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14 mai 2014 3 14 /05 /mai /2014 08:57

(Ceci est à lire comme une thèse entièrement imaginaire sur le monde, sur l'Homme qui y demeure et en invente, à chaque instant le tissage polychrome que, sans cesse, il déroule, comme le Métier à tisser des Dogons amène l'être à la Parole, le grincement de la poulie étant cette singulière symphonie par laquelle se connaître en tant qu'Existant en même temps qu'une cosmologie prend corps et fait sens.)

L’hélice grise.

Source : Sting Tung.

Ladder - avec ‎מירי ארגז‎.

Voici ce qu’il aurait fallu faire, mais faire vraiment, sans délai, sans tergiversation. Sortir de soi comme on retourne sa peau. Alors il y aurait eu un océan pourpre, des dentelles de peau, des nacres de ligaments, des griseries de moelle, des théories de téguments, des échardes de souffle, des battements de cardia, des effilochements de pensée. Oui, c’était essentiellement à cela qu’il fallait consacrer son énergie, à libérer le plein afin que, dans la courbure du vide, puisse s’inscrire le gonflement de la Vérité. Non relative, non racornie, non enkystée derrière une coupable irrésolution, non dissimulée derrière la première fuite venue, non inclinée à la couardise et à l’esquive en forme d’heure triste, non disloquée et abortive dans quelque fente d’envie ou bien réfugiée dans une obsolescence native. Non, cela suffisait de ruser, d’adopter profil bas, de plier son échine en forme d’hyène et de se couler dans la perte du jour avec des manières d’abrasives perversités. Des Autres, il n’y avait nul secours à attendre, nulle main tendue, sauf des doigts en forme de crochets et des effusions hémiplégiques. Les Autres vivaient pour eux, bien au chaud dans leur caverne de peau, bien alloués à la densité de la grotte originelle, intimement soudés aux chiots contingents, non par amour, non par générosité, non par altruisme, seulement afin de mettre à l’abri leur museau chafouin dégoulinant de lait. On lui demandait quoi à la Louve nourricière ? On lui demandait les mamelles, on lui demandait la vie. Pas même l’existence. Pour exister il fallait réfléchir, bâtir des hypothèses, se confronter à des théories, chatouiller des concepts, se projeter dans un possible avenir, réaliser les extases temporelles par lesquelles se dissocier du néant. C’est tout cela qu’il fallait faire à la fois et l’on préférait demeurer au centre de sa boule de poils, museau humide, sexe flasque, ombilic plié en germe, si près de cette étincelle dont on sortait à peine, si près de cette puissance onirique, sans mémoire, sans amplitude, sans réelle emprise sur quoi que ce soit sinon de demeurer et de n’en rien savoir.

Être consigné à son abri comme la diatomée est circonscrite à son protoplasme en forme d’illusoire transparence. C’est de ceci dont on était saisi et l’étonnement se dissimulait encore à notre entour avec des discrétions d’ellipse. Pour la grande aventure anthropologique, tout restait encore à voir, à comprendre, à tester du bout des lèvres. Il y avait comme une immense aporie constitutive des choses et tout se dissimulait dans le tout, sans fin ni commencement, comme une plainte, un sanglot qui aurait parcouru l’univers à la manière des cheveux des comètes, ne prenant jamais acte de la traînée d’écume dont, en grande partie et d’une façon essentielle, elles étaient constituées. Une conscience d’avant la conscience, tricotant une maille à l’endroit, une maille à l’envers, genre de Pénélope défaisant chaque jour le métier de la veille. Dans la trame du tissage, parmi les allers-retours de la navette prosaïque, il fallait introduire la césure, il fallait déchirer le voile du réel, non pour lui faire rendre raison, le monde n’est jamais cela, mais pour l’amener à paraître dans la forme d’une énigme au moins partiellement lisible. Alors voici ce qu’en tant qu’esquisses humaines il fallait faire afin de se départir de cette constante animalité dans laquelle nous entretenait une inclination aussi primitive que propice à tout remettre dans le cornet du Destin, avant même que le temps ne s’inverse et ne nous dépose de l’autre côté du monde, condamnés à errer indéfiniment à la recherche d’une hypothétique Terre Promise.

Disons, c’est un Matin des Origines et rien ne se distingue de rien, si bien que la vision est encore operculée, pliée dans sa bogue de tissus. On est au milieu de la mangrove, emmêlé aux lourdes racines des palétuviers, parmi les battements de l’eau lourde et les vagues de limon. Des crabes aux pinces levées, nous ne percevons guère que les déplacements ambigus, les claquements de pince et il s’en faudrait de peu qu’ils ne procèdent à notre extinction. Cependant, de ceci nous ne saurions être affectés, notre conscience embryonnaire s’essayant à associer le puzzle primitif avec des gestes hésitants, encore poinçonnés de néant. Le jour n’est encore qu’une brume compacte, gélatineuse et tout bouge avec des flottements de poulpe. Longue dérive à la consistance de résine alors que les rumeurs de la Terre ne sont que des boules d’étoupe chutant dans le vide.

