Source : Dictionnaire Larousse.
La montagne a toujours fasciné les hommes depuis la nuit des temps. Regarder la montagne est déjà faire signe vers une élévation spirituelle, une dimension sacrée. Située symboliquement au centre du monde elle est le point de jonction de la terre et du ciel, des mortels et des divins. Elle figure le terme de l'ascension humaine et a, de ce fait, la signification générale de transcendance, de dépassement de soi hors de ses propres limites. Pensons seulement aux multiples déclinaisons de la Montagne Sainte-Victoire effectuées par Cézanne pour saisir ce qui, en elle, rayonne en majesté. Aborder quelques textes fondamentaux - philosophique et littéraire - permettra de mieux saisir ce qui, au travers d'elle se joue dans la psyché humaine.
Paul Cézanne - La montagne Sainte-Victoire.
Source : Wikipédia.
Tout d'abord, voyons la façon dont la philosophie de l'art et tout particulièrement la phénoménologie aborde ce sujet, au travers d'un article d'Henry Maldiney extrait de "L'art au regard de la phénoménologie" :
"Que de fois, accompagnant Tal Coat (peintre et phénoménologue) dans les collines du Tholonet j'ai rencontré ce frémissement du passage (c'est nous qui soulignons) quand nous regardions une ombre, une coulée d'eau ou d'herbe, une fissure du rocher. Suspendus à elle, nous étions, dans ce suspens, présents à tout l'espace. Cette vision peut se comparer à celle de l'alpiniste. Pour celui-ci la fissure à laquelle, d'en bas déjà, son regard est accordé n'est pas un objet. C'est une voie. Mieux ! c'est un motif d'escalade, au sens de motivus : elle le meut. Dès l'instant où il aborde le rocher du regard, le grimpeur se mesure à elle et la mesure à tout l'espace de son désir. C'est à partir d'elle que s'ouvre à son regard interrogateur l'ensemble encore fuyant de la paroi. Il l'apprésente en elle dans l'imminence d'un art qui engage toute la présence. Il ne suffit pas pour reconnaître un passage d'anticiper les gestes à faire pour y parvenir, il faut s'assurer qu'on ne débouchera pas à l'impossible en un lieu d'où l'on ne pourra plus s'élever, ni redescendre…ni rester suspendu. Chaque opération est déterminée dans sa forme par la suivante et la forme de celle-ci par une troisième. Toutes sont intégrées dans une genèse spatio-temporelle qui se déploie à chaque fois à partir d'un ici momentané. L'espace dont cette paroi est la ligne de vie n'est pas un terrain de parcours balisé mais un espace opérationnel qui ne cesse de s'ouvrir tout entier à nouveau et à partir, à chaque fois, d'un incomparable ici, à l'instant.
Ce n'est pas là s'expliquer avec un tas de pierres. Avant d'être objet, le monde est ce sur quoi nous sommes en prise. Pourtant ce n'est pas le plus originel. Au monde il faut avoir primordialement ouverture - pour y être. Or le regard de l'artiste - c'est en quoi il diffère de celui du grimpeur - perpétue le moment de l'ouverture, le moment apparitionnel d'autres failles, de ce trait de lumière, de cette traînée d'ombre comme phénomène pur.
L'être au monde de l'alpiniste, à la différence de celui de l'artiste, procède toujours plus ou moins de l'idéal de Welzenbach : "là où il y a une volonté, il y a voie", tandis que l'artiste peut être ouvert au monde dans une attitude de pur accueil : "toute sa volonté, dit Cézanne, doit être le silence."
[…] L'homme voudrait les deux : "être à la fois tout et au-dessus de tout" (Hölderlin). Il est écartelé entre ces deux formes d'existence de tons opposés, l'un étant son "ton propre", le ton de ce que nous sommes, l'autre "le ton de son âme", le ton de l'être à quoi nous aspirons."
Cette analyse comparée d'une phénoménologie de l'art et d'une phénoménologie de l'alpinisme est certes douée de sens mais, à nos yeux, ne saurait s'inscrire que dans une visée propédeutique, explicative. Henri Maldiney, fasciné par ce "frémissement du passage", cherche à exalter ce sentiment commun éprouvé, avec son ami Tal Coat, dans le cadre de ce paysage provençal qui, pour eux, se prête si bien au déploiement de leur sensibilité. Il s'agit de porter la peinture à son acmé. Pour ce faire, l'observation d'une "fissure du rocher" sera le tremplin ontologique à partir duquel inscrire cette singulière expérience. Le rocher du peintre s'ouvrira sur le silence de l'être, alors que celui de l'alpiniste sera simplement reconduit à être visé comme objet d'une conscience intentionnelle, résultant d'une volonté. S'il y a différence de nature entre l'exercice de l'art et celui de l'escalade, en leur fond, ces deux manières d'être reposent sur un sol commun, celui, précisément de l'art. Escalader, aussi bien que peindre sont deux esquisses selon lesquelles donner lieu à un monde, ouvrir une éclaircie et porter son "je" en direction d'un "soi".
