Photographie : Katia Chausheva.
"C'est de votre faute.", disait-il, et de ses poings fermés il frappait le vide.
"C'est de votre faute.", disait-il, et ses yeux d'obsidienne cognaient contre la falaise des murs.
"C'est de votre faute.", disait-il, et son dos s'arrondissait comme celui de la hyène.
"C'est de votre faute.", disait-il, mais nul ne pouvait l'entendre et la terre s'inclinait sous les meutes de sable. Des déserts à l'infini, de longues éclaboussures de mica, de profondes scarifications, des vergetures au-delà de toute conscience.
Toutes les aubes qui avaient cerné son existence, Homme Seul les avait passées à faire de sa parole une seule clameur qui ricochait sur toutes choses, aussi bien sur le parchemin de peau de ses lointains congénères. Homme Seul grimpait en haut d'un rocher et, de son promontoire il disait :
"Vous, les Hommes de passage, vivez donc dans le simple du jour. N'allez pas chercher ce qui brille et éblouit et entaille la vue. Sur la plage luisante d'eau, cueillez le galet et poncez la vitre unique du ciel jusqu'au cœur de la lumière. Entrez dans l'arbre, sous l'écorce rugueuse, glissez selon l'âme du bois jusqu'à son cœur mobile, devenez sève fluide, pure gemme à la recherche des racines. Elles sont votre socle le plus sûr, elles parlent de vous, elles se disposent, dans le silence de la terre, en longs rhizomes pour chanter la demeure de votre généalogie. Vous venez de si loin, au-delà du temps, au-delà de l'espace. Plongez dans l'encre du souvenir, écrivez les hiéroglyphes du sens partout où vous le pouvez, le long des tubercules, sur la dentelle ouverte des radicelles, dans l'ombre dense de ce qui, toujours, est en retrait.
Vous, les Hommes de passage, entrez dans les grottes marines, creusez de vos mains laborieuses le limon du monde, vivez dans le reflet des abysses, mêlez-vous aux enlacements du poulpe, voyez par ses yeux exorbités le cadenas des eaux, faites-vous lamproie prédatrice, anémone aux mouvements si lents et dans l'outre de votre peau, vous sentirez le flux et le reflux de votre antique mémoire.
Vous, les Hommes de passage, montez tout en haut de la montagne, là où l'azur devient si léger que toute connaissance devient accessible. Dilatez vos pupilles et les lames d'air vous diront l'immense liberté parcourant le dôme glacé de l'éther, le sérieux des étoiles qui scrutent la vérité, le gonflement de la Lune comme plénitude, l'opalescence de la voix lactée en tant que repos infini et ressourcement dans l'inépuisable.
Vous, les Hommes de passage, parcourez les vastes plaines lissées du vent de la nécessité, elles vous diront votre marche oblique sous l'arche usée des heures, votre progression de guingois, comme le crabe, pinces écartelées, levées vers les nutriments de l'âme que jamais ne saisissent les pèlerins distraits.
Vous, les Hommes de passage, glissez longuement sur les mesas d'argile, enduisez votre ventre désirant de sanguine et déposez votre semence colorée sur les murs des villes, dans le caniveau étroit des rues, sur les vitrines aux obséquieux éclats, afin qu'une empreinte de vous, demeure et que, partout, flamboient les cimaises de l'art. C'est de cela dont vous avez besoin, d'art et d'une vue qui plonge dans les plus grandes profondeurs. La surface n'est jamais qu'une métamorphose éteinte de ce qui s'annonce depuis les racines fondatrices.
Hommes de passage, cela vous le savez depuis l'antre étroit de votre corps soudé aux certitudes comme la bernique au rocher. Vous le savez depuis la densité de votre cortex, dans la pulpe douloureuse de vos cerneaux, dans la dureté de votre ombilic qui est la signature, en vous, de votre appartenance à la longue lignée des Égarés aux mains tremblantes.
Vous, les Hommes de passage, ôtez le bitume qui obture votre vue, allez jusqu'aux confins du monde dans les draperies boréales, fondez-vous dans les lueurs de verre et demeurez là, en sustentation, illuminés par la pure beauté qui n'est jamais que la vôtre, mais que vous avez oubliée pour n'en retenir que la bulle gonflée qui, bientôt éclatera, vous laissant dans la démesure de vous.