Puis, on ne sait pas très bien comment, cela est venu ce dépliement de corolle, cette efflorescence qui n’en finissait pas de faire ses chatoiements, ses dialogues de comptine. C’était comme un chant qui serait venu du Ciel avec des écumes blanches d’oiseaux et des ailes de nuages, des glissements d’air et des perles de pluie. Cela entrait dans le golfe des oreilles avec des flux si doux, cela s’installait dans l’aire souple de la bouche, cela lustrait la peau avec la délicatesse de la lagune à frôler l’anse des rives. Cela faisait naître. Cela dépliait les rémiges de la conscience. Cela s’étoilait jusqu’aux confins de l’ombilic. Les mains étaient prises du vert amande des feuillages, les pieds comptaient leurs doigts sur les bouliers multicolores des enfants. Alors, de là où l’on était, le cristallin s’ouvrant à la lumière, la pupille forait son puits d’obsidienne, on pouvait REGARDER, - ce prodige -, on pouvait se saisir des choses et les déposer sur la pointe extrême de son envie de connaître. Car, ici, depuis l’Hélice Grise, tout prenait sens avec l’amplitude d’un cosmos. Tout apparaissait en fragments polychromes dans les fines ciselures des kaléidoscopes. Tout parlait le langage de la beauté. En bas, tout en bas, la mangrove était loin qui faisait ses écluses d’eau saumâtre et ses glissements d’anaconda. Tout demeurait dans l’indistinction, l’inachèvement, comme si la vie sur Terre n’était que végétative, repliée en boule terminale de fougère. En attente d’une fécondation. Mais c’était bien le regard dont on avait reçu le don qui illuminait le tout du Monde. C’était la lame du phare faisant son infinie rotation qui sortait les choses de leur densité primaire. On regardait la libellule de cristal et d’émeraude et celle-ci prenait son envol pour nous dire la merveille d’exister. On regardait le luxe polychrome du caméléon et il déroulait sa langue de gemme pour se saisir de ce qui passait à sa portée : des grains de lumière, des perles de rosée, des feuillaisons de poèmes. On regardait la crête de la montagne et elle s’ouvrait pour nous dévoiler les cristaux qui éclairaient ses flancs tachés de nuit. C’était une ivresse que de se laisser emporter par cette Hélice Grise qui nous possédait de l’intérieur, grande vague déferlant tout contre les voilures de l’esprit. Un immédiat gonflement du sens courant jusqu’à la courbe dernière d’une nuit toujours disponible, toujours fécondante. Car il n’y avait pas de barrière pour délimiter les vastes territoires de la pensée, car il n’y avait pas d’obstacle élevant sa herse devant les élans de l’intellection. Tout était là dans l’évidence et l’on flottait dans cet espace qui, tout à la fois, était un non-lieu et la totalité des lieux, un non-temps et la totalité des instants portés à l’incandescence. Tout infiniment disponible, tout immédiatement selon la donation d’une corne d’abondance inépuisable, manière d’éternel retour du même, mais sans connotation péjorative, sans la férule d’une pensée tragique et les filets fuligineux du nihilisme. L’exact opposé, le pur diamant surgissant de son filon de bitume avec l’insistance d’une pensée exacte.

Et cette Hélice dont jamais on n’avait aperçu la forme en quelque coin de la Terre, d’ici, de cette élévation, de cet éther on en voyait les nervures internes, la sublime rotation, l’infinie architectonique. C’était une grenade qui s’ouvrait et libérait la turgescence de sa chair, faisait s’écouler l’ambroisie serrée de ses milliers de graines, chaque graine contenant un monde en miniature, un microcosme avec ses failles et ses monts, ses gorges et ses chapeaux de fées, ses météores plantés dans l’écume bleue du ciel, ses sources d’eau vive et ses cataractes d’argile douce, ses coulées de lave rouge et ses soufres volcaniques, ses acequias gorgés de bulles et ses dunes d’herbe couchée sous le vent. C’est tout cela qui, d’un seul empan du regard, naissait à même la pente aiguë des certitudes. On était plongé au cœur de la matière, là, au centre du magma en fusion, près des boules de chrome et des gisements de mercure, environné de fleuves étincelants comme mille glaciers.

L’hélice grise.

Tout ceci était si étrangement semblable à l’étonnante hélice d’ADN, avec ses rotations, ses attaches énigmatiques, ses merveilles de symétrie. On était infiniment inclinés au bord du mystère, les mains repliées en forme de points d’interrogation, la pensée soudée à chaque spire, à chaque mouvement comme si, de cette constante agitation, pouvait naître la réponse à la question qui ourlait le ciel de ses épineuses questions depuis la fondation des astres. Une lumière bleue, phosphorescente, faisait ses flux et ses reflux, cascadait sur l’éminence claire de la sclérotique, tombait, délaissant l’aire de porcelaine pour s’invaginer au profond de la pupille, se partageant sur la proue du chiasma, s’écoulant longuement dans les fibres tressées comme une mèche de métal pour finir par un prodigieux éclaboussement sur l’écran courbe de l’aire occipitale. Feux de Bengale, éclairs surgissant de l’obscur, crépitements, irisations, étoilements, queues de comète, fusions, vertiges colorés, images holographiques, reliefs chromatiques, calcites bourgeonnant, éclats lapidaires, déchirures d’émeraude, jets d’azur des lapis-lazuli, feux cristallins du rubis, évanescence blanche de l’aigue-marine. Une géométrie colorée disposant sa généreuse sémantique alors que tout, dans le corps libéré de pesanteur, se teintait de douceur et de plénitude. Les mots étaient devenus lumière, les gestes flocons, les pensées cendres en sustentation. Intense floculation de l’univers dont on était le centre pris d’ivresse, de subite vitesse alors que l’immensité paraissait aussi immobile que le vol cloué dans l’air du colibri.