Si, pour le philosophe, cette dimension d'ouverture est douée d'une certaine apodicticité en faveur de l'artiste, elle ne paraît guère assurée d'une façon identique pour celui qui visera la fissure comme élément technique assurant son ascension. Or, ici, il s'agit de démontrer en quoi les deux parcours - du peindre et de l'escalader - s'abreuvent à la même source, pour, finalement, déboucher sur cet exhaussement de soi, lequel est le lot commun de ceux qui tâchent, jour après jour, de s'arracher aux contingences de tous ordres. Il s'agit toujours de déboucher sur une relation essentielle aux choses. Nous appuyant sur la déclaration de Martin Heidegger dans "Chemins qui ne mènent nulle part" qui énonce : « l’art est la mise en œuvre de la vérité », nous nous apercevrons vite du consentement du monde à apparaître selon ce "trait de lumière", ce "phénomène pur" qui rayonne de lui-même dès l'instant où on le pose devant soi comme une réalité à atteindre. Seulement le surgissement suppose que l'on s'y soit disposé de manière authentique. Authenticité picturale, authenticité de l'acte d'escalader.
Au fond
1977-78 et années 80, huile sur toile, 33 x 41 cm
Collection particulière, photographie Jean-Louis Losi
Source : ArtKopel.
Tal Coat peignant "Au fond", dans les années 80, dresse devant lui cette paroi ocre dont il fait, l'espace de sa création, l'unique interlocuteur, le souci premier, les bornes délimitant sa propre temporalité. Immersion dans l'œuvre jusqu'en son intime, sa pure matérialité, l'essence dont elle peut faire l'offrande. Car peindre, singulièrement pour ce peintre exigeant, suppose qu'entre lui et l'œuvre ne subsiste la moindre pellicule d'approximation qui distrairait de l'acte de créer, qui, aussi, surtout, éloignerait de soi. Homologie de son être-au-monde et de ce que le monde, en écho, renvoie de lui, afin qu'il y ait "ascension". Bien évidemment, nous voulons dire "transcendance", cette sortie hors du néant en direction de ce qui signifie et nous installe dans l'exigence de notre Dasein. Être-là, pour Tal Coat dans son face à face avec l'ocre de la toile, c'est devenir cet ocre même par lequel se dit sa propre présence et le rayonnement dont elle est le témoin. C'est bien de l'être-toile de la toile dont il s'agit, c'est-à-dire de cette réserve d'invisibilité qui surgit alors même qu'elle se recouvre dans le geste esquissé depuis les penseurs Grecs, de vérité alèthéiologique, dévoilement du voilement. Jamais l'être n'apparaît, seulement ce phénomène ontique qui en est la manifestation. "Il y a être" a simplement regarder le tableau. Il y a beauté, il y a vérité. Regardant "Au fond", nous percevons combien est présente l'exigence de coïncider avec une forme disant le tout d'une expérience lorsqu'elle s'enracine dans un contact direct avec le monde. Alors, il n'y a plus de distinction d'un sujet et d'un objet : le Sujet-peintre qui ferait face à l'Objet-peinture. Tout existe dans un même empan de la pensée, de l'intuition, de la réalité portée à son incandescence. Fusion, osmose, dyade, les mots sont bien évidemment impuissants à rendre compte d'un tel événement. Un monde se fondant en abyme dans un autre monde. C'est ce fameux "silence" que revendique Maldiney en convoquant la parole de Cézanne : "toute sa volonté, dit Cézanne, doit être le silence."
"Attitude de pur accueil", nous dit encore le philosophe. Une donation appelant l'autre : le peintre se donne à l'œuvre en même temps que l'œuvre se donne à lui. Il n'y a pas d'autre secret, d'autre énigme que celle-ci, sauf que le langage est appelé à s'effacer devant "l'apparitionnel". Ici, nous cheminons sur une infime ligne de crête, entre l'ombre de l'ubac et la lumière de l'adret. Entre la densité plénière de la terre et la luminosité du ciel. C'est à ce point de jonction que vient s'inscrire l'art, ce "frémissement du passage" qui n'existe qu'à métamorphoser l'existence d'une chose en s'ouvrant à son essence. Une autre métaphore pourrait en être l'illustration, celle de l'infime séparation qu'instaure la carnèle d'une pièce de monnaie entre son apparence, la face et son essence, son revers qui la justifie et l'installe dans l'espace d'une utilité pour l'homme. La valeur de la pièce ne prend sens qu'à être dotée d'un chiffre qui la situe dans une exacte hiérarchie en tant que monnaie d'échange.
La vérité venant d'être posée pour l'œuvre peinte, il est maintenant nécessaire de voir dans quelle mesure l'ascension de l'alpiniste peut être, en quelque manière, calquée sur cette attitude. Ce jeune grimpeur arrimé à son rocher dont il épouse les formes, souplesse et tension réunies, attention de tous les instants à la moindre aspérité qui faciliterait l'élévation, à la plus petite faille qui indiquerait la voie à suivre, est intimement accordé à ce que le présent lui offre afin qu'un sens surgisse de l'acte en train de s'accomplir. Fascination de la toile pour le peintre, fascination du rocher pour le grimpeur. Bien évidemment, il ne saurait y avoir parfaite coïncidence des actes, seulement identité d'un projet d'aboutissement, de saisissement d'une expérience dont le monde ordinaire est rarement prodigue. Pour celui dont le corps est suspendu au-dessus du vide, il n'y a d'autre issue que de demeurer en soi au creux le plus intime de ce que l'on est, de souscrire de toute la dimension de son être à l'expérience en train d'avoir lieu. Ici, nulle place pour la distraction, l'approximation, la fantaisie, l'improvisation : il y va de la possible chute, il y va de l'exister en sa finitude. La relation à la pierre, l'adhésion à la paroi ne peut être que "verticale", entendons par-là "vraie", "authentique" : une fusion est nécessaire afin que seul l'essentiel se manifeste : dépasser le monde en direction de soi. Car c'est bien cela qui est en jeu, aussi bien dans la confrontation de Tal Coat avec l'ocre pariétal qui lui fait face; aussi bien la falaise grise dont le grimpeur fait son défi en même temps que la quête d'un invisible à atteindre, à savoir l'art par lequel faire se déployer un monde. Saisi par la paroi, fasciné par elle, - étymologiquement soumis à son "charme", à son "enchantement" - le grimpeur se soustrait à l'espace mondain, au bruit de fond de l'exister, aux turbulences et agitations ordinaires. Il est son acte, son appui sur la roche, son énergie ascensionnelle. Ou bien il est cette vérité-là et il y a voie; ou bien il est dans l'erreur et alors son action s'étiole dans quelque compromis avec le monde, autrement dit la temporalité se fond dans le prosaïque, le nul et non avenu. Toute confrontation à la puissance - le rocher, bien évidemment est de cet ordre -, est saisie de soi en son tréfonds. C'est d'un face à face essentiel dont il s'agit, âge humain se mesurant à l'âge géologique; empan anthropologique projetant sa mince silhouette sur celle, infinie, de la Nature. C'est bien de là que surgit la conscience du néant et cela qui lui est corrélatif, le se projeter soi-même en direction du signifié -la réalité humaine et sa possible liberté-, afin de s'arracher au signifiant - le rocher et sa lourdeur intemporelle. C'est rien moins que du temps - donc de l'être -, à quoi se destinent, l'instant de leur création respective, aussi bien le peintre que le grimpeur, mais un temps quintessencié, transcendé, exilé du moment ordinaire et contingent qui est le lot habituel du Dasein occupé aux diverses tâches mondaines.
Attelés à l'exercice de leur affinité originelle, ces Existants, par des voies différentes, s'engagent dans une aventure identique que pourrait aussi bien résumer la voie du Tao. Pour le Tao, pour le peintre, pour l'homme grimpant sur la face du rocher, les impératifs sont les mêmes, à savoir connaître l'harmonie, l'équilibre subtil qui, s'emparant d'eux, les installe dans cette aire spatio-temporelle sans nom, sauf celui abstrait et universel en même temps qu'insaisissable "d'être". Ici, il est toujours question de vérité, ce que l'assertion ci-dessous semble parfaitement mettre en exergue :
En retournant à l’authenticité primordiale et naturelle, en imitant la passivité féconde de la nature qui produit spontanément les « dix mille êtres », l’homme peut se libérer des contraintes et son esprit peut « chevaucher les nuages ». (Wikipédia).
