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29 août 2015 6 29 /08 /août /2015 08:38
Partition du jour.

Photographie : Gilles Molinier.

C'était arrivé comme cela, à la pointe du jour et nul ne savait où cela finirait. Les choses glissaient les unes dans les autres avec la certitude de n'être que des passages, des lueurs d'aube, peut-être de simples annonces de crépuscules. Il n'y avait rien qui faisait sens, rien qui se produisait. Les phénomènes, figés dans une glu bleue, giraient infiniment sur un axe dont ils n'avaient pas la plus élémentaire maîtrise. La lumière était lente à se mouvoir et quiconque se serait essayé à interpréter son chiffre se fût, par avance, condamné à errer sans fin alentour du praticable du monde. Illisible. Incompréhensible. Pris de cendre et de nausée. Il y avait urgence à se taire, il y avait urgence à se terrer au milieu de soi, à s'enrouler selon la spirale de son corps étréci. Il y avait urgence à n'être plus que pure diversion dans le grand tumulte universel.

Les bruits avaient fondu et le silence hurlait de toutes parts. On avait beau enfoncer ses doigts d'étoupe dans le canal des oreilles, tout sifflait, tout beuglait avec la force d'une tornade. Les cerneaux gris du cortex ondoyaient sous la poussée du vide, les gaines de myéline viraient au rubescent, les dendrites fusaient en longs feux de Bengale. Ô, combien vivre était devenu verticale illusion de son propre ego, aventure prise d'immédiate et irrémédiable modestie, stupre de soi-même jusqu'à l'agonie urticante, à la simple et définitive destruction. La clarté surgissait partout, à l'improviste, tantôt atténuée, dans la forme d'un phare à la lanterne usée de buée et d'embruns, tantôt dans l'éclatement, la turgescence, comme une folie venue dire aux hommes la vanité d'exister, de faire leurs minces pantomimes sur la scène de l'exister. Les nappes de phosphènes étaient le flux continu de l'incontinence humaine, la métaphore de leur éternelle dérobade, la mise en images de leurs silhouettes pareilles à des larves d'ennui, leurs itinéraires visqueux de gastéropodes glissant sur leur abdomen nul et non avenu.

Il n'y avait plus de langage. On se regardait en chiens de filasse, la langue hissée hors de son tube œsophagien, avec des remous abyssaux. S'essayait-on à proférer quelques mots et c'étaient des grappes blanches qui s'écoulaient sur la falaise du menton avec la souple décadence d'œufs de batracien. Le bleu mortel était là qui faisait ses alluvions définitives. On était recouverts, sédimentés et les paroles faisaient leurs soupirs d'humus au fin fond des grottes arbustives. Parole refluée en-dedans de l'homme, parole soudée aux vertèbres primitives, parole torsadée, pliée sur l'ombre dense, énigmatique du menhir de la conscience. Des gargouillis, parfois, des essais, de douteuses éructations, toute une littérature glaireuse, toute une rhétorique emmaillotée dans les aponévroses de l'indifférence. On était revenu en-deçà du temps, dans une manière de plainte géologique, essai de levée de la ramure humaine, mais ne s'érigeaient qu'un bégaiement de liane, une aphasie de diatomée. Mais ceci était égal car on ne se souvenait plus de rien, même plus de ses propres érections en direction d'une hypothétique altérité. "Helix aspersa aspersa", l'on était ombilicalement replié sur son germe initial, dans le genre d'un hermaphrodite non encore alloué à quelque sexe déterminé, à une parution sous telle ou telle forme, veufs et veuves de possibles accouplements, absents de toute idée généalogique, seulement voués à un métabolisme de paramécie, à une vie végétative, à une condition racinaire. Oui, le ciel était loin qui enduirait de nouveau nos faces grimaçantes d'une lisible épiphanie. Les grotesques de la Renaissance, dans les jardins de la Villa Orsini à Bormazo étaient de séraphiques figures comparées à notre irrésolution native, à nos sourcils pierreux, à notre glotte de lierre, à nos mains arborescentes griffées d'ennui. Une affliction permanente sous des nuées de lave, sous des pluies de scories.