Et puis, cette impression de flottement alors qu’on se penchait au-dessus de la dentelle des balustres. Tout en bas, la Terre était cette boule couleur d’eau perdue au milieu de l’éther. Une simple miniature avec ses minuscules chalets de bois - jeux de construction pour enfants -, ses tours comme des jeux d’échecs, les veines des routes qui sillonnaient la peau beige, les toiles d’araignées des ponts suspendus, la flaque mauve des lacs au couchant, la résille des rues, le clignotement des phares, l’ovale des dolines cernées de la neige grise des moutons. C’était si bien aussi de voir les menues brindilles des hommes faire leur incessant croisement de fourmis arboricoles, tantôt montant aux échelles, tantôt s’engouffrant dans les goulots de ciment du métro, tantôt s’assemblant en essaims denses aux terrasses clouées de glycines mauves. D’ici, tout semblait si facile, éthéré et le labeur éreintant des humains, leur insistance à être des ouvrières de ruches, tout semblait tellement dérisoire. Et les combats, les guerres fratricides, les exactions, les pogroms, les génocides, les luttes fratricides, combien ceci était teinté de ridicule, d’orgueil, de sombre vanité. Vus d’en haut les problèmes étaient infinitésimaux. Question d’échelle. Question de point de vue. C’était comme si les pensées, autrefois aliénées par la pesanteur du monde, avaient été prises de légèreté, mais non de profondeur, devenant agiles comme le vol du gerfaut. Les solutions, parfois, souvent, surgissaient à l’improviste, avant même que les questions ne se soient posées, le calcul se réduisait à des opérations de cour d’école, la métaphysique fondait, abandonnant son « méta » pour ne conserver que la Physique d’Aristote, donc la souveraineté de la Nature. La Politique n’avait besoin ni de nobles assemblées ni de savants dialogues sur quelque agora que ce soit puisque la Société était placée sous le régime du souverain Bien et que personne donc ne se fût hasardé à en déranger le formidable ordonnancement. Nulle Religion à l’horizon car les idoles étaient à foison : le ravissement du regard supplantait celui procuré par l’exercice de la foi. L’Histoire s’écrivait sans recours aux scribes des événements puisque vivre, simplement, au jour le jour, était événement en soi, le plus précieux qui soit. Quant aux nourritures terrestres elles étaient bien évidemment supplantées par les spirituelles et le commerce d’une constante intellection. Ouvrir les yeux et l’on pensait. Ecouter une musique et l’on pensait. Soulever un objet et l’on pensait.

La Terre n’était pas seule à être aperçue, à être métamorphosée par l’expérience d’un regard nouveau. Le Ciel, on le questionnait aussi. Ou, plutôt, on en traçait l’hypothèse, la condition d’apparition, l’esquisse phénoménale. En réalité le Ciel était cette constante abstraction qui survolait les cimaises humaines sans qu’elles en fussent bien conscientes. Le Ciel que l’on désignait le plus souvent par le mot aérien, subtil, « d’éther », quelle consistance avait-il, quelle était sa matière, son poids ? Existait-il des rues, des avenues, des collines, des arbres ? Y avait-il des êtres de chair à côté des éphémères Chérubins ? Alors, ne recevant de message du Ciel, on se hissait tout en haut de l’Hélice mais tout se perdait dans une brume diaphane dont le silence paraissait infini. Décidemment, il n’y avait rien à attendre du Ciel, hormis ce que l’on y avait placé depuis des temps immémoriaux, c’est-à-dire à peu près rien : quelques sautes de vent, des pliures de nuages et quelques plumes d’oiseau faisant leur danse souple parmi les lames d’air. Mais, à l’évidence, de simplement être sur l’immense Passerelle Grise et l’œil intérieur s’ouvrait, celui de l’imaginaire, celui de l’intuition. Il suffisait de le laisser venir à soi dans la sérénité. Alors, voici ce que l’on percevait. Le Ciel n’existait pas. Le grand dôme bleu n’était, en réalité, que la courbe inversée des océans, lesquels partageaient leur intensité colorée avec l’immense banlieue terrestre. Ou, plutôt, le Ciel existait, mais comme simple émanation des Hommes. La Terre, ils l’avaient entourée d’une enveloppe, genre de membrane pareille à l’univers amniotique qui les avait amenés à paraître sur la grande scène de l’exister. C’était une manière de seconde matrice entourant la première, la fondatrice. De cette façon ils pensaient s’exonérer de mourir. Leurs vies étaient censées recevoir, comme par un subtil phénomène d’écho, leur ressourcement infini. La respiration qui s’exhalait de leurs poitrines étroites et souvent obséquieuses, voici que, réverbérée par la paroi de verre translucide, elle leur revenait légère, évanescente, genre de nutriment existentiel par lequel ils s’élevaient à de pures pensées. Les pensées montaient de leurs cerneaux gris ricochaient sur les parois du monde avec un son cristallin faisant retour au logis avec d’infinies idées dont jamais on ne pouvait épuiser le sens. Le sens sourdait de leur peau comme l’eau de la faille de calcite, se chargeait de précieux minéraux qui revenaient féconder leur conscience. Leur conscience, ils la projetaient en direction des comètes auprès desquelles elle faisait moisson de pierres de météorites, lesquelles contenaient un savoir pléthorique. Le savoir se dilatait au contact de l’éther qui s’accroissait à rencontrer les épaulements de la nuit qui hébergeait les étoiles qui n’étaient que les yeux des hommes surveillant la glaciation des espaces illimités. C’était une pure giration des choses, un éternel cycle temporel vivant de son propre mouvement. C’était un spectacle étonnant que de voir, depuis le moyeu de l’Hélice, les choses faire leur continuel sabbat, leur danse de Saint Guy, leurs minuscules entrechats. C’était donc cela, exister : bouger, s’animer, s’abriter sous la grande verrière couleur d’espoir et s’en remettre pour l’éternité à ce mouvement perpétuel, à cette immense scansion, à ce rythme de balancier qui disait, en même temps, l’appartenance à l’arche du temps, à la courbure de l’espace. Les Passeurs, accrochés au bastingage, flottaient infiniment, se questionnant sur la vacuité des choses et l’insignifiance de l’arbre, de l’oiseau, de la cruche tant qu’on ne les avait pas dotés du bagage adéquat à leur errance sur Terre. Il fallait donc penser, jeter des ponts sur le vide, tricoter des mailles pour combler le néant, il fallait donc avancer les mains tendues vers l’inconnu, comme les somnambules et s’essayer à deviner ce qui se trouvait ici ou là, genre de colin-maillard, s’en emparer comme d’une probable certitude, il fallait questionner et tâcher de savoir.

