurer dans l’enceinte de chair, donc à une manière d’autisme foncier nous enjoignant de séjourner dans notre propre retrait. Eussions-nous eu une vue claire, un regard perçant, des pupilles aiguisées et alors c’est toute notre animalité qui, soudain, nous aurait abandonnés, nous livrant dans l’aire libre d’une humanité surgissant au faîte de sa parution. Car TOUT est contenu dans le regard. Aussi bien la conscience que nous avons de nous-mêmes, que l’aperception de l’autre qui, par un phénomène d’écho, vient renforcer notre présence à nous-mêmes, au monde identiquement.

Maintenant, il convient de relier notre rhétorique à la figuration de Barbara Kroll. Ceci qui vient d’être énoncé découle entièrement de cette proposition plastique, laquelle ne s’informe que sous les traits rapides d’une esquisse. Or, ce qui se montre, de prime abord, c’est rien de moins qu’une confondante désertification de la dimension humaine. Tout est dans la perte, le doute, la sombre immersion de ce qui pourrait parler et témoigner, voir et tendre vers l’autre les lianes de la communication. Figure zoomorphe si proche de ces phacochères dont nous venons de dresser le portrait sous des couches de boue et de rustiques motivations, ou plutôt, de simples déplacements placés sous la conduite primaire de l’instinct. Esquisse si informe qu’elle fait signe en direction d’un sombre primitivisme. Car rien n’est encore advenu qui posera l’homme comme l’épiphanie la plus haute. L’allure générale est celle, massive, hébétée, grossière de l’homme de Cro-Magnon, à peine dégagé de sa minéralité. La grotte est encore attachée à son illisible phénomène. Il n’y a pas de sensorialité et le visage - ou plutôt son absence - présente la mutité du galet, son impénétrable densité. De celui-ci, le visage, nous ne pouvons rien dire, pas plus que, lui, ne saurait proférer. Et cette blancheur sépulcrale, et ces épaules à peine plus formées qu’une diluvienne glaise géologique, et la fourche des mains avec ses brins pareils aux barreaux d’une geôle, et toute cette statique violemment abstruse, soudée, pliée dans sa gangue sourde, têtue, impénétrable. Hommes, nous n’y reconnaissons rien de nous, nous n’y percevons nullement l’amorce d’une existence. Nous sommes désemparés, privés de parole, démunis dans les mailles mêmes de notre intellection et notre sensibilité ne saurait surgir face à ce qui est, à proprement parler, irreprésentable.

Mais imaginons la suite logique de cette picturalité en devenir. Bientôt, l’artiste, après avoir posé les premières touches destinées à circonscrire son sujet, maculera la toile des premiers signes du lexique des hommes, à savoir les traces et sèmes qui, petit à petit, se dégageront de cette matérialité afin qu’apparaissent les linéaments de l’œuvre. Il y aura le visage, sa noblesse, le pur attrait nous enjoignant de le visiter, de le rejoindre, de l’aimer, peut être même de l’idolâtrer. C’est si fort un visage. Et la porcelaine libre des yeux, et le dard aigu de la pupille, son invite à nous connaître dans l’intime, à se couler dans notre secret, à débusquer la qualité cryptée de notre âme. Et la bouche et ses tresses de paroles, ses cris, ses incantations, ses suppliques, ses appels, ses chants poétiques, ses messages d’amour, ses agonies, ses passions polyphoniques. Et les lèvres, ces parenthèses des délices, ces oriflammes du désir, ces pieuses images de la prière, de l’appel au sacrifice, de l’énonciation du don de soi. Et le recueil ovale des oreilles, ces dolines écoutant fables et légendes, comptines et promesses, confidences et trahisons. Oui, trahisons, déraisons, abominations, reniements, objurgations car l’épiphanie humaine n’est belle et vraie qu’à endurer la lame de la souffrance aussi bien qu’à dresser les arbres de la liberté. Le visage apparu, c’est le livre ouvert que nous tendons aux autres afin qu’une lecture ait lieu et que notre vis-à-vis nous connaissant, se connaisse. Belle et unique confrontation des figures de l’homme, de la femme. Sublime partition sur laquelle s’écrivent les harmoniques dont nous sommes constitués jusqu’à notre blancheur de moelle, jusqu’aux grises circonvolutions de notre intellect, à l’écume ouverte de notre intelligence. Oui, nous voulons dresser à la face du monde cette proue de navire pleine et entière, cette falaise plongeant dans la puissance des eaux océaniques, traverser brumes et blizzard et demeurer ce que nous sommes, des métaphores immensément lisibles, des poèmes qui, toujours, s’allumeront au ciel du monde. Nous nous conterions d’être des nuages au ventre gris flottant d’un horizon à l’autre, pareils à la voilure blanche du goéland, à la forteresse de plumes de l’aigle, rémiges étendues au-dessus du sol de poussière. Car, même dans des postures paraissant tellement éphémères, nous aurions une ombre portée sur la terre, par laquelle notre nomination demeurerait possible. Si importantes sont les traces, même infinitésimales, pour témoigner et trouver place dans le concert de l’univers. Nous ne souhaitons que cela, devenir intensément visibles et le demeurer aussi longtemps qu’il nous sera donné de paraître sous le vaste horizon. Mais pour cela, il nous faut cette belle constellation humaine, un corps pour exister, des mains pour saisir, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour goûter. Ceci est tellement banal, quotidien, inscrit à même notre marche en avant que nous finissons par ne plus nous en apercevoir. Et pourtant, il suffit d’un ciel gris, d’un temps qui menace, du premier froid, de la dilution de notre belle espérance dans la monotonie des jours pour que tout prenne figure de tristesse et que les heures menacent d’agoniser. Notre visage dans le miroir - nous n’en verrons jamais la réalité, seulement les autres -, cependant cette illusion, cette fuyante image suffiront et notre cœur sera comblé d’être jusqu’à l’excès. Ce que nous y aurons vu : le portrait achevé qui nous installe dans le monde selon notre singulière identité et s’approche de tout ce qui s’exhausse des contingences, des hasards tels que le ris de vent, l’orage naissant dans le ciel. Assurés d’une éternité, le temps d’un regard dans le miroir, nous aurons été entièrement présents à nous-mêmes, jusqu’à nous reconnaître comme des œuvres d’art. Puisque uniques, non reproductibles, assurés d’une forme perdurant le temps d’une existence. Inscrits dans la vérité la plus atteignable qui soit pour notre conscience, nous aurons rassemblé dans un identique creuset ce qui concourt à nous faire œuvre et œuvre saisissable, tout comme cette toile qui nous pose question deviendra œuvre, donc totalité de sens, une fois son épiphanie réalisée comme la marque la plus digne d’en fixer les contours et d’en délimiter l’être.