Or, qu'est-ce donc que « chevaucher les nuages », sinon être hors de soi en chemin vers une possible transcendance ? "Transcendance", ce mot terrifiant, terriblement connoté, constamment renvoyé à sa signification religieuse alors que, quotidiennement, nous sommes renvoyés à cette réalité-là : nous transcendons le néant en direction de l'exister; nous transcendons le réel par le langage, l'art; nous transcendons les contingences en nous projetant vers le futur à l'aune de notre liberté humaine. La transcendance, cette abstraction après laquelle nous courons tous, la portant au-devant de nous comme la plus belle offrande dont la vie nous gratifie afin de nous conduire sur les rives de l'exister. Et c'est bien cela que nous recherchons en aimant, en nous livrant à nos passions, en peignant, en escaladant la paroi verticale. Y aurait-il une plus belle métaphore pour dire la quête du transcender que cette image de l'homme suspendu entre ciel et terre, dans une réelle volonté d'arrachement à ce qui le contraint et l'arraisonne ? Quitter les contingences terrestres en direction d'un absolu qui s'écrit en termes de vérité, de liberté. La symbolique est si évidente qu'elle n'aurait même pas besoin de mots pour se dire, ce qui, du reste, est la plus claire mission du symbole. Tout est dit dans l'image même. Le signifiant appelant le signifié par nécessité. C'est cela qui se nomme "sens", par quoi nous apparaissons au monde en tant qu'hommes, femmes en chemin vers notre commun destin. L'on aura compris que la voie ascensionnelle, fût-elle peinture ou bien prise sur le rocher, procède toujours de la même figure : assurer ce frémissement du passage, lequel nous arrache à nous-mêmes en direction de notre propre liberté. C'est cela connaître l'expérience de "l'être", il n'y a pas d'autre secret, pas d'autre voie que celle qui nous affecte en propre et nous réalise en totalité, faisant la synthèse de notre exister (notre statut ontique : nous sommes un étant, mais un étant qui se pose la question du pourquoi leibnizien : " Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?" ) et de notre être-au-monde (notre statut ontologique, lequel nous assure de notre essence humaine dans sa singularité. Nous sommes les seuls dans la nature à penser les termes de notre condition mortelle, à savoir la finitude du Da-sein).
Et maintenant, si nous en revenons à la considération phénoménologique qui posait la thèse d'un affrontement dialectique situant le grimpeur sur le versant ontique de l'exister, alors que l'artiste s'exonérait de cette dette de la contrainte mondaine pour surgir en plein éther ontologique, nous comprendrons aisément que ce positionnement du philosophe, comme il a déjà été dit, avait surtout valeur d'exemple, fonction argumentative. L'attitude d'Henry Maldiney est essentiellement acte de monstration, il nous donne à voir par un système d'opposition afin que de cette mise en abîme résulte la perception immédiate de cette lumière qu'est l'art s'affranchissant des ombres de la nécessité. A nos yeux, il ne s'agit en rien d'une démonstration, laquelle par tout un réseau d'inférences et de déductions, aboutirait à une conclusion d'ordre logique. C'est toujours la difficulté du propos philosophique dès l'instant où il vise l'objet ontologique : il ne dispose que des ressources du langage, lequel est amplement dirigé vers l'exercice d'une rationalité alors que l'origine grecque du langage en tant que "logos" indiquait les deux voies de la raison, mais aussi de la parole et du discours.
Et, si l'on voulait pousser un peu plus loin l'analyse phénoménologique entre peinture et escalade et en tirer quelque conclusion essentielle, alors nous verrions bientôt que la proposition du philosophe serait bien vite mise à mal, en ceci qu'elle devait accorder un statut au moins égal aux deux types d'activités auxquelles il est fait allusion. Nous pourrions même affirmer que l'expérience ontologique de l'alpiniste, loin d'être une hypostase d'une forme de voie essentielle en réalise, en quelque sorte, la quintessence. Car, en effet, l'alpiniste s'engage dans une voie plus "radicale" que celle du peintre. Si, pour les deux, "il y va de leur être", c'est bien celui qui est accroché à la falaise qui prend le plus grand risque. Il y va de son existence, alors que pour Tal Coat, un échec de la toile, au pire, aurait consisté en une blessure d'amour propre. On voit bien ici qu'on ne joue pas dans le même registre et que la disposition maldynienne pourrait facilement s'inverser en chiasme : le regard de l'alpiniste faisant de l'instant vécu intensément la condition de possibilité d'ouvertures, de failles par lesquelles se révélerait le phénomène apparitionnel pur, soit le saut dans le transcendant, le surgissement dans l'espace d'une liberté rendue à elle-même alors que la vérité de l'être brillerait de son pur éclat.