Et il y avait un savoir des choses à intuitionner immédiatement à seulement apercevoir la naturelle sustentation de l’Hélice Grise. Une rapide observation permettait de s’apercevoir qu’elle flottait, à mi-chemin de la Terre, à mi-chemin du Ciel, à distance des Divins et hors d’atteinte des Mortels. Ce qui voulait dire que ses Passeurs - car c’était de cela dont il était question -, se tenaient dans un genre de sustentation, d’équilibre parfait qui les situaient au point exact des polarités de ce qui, pour l’Homme, de toute éternité avait fait Sens et surtout Question avant même que de faire Sens. La Terre était la matrice d’une lourde matérialité ; le Ciel le lieu inatteignable par essence des entités célestielles, Anges et autres présences Chérubiniques ; les Mortels étaient le lieu où la finitude s’enracinait comme son lieu le plus probable ; les Divins, qu’ils soient issus du Mont Olympe ou de celui des Oliviers étaient l’espace sans horizon, sans temporalité d’où rayonnait la pure Transcendance. Or, étant Homme sur Terre, l’on n’était point libre de ses mouvements. On était attaché à la glaise - dont on provenait bibliquement parlant -, on était sous le regard de Zeus, de son foudre et de ses trois éclairs : le premier en guise de semonce, le deuxième pour frapper et le troisième pour mettre fin au monde. Ensuite Dieu nous tenait dans sa main punitive afin de nous renier définitivement si on ne le reconnaissait par pour le Maître Absolu. Enfin, on était Mortels, infiniment Mortels, d’ailleurs personne n’avait échappé à la Trappe Néantisante. Cela paraissait définitif et non reproductible. Enfin, les choses étaient comme cela sur Terre, ce qui, du reste, ne l’empêchait pas de tourner.

Certes, la situation aurait pu être désespérée si l’Homme n’avait possédé le Langage, ce qui, au demeurant, déterminait son essence. Demandez donc à un perroquet de parler ou bien aux abeilles de tenir un prétendu langage et vous verrez que le prédicat d’essence se rapportant à la Parole de l'homme n’est pas une simple figure de rhétorique ! Donc l’Homme, pris au milieu de ces tourmentes, plutôt que de se considérer perdu, se mit à écrire des Poèmes, à savoir la sublimité du Langage. Il se mit aussi à donner l’Art aux choses, ce qui, avec le Langage demeure dans la présence bien après que l’homme s’en est retiré. Et, ici, il convient de retrouver une rigueur que la giration de l’Hélice nous avait un instant, ôtée. Afin de comprendre cette situation singulière de Passeurs - entendons de Médiateurs -, entre les instances, les Polarités qui animent le Monde et le configurent, il faut aller en terre heideggérienne, plus particulièrement du côté de la Conférence « La Chose » afin de percevoir cette dimension étonnante - au sens de l’étonnement, du « thaumazein » philosophique - donc cette figure étrange du Quadriparti, lequel rassemblant en son sein la quadrature ontologique la remet au Dasein, à savoir à l’existence humaine. La méditation sur la chose nous permet de comprendre la situation de l’homme dans ce « Monde » qu’il ne faut pas seulement entendre comme cosmos, univers physique - certes il l’est au premier degré -, mais surtout le « Monde » en tant que configuré par l’être-de-l’homme qui, le regardant, ouvre la clairière infinie du sens, de la compréhension, de l’interprétation de ce qui s’adresse à nous, aussi bien dans la simplicité de la terre que dans l’éloignement du ciel, la transcendance du divin, le destin de la finitude clôturant notre questionnement sur les choses. Ceci n’est pas à lire comme une « digression », mais comme l’une des facettes les plus éclairantes de ce que voudrait montrer, symboliquement, la dimension ouverte de l’Hélice Grise. De cette dernière, c’est bien la Chose de l’Art, de la Philosophie, de la Métaphysique qui devient visible à chaque fois. Il y faut cependant un effort de la pensée pour faire de la « Dite » phénoménologique, non une saisie « logique », mais bien « ontologique », donc orientée vers un chemin de concert avec ce que « être » veut dire, jusqu’en son essentialité, sa radicalité. Sans cette exigence, rien ne saurait être lisible. Ecoutons la Conférence :

« La choséité de la chose demeure en retrait, oubliée. L'être de la chose n'apparaît jamais, c'est-à-dire qu'il n'en est jamais question. » Prenant l’exemple d’une cruche mise en forme par le Potier, Heidegger nous indique que cette dernière, la cruche, « déploie son être dans le versement de ce qu'on offre ». Ce qui veut dire que la cruche n’est pas seulement à regarder comme un simple objet manipulable d’une manière contingente, seulement « préhensible », mais qu’elle est ce contenant précieux par lequel une libation peut être offerte aux dieux. Ici commence alors, comme depuis le centre de l’Hélice compréhensive heideggérienne le déploiement d’une fascinante analyse phénoménologique :

« Dans l'eau versée, la source s'attarde. Dans la source, les roches demeurent présentes, et, en celles-ci, le lourd sommeil de la terre qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l'eau de la source. » (…) « Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, les divins et les mortels sont ensemble présents. »

Cette totalité que l’homme recompose installe la totalité de l’être, ce que le Philosophe nomme le « Quadriparti », soit la coalescence de la terre, du ciel, des hommes et des dieux.