L’œuvre, nous en voyons la forme achevée, ce portrait d’homme, de femme, nous parlant le langage de la liberté, de la vérité. Voyeurs de la toile, nous n’aurons pas assisté à sa propre genèse, à sa lente et flexueuse élaboration. Car cette dernière est toujours combat en même temps que douleur, et en fin de compte, délivrance. Comme l’expulsion dans la lumière d’une lave qui sourdait depuis les profondeurs et n’attendait que d’assister à son vaste déploiement. L’œuvre est là, sous le feu des projecteurs, brillante, chatoyante, chargée de plénitude. Pour la voir, on se précipite, on se bouscule, on fait de généreux commentaires, on veut la posséder, l’accrocher au mur de son salon. Mais, l’accrochant, on ne saura rien de son aventure, de sa douleur à émerger de l’informe, de la matière brute dont elle a dû s’arracher de manière à devenir fréquentable, et, en dernier ressort, désirable. Plus rien ne paraît des premiers soubresauts, des syncopes de l’embryon, des forceps, du cri primal annonçant la venue au monde. Un cri à proprement parler animal, tragique, de bête aux abois. L’apparition de l’œuvre est coalescente à cette parturition et à tout ce qui l’a précédée de tâtonnements, de renonciations, de descente dans les arcanes du limbique et les mouvances folles du reptilien. La face dévoilée du portrait, pour poursuivre la métaphore phylogénétique, c’est le débouché dans l’aire claire du néocortex, dans la verticalité raisonnante, alors que l’esquisse était prise dans l’étau étroit des limbes et les marécages de l’irrésolution d’être. En filigrane, dans cette venue à soi de la toile, c’est de notre propre cheminement depuis nos lointains jusqu’à notre forme accomplie qui se joue en sourdine, sans que rien, jamais, ne puisse paraître du drame initial. Nous, les hommes policés, civilisés, les causeurs de salons, les esthètes accomplis, les cultivés, les versés dans les choses de l’esprit, nous ne sommes, à notre corps défendant, que ces esquisses grossières, ces bribes animales, ces menhirs dressés sur leur socle de granit, ces dolmens, ces silex mal équarris qu’une pellicule de vernis est venue recouvrir à la manière d’un linceul de neige posé sur les aspérités de la terre. Le moindre soleil et la fonte révèle ce qu’elle tenait dissimulé jusqu’ici. Prions le ciel que le dégel ne survienne trop tôt. Nous voulons encore demeurer ces toiles heureuses accrochées aux cimes des musées. Nous sommes si bien dans nos costumes d’apparat !

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher