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21 juin 2014 6 21 /06 /juin /2014 10:43

Lisez cette très belle nouvelle d'Isabelle Pellegrini : non seulement une dédicace à la ville, mis une ode à l'écriture. Infinie beauté que cette prose puisée au creux de la vérité !

Concours de Nouvelles de la Canebière

Dans le cadre du 6è Festival du Livre de la Canebière qui a eu lieu du 6 au 8 juin 2014 sur le square Léon Blum nous avons proposé de répondre à cet appel à concours. C'est sur sur le thème Ombres & Lumières que les participants ont imaginé la suite de cet incipit proposé par René Frégni, président du concours :

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière...

Avec l’air pour me lier à toi

de Isabelle Pellegrini

« Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière, celle des jours de grand Mistral, à nulle autre pareille. Cette lumière capable d’enchanter le monde autant que d’exalter les corps. Marseille douceur du sommeil et émoi des réveils. Marseille terre joyeuse, Marseille terre d’accueil où l’on parle au présent, que l’on parle une seule langue ou qu’on en parle cent… »

Consternant. La feuille et le crayon me tombèrent des mains. Au propre comme au figuré. Comment diable en étais-je arrivé à écrire de telles niaiseries ? Tu parles d’une lumière enchanteresse ! Je regardai autour de moi, les murs sales et la lumière détraquée, le bar miteux où je m’étais installé pour écrire. Il y a des soirs où l’on regrette d’être revenu. Huit années. Les retrouvailles ne sont pas toujours celles qu’on avait prévues.

Pourtant, revenu dans cette ville où j’avais vécu si longtemps, mon projet d’écriture me semblait assez simple : évoquer mon enfance, éclose sous le rayonnement du soleil marseillais et épanouie dans les embruns de la Méditerranée… premiers pas le long de la Corniche, apprentissage de la brasse dans la piscine naturelle du Vallon des Auffes, tendres émois adolescents sur les rochers de Malmousque… avec l’idée, de fil en aiguille, de célébrer la clarté de la ville et ses décors paisibles… ses cabanons, ses petites barques, ses gabians aux aguets et ses digues de rochers. Mais ce soir, brutalement, mes sempiternelles digressions sur la lumière, la beauté, le bonheur, résonnaient à mes oreilles comme de creux verbiages. Était-ce parce que cette fois-ci j’avais débarqué dans la ville en venant de la mer ? Etait-ce parce que j’étais remonté à pied depuis le port par les ruelles les plus sombres du ventre de la ville ? Il faut peut-être avoir fait le tour du Vieux-Port de nuit et s’être fait longuement battre par le racloir du Mistral pour éprouver la dureté de la ville.

Non, ce soir il n’y avait plus de place pour les tergiversations. Ras-le-bol des écritures molles qui se contentent de maintenir la vie à flot. Ce dont je voulais parler dorénavant c’était du réel. Du r.é.e.l. Je voulais une écriture qui tienne au corps et radicalise la phrase, la dépouille de ses artifices et de sa joliesse, la fracture pourquoi pas, la creuse jusqu’à l’évider, jusqu’à l’évidence de ce qui nous scinde. Qui entaille jusqu’à l’entre-mot, à l’entre-jambe, jusqu’à l’ombilic du rêve, au noir sur la portée, au trou dedans le trou. Qui ne renâcle pas à dire la cruauté de la vie, ou le désastre de l’amour. De l’amour qui fait mal. De l’amour qui fait mal à en crever. Parce que le souvenir de son regard, de sa voix, de sa peau. Parce que son sourire, parce que mon rire. Parce que sa faille, parce que la mienne. Parce que c’était unique. Parce qu’on croyait que ça ne finirait jamais. Parce qu’ensemble nous étions certains que, quoi qu’il arrive, demain le soleil renaîtrait. Parce que nous étions nés dans le soleil. Parce qu’elle avait contenu le soleil en elle. Parce qu’elle avait porté notre enfant.

Ayant froissé ma feuille de papier je la lançai à la poubelle, et restai adossé un long moment sur la chaise branlante. Puis je tapotai plusieurs fois sur ma cuisse, respirai un grand coup, et ressortis dans la nuit.

S’affranchir.

Cesser de se mentir.

Marseille est noire aussi.

Je repartis dans la nuit le long du silence des rues. Un pas, un autre. Sans savoir où ils me conduisaient. Au hasard. Enfin, presque.

Marseille extérieur-nuit, rade nord rade sud, je déambule comme on quête. Feux et phares éteints dans l’incendie des nuits, tout confond. Tout surprend. Tant d'approches et d'attentes. Plus j’avance dans la ville plus elle me dévisage et multiplie ses noms, comme autant de chimères déchirées au vent. La ville est narration, étrange poésie qui n’en finit pas de se perdre en ses gestes et ses lieux. Ici un trottoir dégueulant de poubelles, là un mur défoncé, là encore une île forant vers l’horizon, mais à chaque fois un rapport où les dénominations prévues s’abolissent, vers l’inassignable toujours.

Marseille nocturne urbain, ce soir tu pourrais être tombe de la couleur, tant ta noire inertie absorbe tout autour. Et peut-être es-tu tombe de la couleur. Trou noir, plainte des nuits où tout bascule juste avant les décombres de l’aube. Comme si le corps tout entier de la ville se retirait dans cette obscurité. Comme s’il réservait sa puissance dans ce retrait, dans ce noir avaleur la lumière.