« La chose déploie son être en rassemblant. Rassemblant, elle fait demeurer la terre et le ciel, les divins et les mortels. » (…) « Le quadriparti uni du ciel et de la terre, des divins et des mortels, qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu'à elles-mêmes des choses, nous l'appelons le monde.»

Heidegger convoque, en premier lieu ce qui est le plus familier à l’homme, à savoir cette Terre qu’il côtoie quotidiennement sans toujours en percevoir la portée essentielle, de même que le Ciel vers lequel, le plus souvent, il ne porte guère son regard. Pourtant, accoupler Terre et Ciel est la plus sûre façon de faire apparaître ce qui dissimule, comme placé en réserve : l’être. Mais cet être aussi énigmatique qu’impalpable, on ne saurait emprunter de meilleure voie pour essayer de s’en saisir que de faire apparaître ceux qui, précisément, disent cette énigme par le truchement de la Parole : Les Divins et les Mortels. Ainsi doté du Jeu en son ensemble, l’homme devient ce Passeur donnant lieu au Monde, donc délivrant l’être de la chose de sa constante occultation.

« Le monde et les choses ne sont pas l'un à côté de l'autre, ils passent l'un à travers l'autre. »

L’être, de ce fait, est présent en totalité. L’art, comme le Poème sont deux modes essentiels du se-présenter pour ce qui nous fait face et ne demande jamais qu’à être adéquatement saisi. Si la démarche phénoménologique heideggérienne est saisissante, elle trace de surcroît l’ouverture d’une compréhension du monde, non comme nouveau paradigme de la connaissance, lequel demeure extérieur à son objet, mais à la manière d’une saisie ontologique immédiate et intérieure à celui qui la pense, saisie de ce qui, pourtant, demeure le plus voilé, le plus secret. C’est à une telle perception du réel que voudrait modestement participer cette métaphore de « l’Hélice Grise », comme si, depuis son enroulement intime, il s’agissait de s’immiscer dans l’intimité des choses et d’en appréhender la source vive.

Vivant au sein même de l'hélice, dans son vertigineux tournoiement, on n'avait plus guère d'attache terrestre, ni par le corps, ni par la pensée. C'était comme d'être en apesanteur, quelque part dans le vide, mais un vide étrangement doué d'une heureuse plénitude. On levait ses yeux vers le sommet du Convertisseur Ontologique - on commençait en effet à comprendre de quoi il retournait -, s'attendant à y voir des nuages, des fuites libres d'oiseaux, des coulures de vent, peut-être l'aile d'écume d'un Ange ou bien le visage transparent de Dieu. Mais rien de ceci ne s'installait à l'horizon de la vision. Ce que l'on voyait et ceci, triplement, d'abord avec les yeux corporels, ensuite avec ceux, perçants, de l'esprit, ensuite avec ceux, déployants de l'âme, c'était ceci :

Tout en haut - mais il n'y avait plus de réelle dimension, la quadrature spatio-temporelle gagnant toute l'étendue du site disponible, - tout au-delà du concevable donc, possédant la forme d'une ellipse de lumière, genre d'outre infiniment tendue sur ses parois translucides c'était rien de moins que la mystérieuse et précieuse chôra platonicienne qui dépliait ses immenses voilures, alors que son intérieur, affecté d'une clarté pareille à celui d'un bloc de résine, disparaissait sous les traits d'une intrigante compacité. On y devinait un bouillonnement, une agitation moléculaire et atomique, des assemblages complexes de matière et d'esprit, identiquement à l'athanor rougeoyant de l'Alchimiste dont la combustion de la matière vile poursuivait le chemin devant conduire à la Pierre Philosophale. Au-dessus, autour, devant, derrière - car c'est d'un autre espace-temps dont il s'agissait, surgissant de l'Étoile Blanche, des millions de phosphènes éblouissants, donc des millions d'Idées, des cataractes d'Intelligibles pénétraient la nébuleuse, la grande Matrice Originelle existant de toute éternité, condition de possibilité de toute généalogie terrestre, de tout indice signifiant, de toute figuration parmi les Hommes. Elle était la Nourrice-du-Devenir, celle par qui se configurait le Monde, participant de l'invisible pour faire phénomène dans le visible, le sensible, l'immédiatement préhensible. On agrandissait l'œil de l'âme jusqu'à la sublime mydriase, celle qui donnait accès à l'amplitude infinie de la conscience et voilà qu'en-deçà de la Chôra, on apercevait des Formes tellement simples qu'elles se réduisaient à quelques esquisses, à quelques nervures oscillant vers l'apparition mais n'y étant pas encore dévoilées. Seulement émergeant du Rien et s'y maintenant autant de temps que le mystérieux Convertisseur n'aurait pas fait signe. "Faire signe" voulait seulement dire "faire sémaphore", "faire figure", "faire esquisse", avant que de paraître sous une géométrie compréhensible, utilisable et fécondable par l'esprit humain.