Vous, les Hommes de passage, empruntez l'escalier en colimaçon qui s'élève jusqu'aux pures joies de la connaissance. Longez la rue d'ombre, traversez le porche, poussez la lourde porte de bois cloutée, entrez dans la demeure du silence. Ici tout est don et respect, ouverture et clarté. Sous la lumière verte des opalines, Hommes de passage, laissez donc planer votre regard sur les maroquins gravés de lettres d'or, tournez les feuilles de parchemin, les merveilleux palimpsestes où habite le chiffre du monde, la souplesse inventive des hommes, la somptueuse calligraphie portant en elle les paroles de l'origine. Là, dans les meutes de secrets, écoutez le vent du savoir, laissez-vous effleurer par la palme qui vous reconduit à votre propre source.
Hommes de passage, ce livre sous la visée de votre conscience vous habite au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Vous êtes cette page maculée de signes, ces lettres pareilles à des colonies de fourmis parmi la grande dérive humaine, vous êtes ces points de suspension en marche vers votre avenir, ces points d'interrogation faisant leur mince clignotement vers l'être, ces points d'exclamation, la demeure même du luxe qui glisse infiniment le long des multiples couloirs de la terre.
Vous, les Hommes de passage, êtes ce livre unique qui ne parle que de vous, mais aussi des forêts et des clairières, des lacs et des fleuves étincelants, des navires aux proues blanches, des tours de Babel élevées dans l'eau libre du ciel.
Vous, les Hommes de passage, seulement vous donnez acte et puissance à tout ceci qui vient d'être énoncé, aussi bien l'arbre que l'océan, le vol blanc de l'oiseau que l'écume solaire dans l'éclatement du jour. Tout ceci, Hommes de passage, vous le savez mais votre oublieuse mémoire creuse, à chaque seconde, la tombe refermée de l'oubli. Alors, Hommes, vous vous ruez sur tout ce qui passe à votre portée et manduquez le monde avec la fougue du jeune enfant, la voracité de l'amante à consommer son urgente volupté. Vous oubliez jusqu'à votre propre image qui se dilue dans les marécages de l'avoir immédiat, alors qu'au ciel du monde habite toujours une étoile qui vous est destinée…"
Tous les crépuscules qui avaient cerné son existence, Homme Seul les avait consacrés à l'éveil de cela qui périssait dans les arcanes ombreuses d'une immédiate jouissance, à savoir l'impatience des hommes à courir autour de leur propre cercle sans chercher à en connaître le centre, le foyer par lequel tout prenait sens. Homme Seul parlait et sa parole s'abîmait dans de profondes fosses, parole bientôt recouverte d'un suaire dense, impénétrable comme les complexités de le forêt vierge. Seulement, à proférer ainsi, dans le silence, il y avait danger de disparition. Homme Seul était bien entamé, aussi bien du point de vue de l'esprit que de celui du corps. Son anatomie, rabougrie à la manière d'un vieux genévrier, l'inclinait à ne plus considérer que l'horizon étroit du sol, sa surface de ciment gris. Les ramures de ses bras plongeaient vers l'aval de l'existence et ses mains étaient de simples nervures pendues au bout des membranes de peau. Son crâne dégarni ne recevait plus qu'une étroite clarté. Les yeux, au profond des orbites, faisaient leurs lueurs éteintes, alors que les joues se creusaient des sillons du silence. Assis sur un prie-Dieu, dans la nacelle étroite d'une pièce sans nom, couronne d'épines sans épines autour de sa boîte d'os, Homme Seul était déjà en partance vers de lugubres territoires dont il ne reviendrait plus. Des limaces jointives de ses lèvres, plus aucun son ne sortait et un éternel silence, floconneux, faisait ses girations mortelles. Parfois, dans les éclatements soudains du vent, dans les grondements de l'orage ou bien les craquements sourds de la terre, s'inscrivait, en sourdine, une ritournelle qui semblait venir de quelque catacombe, peut-être des lointains du temps : Vous, les Hommes de passage … puis toute chose s'effaçait sous le feutre de la vie. La mémoire des hommes était courte qui faisait son vacillement de phosphore, son faible éclat de ver luisant au milieu du silence des herbes. Puis la nuit recouvrait tout et il n'y avait plus que le chant des étoiles et l'immense vacuité du temps. Dans leurs cubes de béton, les hommes dormaient les poings serrés, en chien de fusil, tellement semblables à des fœtus à peine conscients d'être au monde. Demain il ferait jour et le carrousel tournerait à nouveau. La mémoire serait usée comme une vieille pierre ponce et les enfants joueraient sur la margelle claire des fontaines. Jamais ne s'arrêtait le sablier du temps et le cliquetis entêtant des secondes …