Le plus terrible, c'étaient les villes, leur longue parturition, leur halètement de cryptes. Comme la mise au jour d'un sombre rameau tératologique. Une excroissance du néant venue mourir le long des avenues désertes où soufflait un vent acide, muriatique. A gauche de la Terre, là où prenait forme le passé, la lumière s'était usée, poncée par sa propre lassitude à faire paraître la vie, à animer la conscience. Il n'y avait plus d'hommes, plus de femmes, d'enfants ni de vieillards. Il n'y avait plus qu'une flaque d'humidité, une grappe de moisissure glauque, une ébauche d'humanité qui s'étoilait en longs filaments, en giclures de bitume, en pertes ombreuses. Une peau sertie d'angoisse et lacérée de doute. Une dépouille faisant claquer dans l'air rare sa confondante membrane. Parfois, on s'accouplait selon des ruts bestiaux, en de simples postures animalières, croupes infiniment ouvertes à la semence délétère, dispensatrice de mort plutôt que de mouvements souples, inventifs, portés à l'accroissement et à la multitude. Parfois ce n'était qu'une auto-fécondation qui faisait ses giclures, ses chromosomes avortés dans les replis de suie, longue suite de XXXYYXYXY qui éclataient dans le silence des catacombes. Seuls claquements ossuaires dans l'écho de quelque antique forêt pluviale. C'était cela la vie dans cette gorge étroite où tout semblait promis à sombrer dans le primitif et le non advenu.

Le plus terrible, c'était aussi cette trombe de lumière grise, striée, comme aspirée par un avenir sans réelle nervure. La partie droite de la Terre, celle par laquelle s'annonçait la filiation de l'homme, on ne la percevait plus qu'à la manière d'une fuite, d'une bonde d'évier faisant son sucement mortifère, son maelstrom à l'œil vide. Les rues étaient désertes, les avenues livrées au vent figé de l'incompréhension, les immeubles, inutiles termitières sous les coups de boutoir de l'indécision jetaient dans le vide leur inconsistance de carton. Les automobiles, gloires bétonnées des Existants, n'apparaissaient plus qu'en maigres silhouettes, pareilles aux carcasses des cimetières de voitures. De la gloire et du panthéon anthropologique ne subsistaient plus que d'étiques draisiennes livrant au ras des caniveaux leurs roulements étoilés et leurs pathétiques sautillements. La glace était partout qui lançait ses lueurs de flamme éteinte, ses échardes de carbure, ses scories de phosphore. "Diluvien", tel était le prédicat qui coiffait irrémédiablement l'esthétique formolée du monde, sa tragique dissection sur la table de marbre de l'institut médico-légal d'un univers en forme de peau de chagrin.

Mais le plus pathétique, ce n'était ni la disparition de l'homme, ni la fuite des moyens de parcourir le monde, ni les termitières vides des immeubles, ni l'amour qui ne trouvait plus d'accouplement. Le plus thanatogène, le plus pernicieux, le plus cruellement planté dans la chair ontologique, métaphysique, c'était qu'il n'y avait plus de présent. Plus de temps. La partition du jour, c''était cette ligne d'inconnaissance, cette faille innommable qui s'était immiscée entre l'ombre et la lumière, plus mince que le tranchant de l'épée, plus insaisissable que le fil de la Vierge, plus inaudible que le vol du phalène dans la brume des tourbières. Aucun miroir ne reflétait plus votre propre image, nulle pendule ne possédait d'aiguille, l'air n'avait plus d'atomes, la conscience était une peau d'orange se balançant au vent mauvais, la volonté séchait sur la résille de l'aporie, l'imaginaire faisait son bruit de feuille morte, l'intuition sa mince étincelle de luciole au fin fond des catacombes, la mémoire était une coquille de noix vide. Si bien qu'on n'avait plus connaissance de soi, si bien qu'on dérivait à la frontière de son corps, si bien qu'on flottait autour de la pluie étroite de son esprit, si bien que sa propre haleine refluait quelque part dans le vide à la recherche d'elle-même.

Alors, ce qui restait de l'Homme, de la Femme, de l'Enfant, c'était tout juste une ébauche flottant dans une immense gangue de suie, une simple concrétion, une à peine existentialité glaisée d'animalité, enduite de noir humus, sertie de périphérie pierreuse, sorte de Cro-Magnon incliné sous la voûte de calcaire, sous le temple pré-hominien, avant que l'intelligence ne saille sous ses bourrelets sus-orbitaux, ne saisisse ses outils manuels d'habilis, ne ceigne son front des effigies pariétales. C'était cela cette fin de millénaire où l'Anthropos dominant avait fait basculer la poésie dans les sphaignes spongieuses de la prose, puis dans la fange du mutisme, puis dans la glu du non-paraître. C'était cela la partition du jour : la promesse éternelle de la nuit dense, la disparition de l'image, la dissolution du regard. C'était cela ! Éternellement !

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES

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