Par exemple on "voyait" - entendez "on intuitionnait", "on se livrait à une intellection" -, on voyait donc L'Arbre; L'Oiseau ; La Pomme. L'Arbre dépouillé : branches livides pareilles au lisse des bois éoliens, tronc de platine, racines élémentaires dans leur heureux dénuement. L'Oiseau originel : voilure tendue, vol indicible, blancheur native. La Pomme : de cristal, légère, seulement soulignée par l'estompe d'une cendre, la courbe du vent. C'était ceci qui comptait : l'Essence des choses, leur Vérité première, leur Beauté imprescriptible, leur destination à figurer comme le naturel prodige du Souverain Bien.

Puis il y avait l'éclipse, la fécondation donatrice de destin, mais ceci dans l'orbe du plus grand secret, jamais l'accouplement de l'Intelligible et du Sensible ne saurait avoir lieu au plein jour, mais seulement dans la chambre grise de l'aube, dans les replis amniotiques de la Chôra, sous la fontanelle réceptrice de lumière, la gemme devant aboutir à ce bouton germinal, à cet ombilic destiné au breuvage des Hommes, des Femmes afin que le flamboiement originel les habite de l'intérieur et qu'ils puissent en faire l'offrande aux instances de l'habiter-sur-Terre, d'abord remettre cet inestimable présent à l'Art, puis assurer la dissémination la plus large parmi le peuple des Existants. Et voici ce que devenaient les Formes au sortir de la Chôra :

L'Arbre.

L’hélice grise.

Gustav Klimt. L'Arbre de vie.

Source : Wikimedia Commons.

L'arbre portait encore l'empreinte de l'Intelligible avec ses volutes régulières, son harmonie, son équilibre, sa disposition à être aussi bien du domaine de l'imaginaire que de celui du réel dans lequel il tomberait bientôt revêtant le chatoiement du multiple, la roue infinie des prédicats. C'est ainsi que, depuis l'Arbre-Fondateur, se révèleraient aussi bien le bouleau, le palmier, le chêne ou bien l'olivier, tous traversés de vent, parfois de maladies, couverts de feuilles au printemps, dénudés en hiver, portant sur leur effigie même la marque du passage du temps.

L'Oiseau.

L’hélice grise.

Georges Braque.

Oiseau sur fond bleu.

Source : Christie's.

L'Oiseau était encore ce concept vibrant d'abstraction, cet esseulement du trait et de la couleur, cette venue du Simple par lequel s'annonçait le sublime en tant que présentation du rare. Ainsi l'Oiseau de Braque pouvait-il fréquenter les cimaises des Musées, les plafonds de singulières demeures encore si proche de l'acte de sa donation qu'il se serait confondu avec le geste premier. Puis d'autres ciels l'attendaient, habités de suie et de contingences. Il deviendrait ce vol essaimant parmi la rumeur des villes, blanches colombes, puis paisibles tourterelles, puis pigeons picorant les visages muets des statues.

La pomme.

L’hélice grise.

Cézanne : Pommes.

Source : Atelier Cézanne.

La pomme, transcendée par le regard cézannien, semblait flotter à l'intérieur d''une chair très précieuse, souvenir de sa céleste provenance. Tantôt elle apparaissait telle une terre vernissée, comme un sublime émail conservant encore l'incandescence du four primitif. Tantôt elle était simple surgissement d'un sol natif, prolongement, infinie courbure, disposition à un constant ressourcement, à une souplesse inventive selon une myriade de possibilités apparitionnelles. Pâte ductile décidant à tout instant de sa couleur, de sa texture, de son flamboiement. Tantôt versée à la vibration impressionniste, tantôt s'habillant de la vision moderniste épurée, tantôt dérivant vers la représentation cubiste. On le sentait, cette pomme tombée dans le sensible conservait de réelles attaches intelligibles et sa parution aux yeux étonnés des Regardants était ce genre de miracle dont, jamais, on n'avait fini de faire le tour.

Et puisque l'Arbre, l'Oiseau, la Pomme se sont présentés à nous avec cette belle polyphonie, avec ce langage tenant à la fois de la prose et du poème, il nous faut allouer à la Chôra la place qui lui revient en tant que Médiatrice de ce qui, invisible par nature, s'est rendu visible par nécessité. Nous voulons dire la nôtre, cette nécessité que les Choses nous apparaissent avec suffisamment de stabilité et de pertinence.

La Chora.