C'est ce noir également qu’on aperçoit quand on regarde dans les yeux ceux qui vivent à terre. On plonge alors dans les ténèbres aveuglantes de leur exil intérieur. Mais c’est aussi de ce point aveugle que peut revenir la lumière. Des pupilles de chacun de ces hommes, de ces femmes qui vivent à ras le sol, et n’ont de cesse de scruter le monde, du tremblement de la luciole jusqu’à l’embrasement de la sphère brûlante.

Mes pas me portent, je déambule. Une place vide, un carrefour. De loin en loin, du creux des ruelles obscures surgissent des ombres, toujours plus ombre. Ici une silhouette accablée. Là une figure blême. Une gueule plutôt, à la grimace torturée. Ni adresse, ni caresse. Chacun laissé à sa détresse, que personne ne montre, par pudeur. Ou pour tenir peut-être, face aux visages de pierres de ceux qui se détournent. Qui jamais ne regardent vraiment, et portent leur embarras au loin, toujours plus loin.

Et puis soudain à l'angle de la rue je l’aperçois. Cette femme. Cette femme dans la rue qui parle à la nuit. Cette femme qui chaque nuit se raconte à la nuit. Cette femme vers laquelle mes pas à nouveau m’ont conduit. Je la retrouve, ici, plantée à l’endroit exact où je l’ai vue pour la dernière fois il y a huit ans. Devant le même passage piéton, comme stoppée net en bordure d’un trou du temps. Un sac plastique à la main elle parle à haute voix, se raconte, laisse les images se déverser. Je l’écoute. Reconnais. La reconnais si bien… La courbe de la nuque, la taille toujours élancée, la main comme en suspens, et le geste du bras qui semble ramener un peu de ciel à la bouche. Et les voix dans sa voix. Toutes les voix du passé à la fois, cruelles et fêlées, qui ne cessent de monter, sans clameur, de son effondrement. Des voix qui scindent, fissurent, tentent traverser l’effroi.

Elle dit, elle ne peut s’arrêter car si elle s’arrêtait, tout se mettrait à valser. Alors elle se passe et repasse le fil de son histoire. Son histoire ? Quelle histoire ? Une histoire d’amour ? Ah l’amour… Parlons-en, de l’amour. Pour cette femme rompue il n’y a plus d’amour. Ni pour un mari, ni pour un amant, ni même pour les chairs d’un corps anonyme. Mais toujours aussi vif, le souvenir de la tendresse. Sa tendresse pour son enfant endormi. Son fils aux yeux noirs qu’elle berçait dans ses bras, qu’elle tenait par la main en rentrant de l’école, et que le père nomma de son prénom. Le prénom a disparu. Il a été remplacé par un liseré noir dans le livret de famille. Et l’enfant par un sac plastique.

Chaque nuit elle répète l’histoire, se répète l’instant. C’est tout ce qu’elle peut faire.

« La sortie de l’école… Et l’enfant qui s’élance… Son sourire, l’éblouissement de son sourire… A l’angle de la rue la voiture qui surgit… La violence du choc, puis les cris…»

Elle voit, elle entend, se revoit, revenant de ses courses, toujours au même endroit, de l’autre côté de la rue, aux confins du vide, sans voix pour appeler, sans rien pour expliquer.

Je m’approche, lui souris. Le plus doucement de la terre. Comme par le passé un petit poème vient à mes lèvres. Quelques mots, qui remontant des tréfonds de notre mémoire commune font affleurer à ses yeux un sourire étonné.

Mais voici que déjà le sourire s’efface, en même temps qu’elle-même se détourne, pose un doigt sur le mur, reprend sa litanie. Regard halluciné retourné en dedans.

Et moi, la bouche vide soudain, et les bras chargés de nuit, je me demande ce que je fais là avec mes mots. Marseille, refroidis-moi, glace-moi jusqu’aux os je voudrais devenir insensible. La nuit meurt lentement, et je meurs avec elle. Comme ce visage sans regard, trop vite déserté. Trop fermé pour se faire approcher, trop lointain pour se laisser toucher.

Et pourtant cette femme sera toujours la même femme.

La mienne.

Jusqu’à l’épuisement.

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j’y suis revenu une nuit, j’en ai traversé les tourments. Avec l’aube qui point la tempête se calme, le Mistral s’est arrêté de souffler, la mer s’est aplanie. Un éclat de soleil m’éblouit. Les mots doivent être faits de ça : d’étincelles, de scintillements, qui parlent de lumière. Parlent par la lumière. Et survivent à la nuit. En moi toujours aussi vifs montent un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière ; et plus que jamais renouvelé, un désir : écrire. Ecrire comme on donne la main. Pour dire la peine des hommes, des femmes, la violence ordinaire ou la détresse au coin de la ruelle. Ecrire, aussi, parce que la mémoire ne sait pas toujours se souvenir de la couleur des plaies à vif. Ecrire, encore, pour dire à l’enfant mort combien son père l’a aimé. Et à la femme perdue que tant qu’elle vivra, pour elle j’écrirais. De la seule façon que je sache, d’amour :

Nos corps se seraient-ils perdus mille ans que je pourrais sans ma peau retrouver le contact de chacun de tes doigts. Sans mes mains ranimer dans l’instant la flamme de ton corps. Sans mes lèvres étancher ton désir et ta faim et ta soif. Je pourrais sans ma voix m’abreuver à l’arche du silence. Sans mes yeux voir s’embraser le ciel. Ne pas savoir vraiment ce que je fais là. Mais rester simplement avec l’air pour me lier à toi.’

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