En parallèle, la vision de l'artiste ayant enduré un moindre risque devrait se contenter de débouler dans l'aire d'une conscience rendue polyphonique du fait de la tension de la volonté constamment mise en œuvre afin que l'œuvre se dévoile en totalité. Bien évidemment, l'on pourra dire que cette argumentation repose essentiellement sur des critères et des considérations ontiques, mais peindre aussi bien que grimper s'enracinent cependant dans un réel têtu. Vivant ou bien même existant nous ne sommes jamais hors-sol, nous sommes constamment reliés jusqu'à l'instant dernier de notre finitude. Et, pour conclure cet article et viser l'acte transcendant du geste de l'ascension, qu'il nous soit permis de citer un extrait de "La montagne du dieu vivant" de Le Clézio, le titre en lui-même procédant à sa propre démonstration. (C'est nous qui soulignons certains mots particulièrement chargés de sens et commentons le texte) :
"Devant lui, la paroi de la montagne s'élevait, si haut qu'on n'en voyait pas le sommet. Il n'y avait pas moyen d'escalader à cet endroit. Jon contourna la muraille, remonta vers le nord, à la recherche d'un passage. [le "frémissement du passage" dont Henry Maldiney parle dans son texte ]. Il le trouva soudain. Le souffle du vent dont la muraille l'avait abrité jusque là, d'un seul coup le frappa, le fit tituber en arrière. Devant lui, une large faille séparait le rocher noir, formant comme une porte géante. [La porte de la transcendance par laquelle le changement de niveau, le basculement du registre ontique dans celui de l'ontologique : pure présence de l'être.] Jon entra. [Le passé simple, la rapidité de l'action suggèrent ce "passage" rapide, ce saut nécessaire, cet arrachement de soi afin de surgir dans l'aire immense du signifié.]
Entre les parois de la faille, de larges blocs de basalte s'étaient écroulés pêle-mêle [Habile métaphore pour dire la sortie du chaos avant que ne s'illustre l'ordre souverain du cosmos.], et il fallait monter lentement, en s'aidant de chaque entaille, de chaque fissure. Jon escaladait les blocs l'un après l'autre, sans reprendre haleine. Une sorte de hâte était en lui, il voulait arriver en haut de la faille le plus vite possible. [Le chemin vers la transcendance, à savoir la liberté de se révéler à soi-même dans la plus grande vérité, ne peut s'accomplir que sous la figure de la hâte, de l'impatience à se posséder en totalité.] (…) Au sommet de la faille il se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait jamais rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. [Ici l'on reconnaîtra facilement la platitude des contingences mondaines, lesquelles, observées depuis le "passage" ne s'illustrent qu'à l'aune d'une terre semée de désolation.] Par endroits, au-dessus de la vallée, un nuage crevait et Jon voyait les rayons obliques de la pluie, et les halos de lumière.
(…) Alors, encore une fois, Jon sentit l'étrange regard qui l'entourait. La présence inconnue pesait sur sa tête, sur ses épaules, sur tout son corps, un regard sombre et puissant qui couvrait toute la terre. Jon releva la tête. Au-dessus de lui le ciel était plein d'une lumière intense qui brillait d'un horizon à l'autre d'un seul éclat." [Ici le "passage" a eu lieu, Jon est en présence du "dieu vivant" de la montagne, non celui d'une quelconque religion affiliée encore aux hommes, mais un dieu libre, un genre d'absolu régnant sur l'entièreté de l'univers. L'on fera porter son regard en direction d'un panthéisme cosmique où Jon, parti à la recherche du mont Reydarbarmur, ne fait que procéder à sa propre découverte, cet enfant-dieu qui est son double, cette fameuse coïncidence du soi avec soi. La Nature joue ici le rôle de ce médiateur qui met en relation avec l'infini par l'exaltation du sentiment humain et la fusion avec tout ce qui est "autre", singulièrement cette montagne qui est la déesse qui animait son souffle, faisait battre son cœur, alors que LA rencontre n'avait pas encore eu lieu. Jon assiste à sa propre métamorphose, c'est-à-dire à sa propre mue imaginale. Maintenant son être est complet, immensément réalisé. Il a quitté son ancien statut qui le maintenait dans un état larvaire ou bien de chrysalide pour déboucher dans le royaume ouvert du vol de l'uranie ou du sphinx :Il EST. ]
Monarque.
Source : Wikipédia.