Donc, s'il y a une "réalité" dont "l'Hélice Grise" ne puisse faire l'économie, c'est bien de la Chôra platonicienne, cette merveilleuse nébuleuse, ce sublime indéfini, cet objet aux contours flous, cette "nourrice du devenir" par laquelle l'existant - toutes les choses qui paraissent -, s'assure d'une possibilité de figurer, donc de s'abstraire de ce néant à proprement parler inconcevable. En effet, comment imaginer, fût-ce au prix d'une vigoureuse intellection, quelque chose qui ne l'est pas, chose, et qui pourtant doit nécessairement être posée comme sol originaire sur lequel édifier du visible, du préhensible, du compréhensible ? Pour essayer d'y voir plus clair, car toujours la question originaire posée par Leibniz nous taraude l'âme, vibrionnant autour de nous comme l'essaim autour de la Reine : "Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ?" Et, à poser la question d'une manière leibnizienne, c'est bien du Rien dont il nous faut partir de manière à ce que l'étant apparaisse. Pourquoi les Autres ? Pourquoi la montagne ? Pourquoi le fleuve ? Pourquoi la liberté, la nécessité, la vérité ? Puisqu'aussi bien ces notions abstraites, insaisissables sont des "étants" comme vous qui me lisez ou bien moi qui écris. Donc partir du Rien, autant dire de l'Absolu. Mais, à peine la question est-elle posée qu'elle se trouve confrontée à sa brutale clôture, c'est-à-dire que s'ouvre l'abîme d'une aporie constitutive. Car disserter sur le Rien, c'est déjà faire apparaître du langage, c'est déjà se situer dans la matière dense de l'étant, le langage fût-il de nature évanescente, du moins en apparence. Donc, à partir d'ici, si nous voulons ne pas demeurer dans l'aire des irrésolutions natives, il nous faut avoir recours à un "subterfuge". Et la meilleure manière d'entrer, de biais, dans le sujet, est sans doute d'avoir recours à la sphère compréhensive platonicienne. Nous poserons donc comme une apodicticité, une certitude incontournable, l'existence de deux registres séparés, d'une part l'Intelligible seulement accessible par l'intuition intellective; d'autre part le Sensible dont nos sens habituels sont habitués à décrypter les messages chiffrés. A cette fin nous disposons de nos cinq sens. Ensuite, quant au fait de savoir si la démarche du Fondateur de l'Académie est pertinente, divisant la totalité du monde en "physique" et "méta-physique", soit ce qui se trouve en relation directe avec nos sens, soit ce qui en est hors de portée; donc si cette manière d'envisager l'être des choses se justifie, ce problème sera volontairement ignoré. Ce qui importe ici, c'est bien de chercher à faire émerger un début de saisie correcte du monde qui s'annonce à nous. L'intérêt du choix de Platon consiste en ceci : nous proposer une possible "grille de lecture", un moyen de connaissance de cela qui nous questionne et donc, ainsi, de dépasser cette station, cette immuabilité dont nous sommes saisis dès l'instant où la question de l'être et de l'étant vient à notre encontre.

Donc il convient d'imaginer et de faire surgir du Rien quelque chose, afin que, métaphoriquement du visible puisse se mettre en place. Si Intelligible et Sensible sont posés comme les deux polarités jouant toujours en mode dialectique, l'un n'existant que par l'autre, l'un ne prenant essor que de l'autre, alors, aussitôt, s'impose à nous comme une "logique" inévitable, la présence d'un "troisième terme", d'une sorte d'espace d'un genre particulier afin que ce qui, s'instaurant dans l'âme, puisse trouver une issue dans le corps. Et c'est ici qu'intervient l'invention sublime de ce médiateur, de ce convertisseur ontologique, de cette aire nécessairement présente avant même l'apparition des Idées afin que ces dernières, les Idées puissent trouver le lieu où convertir leur libre énergie, leur constante puissance en acte dont nous, les humains, mais aussi la totalité du monde puisse se doter, mettant ainsi en branle l'arche mobile de l'exister. La Chôra, cette nourrice du devenir, cette fondatrice de toute généalogie, ce site fécondateur de toute génération, il faut l'envisager comme cette matière amorphe, dense, infiniment mouvante dont les Idées s'emparent, s'informant de telle ou telle manière, se livrant au sortir de ce réceptacle à une esquisse dont nous nous saisissons, nous les hommes, pour donner sens et direction à tout ce qui apparaît dans l'espace libre de notre horizon interprétatif. Si nous voulons résumer d'une manière elliptique le sens général de ce qui est en jeu, nous pourrions dire que le rôle subtil de la Chôra est de mettre en relation le signifiant qui, toujours apparaît de manière évidente devant nos yeux, et le signifié qui en est la face cachée mais dont nous ne pouvons faire l'économie pour la simple raison que ce signifiant ne peut prendre sens qu'à être référé à ce qui le porte à la visibilité, à savoir le signifié. Tout comme le symbole réfère toujours à une réalité qui l'excède : la paix déborde l'image de la colombe de son poids infiniment ontologique.

L’hélice grise.

Ici, la tentative de faire apparaître quelque chose de ces entités qui toujours nous échappent, s'appuiera, comme souvent, sur la force démonstrative de la métaphore. Imaginons donc que, du Néant, émergent dans la presque totale indistinction, des nappes de fils clairs, translucides, insaisissables (Les Idées) dont nous retiendrons essentiellement leur tendance à vouloir apparaître sous le triple aspect fondateur du Beau, du Bien, du Vrai. Car tout ce qui existe peut s'inscrire sous ce registre, aussi bien la nature, l'homme, l'animal, la plante, la chose. Et pour souligner la pureté, l'originarité de ces Idées qui sont des Essences, donc de pures natures avant l'accomplissement dans l'ordre du monde, nous leur affecterons le Blanc comme couleur distinctive à ces fils que nous définirons comme fils de trame, ceux qui supporteront les fils de chaîne qui, eux, seront la participation du Sensible aux Idées. Dès lors, la Chôra apparaît donc comme ce Métier à tisser symbolique, ce convertisseur des formes en réalités palpables, manière de navette ontologique assemblant ce qui du "méta" vient s'accoupler au "physique" pour aboutir à cet étant qui partout rayonne et brille d'un éclat solaire dont les Idées témoignaient comme de la Vérité, de la Justice, de la Beauté en leur signification indépassable. Or, si nous affectons le Blanc comme valeur originelle, par simple logique contrastante, nous attribuerons aux fils rattachés au Sensible la valeur diamétralement opposée, à savoir le Noir, lequel fait signe vers la nuit définitive de toute entropie arrivée à son terme. Donc le croisement du Signifiant et du Signifié grâce auquel le Sens peut faire son efflorescence, donc situer l'étant dans la plénitude de l'être, se traduira par le Gris, cette teinte chatoyante se développant selon une subtile harmonie, un merveilleux équilibre, une tension exacte faisant apparaître cette étrange conception de la "coïncidence des opposés", laquelle, en dernière analyse, n'est que la forme dialogique qu'entretiennent, de toute éternité, les deux pôles qui nous définissent : celui de la Vie, celui de la Mort. Ce qui, avant l'entrée dans la Chôra n'était "qu'intissé" devient cette étole de soie à la souple mouvance, au magnifique chatoiement. Tant que l'équilibre s'instaure entre l'exigence des Idées en leur triptyque du Beau, du Bien, du Vrai et le réel dans son accomplissement singulier, tout s'auréole de cette si belle teinte du Gris, une manière de "griserie" dont jamais nous ne devrions nous absenter. Mais, souvent, l'inconscience des Existants les conduit à ignorer les valeurs fondatrices et alors la pièce d'étoffe se pare de teintes sombres, parfois totalement nocturnes, comme si quelque attrait de l'ombre effaçait le rayonnement de la lumière. Donc, ce que nous apercevrons des Idées après qu'elles seront passées au travers du convertisseur de la Chôra, ce ne seront plus seulement les fils de trame et les fils de chaîne dont l'entrelacement initial était à la limite de l'invisibilité, mais une étoffe totalement réalisée dont nous pourrons faire notre vêture ordinaire pour la simple raison qu'elle aura été portée à notre regard aussi bien qu'à notre toucher par la médiation d'un travail de synthèse accompli dans cette aire assemblante et unifiante.

L’hélice grise.

Tissu dogon.

Source : Africart.net.

Parvenus à ce point de notre démonstration où les choses qui se donnent à voir résultent d'un tissage entre Sensible et Intelligible dont le tissu est l'aboutissement en tant qu'entrelacs du Signifiant et du Signifié, comment pourrions nous faire l'économie de la cosmogonie des Dogons au sein de laquelle le Métier à tisser tient une évidente place paradigmatique ? La représentation du monde passe par cette manière de chorégraphie silencieuse qu'est le mouvement de la navette entre les nappes de fils. La parole est tissage, or qu'existe-t-il de plus intimement lié en tant que signifiant/signifié que la parole ? Qu'existe-t-il de plus proche d'un sens révélé que l'ouverture du langage par lequel le monde apparaît, devient manipulable, fait l'offrande de ses dons multiples ? Bien évidemment, ici, nous sommes comme au sommet de "L'Hélice Grise", cette subtile métaphore qui essaie de nous dire en une série d'images la totalité de l'étant avec laquelle nous convergeons si nous sommes sensibles aux multiples et incessantes affinités qui viennent nous visiter au travers d'une quotidienneté sublimée. Nous, les Hommes, nous les Femmes sommes ces Métiers à tisser le monde dont la parole est l'unique faveur alors que nous ne faisons qu'assembler en permanence les fils invisibles de l'Intelligible et du Sensible par lesquels nous naissons à nous-mêmes dans le mouvement qui anime toute chose et nous dépose au seuil de toute compréhension.

En guise de conclusion provisoire, nous citerons l'excellent article paru dans "Regard éloigné" du 14 Décembre 2006, intitulé : "LE PARADIGME DU TISSAGE" :

"L'incessant va-et-vient du tissage de la bande de coton, qui entrecroise tous les fils sans les confondre, est par ailleurs analogue à l'entrelacement des paroles dont le monde est constitué. En pays manding, comme l’exprime dieu d’eau c'est la totalité du métier à tisser qui est l'analogon des éléments constitutifs du monde et de la personne humaine. En effet les trente-trois pièces du métier à tisser correspondent aux éléments de l'organe phonatoire (le peigne et les deux rangées de dents, le mouvement des lisses et la mâchoire, la langue qui va et vient et la navette, la poulie grinçante et les cordes vocales...) comme le métier à tisser rassemble tous les mouvements de l'univers : celui, originel, de la torsion hélicoïdale du fil, celui du perpétuel mouvement de la navette qui passe et repasse à travers les fils de la chaîne, celui en zigzag de la trame, celui de la montée et de la descente des lisses de telle sorte que c'est la voix du monde et la voix de l'homme que l'on peut entendre dans le grincement de la poulie : la parole parle dans cet instrument qui la matérialise, mais c'est aussi la pensée et la réflexion qu'évoquait irrésistiblement l'interminable mouvement de va-et-vient des lisses."

Nous n'avons fait qu'une rapide incursion dans ce domaine métaphorique de "L'Hélice grise" dont nous avons conscience que le propos est dense et difficile à identifier. Nous situant au croisement de l'Invisible et du Visible, nous sommes habités de l'intérieur par ce double mouvement qui nous attache au monde alors même qu'il nous intime de nous en absenter. La vision forcément dense du réel, sa naturelle prégnance nous acculent constamment à cette manière de marche au plus près de l'Arbre, de l'Oiseau, de la Pomme. De l'Homme, de la Femme aussi que nous sommes d'abord, n'apercevant le plus souvent de notre cheminement laborieux sur Terre que notre ombre portée sur le sol de poussière, alors que notre esquisse ne fait, depuis toujours, que s'élever dans l'éther !

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