Avertissement aux
Lecteurs du texte
"Les copains
d'abord"
Ce texte est parfois étonnant au sens philosophique du terme, mais le plus souvent
surprenant, chaotique, faisant alterner le franc rire et la réflexion, le sérieux et le futile, le nécessaire et le contingent. S'engouffrant à l'occasion, avec malice et non sans
délice, dans quelque adipeuse gauloiserie, sinon dans les ornières et égarements auxquels savent nous conduire nos instincts primaires dès l'instant où notre lucidité se relâche, notre
exigence d'élégance faillit, notre empathie pour le populaire et la camaraderie débridée nous conduisant sur des sentiers propices à la facilité.
Mais s'agit-il vraiment de cela ? Simplement d'éviter les efforts qu'impose toujours tout texte travaillé, peines
auxquelles cède souvent notre penchant à la paresse, notre inclination à nous inscrire dans le facile écoulement d'une "vie en pente douce" ? Sans doute convient-il de répondre par
l'affirmative. Mais aussitôt d'en modérer les effets. Car, s'il faut bien reconnaître que le texte qui vous est ici proposé, écrit rapidement, fait l'économie d'un style exigeant, sombrant
volontiers dans un humour compact plutôt qu'aérien ; s'il est inévitable de constater que les discours des divers protagonistes s'inspirent davantage d'une faconde incontrôlée et, dans le
meilleur des cas, d'une teinte de verve rabelaisienne, plutôt que de verser dans les échanges propres aux chancelleries feutrées, il est légitime de lui reconnaître, au fil des pages,
la prétention d'exister selon d'autres projets. Certes bien modestes, certes parfois utopiques.
Ainsi y trouvera-t-on, au milieu de péripéties souvent prosaïques, l'émergence de quelques thèmes liés, par nature, à
l'architecture de l'ALTERITE. Car c'est bien ce fil rouge qui retient ensemble
les fragments épars du puzzle. Car c'est bien cette exigence qui maintient debout un édifice chancelant. Autrement dit "ébranlable", comme l'est, par définition, toute existence
humaine.
Et à ce propos "d'existence humaine", nous y reconnaîtrons volontiers, en filigrane, mais parfois de manière plus
explicite, quelques uns des thèmes chers à l'existentialisme qui se déclinent selon déréliction, absurde, problème de la liberté. Questions essentielles s'il en est, questions tutoyant souvent l'abîme dont l'humour est le plus efficace
contrepoison. Aussi s'agit-il de le bien manier. Mais parfois est-il aussi utile de provoquer "fureurs et tremblements", légitime indignation, sentiment de révolte face à ce qui menace toujours
de nous entraîner vers notre perte. Ce texte est volontairement SUBVERSIF,
provocateur, versant souvent dans une diatribe acerbe de la société et des pitreries de l'admirable "comédie humaine" qui, chaque jour de notre vie déroule
sur le praticable de la vie ses hilarantes pantomimes. Car ne pas reconnaître ce sentiment d'une absurdité évoluant continuellement à bas bruit, consisterait
à lui ouvrir en grand les portes d'une souveraine félicité.
Avec l'absurde, point de quartier, usons des mêmes armes qu'il utilise à saper nos fondements, dotons-nous d'une
radicalité sans défaut, d'une cotte de mailles sans failles. Bien évidemment, c'est lui, l'absurde qui aura toujours le dernier mot. Alors parler tant qu'on le
peut, vociférer s'il le faut, hurler avec les loups. Nous aurons au moins eu, l'espace de nos cris, l'illusion de pouvoir lui damer le pion. C'est toujours mieux que de sceller ses lèvres du
silence de la faute, de la dette. mais de quelle faute, de quelle dette ? Serions-nous coupables de vivre ? Et, d'ailleurs avons-nous eu, au moins, le premier mot qui a présidé à notre destin en
forme de finitude ? Alors de quoi aurions-nous peur en proférant des mots contre l'indicible néant attaché à chacun de nos pas ?
Parfois, la déréliction, il ne faut lui faire aucun quartier. Prenons donc exemple sur cette très fameuse guerre Picrocholine - dont nous rappelons, au passage qu'il faut retenir le sens de « bile amère », donc
« colérique », du très génial Rabelais et énonçons avec lui, fût-ce au prix de
moultes éructations et autres torsions sous-ventrières, quelque vérité pareilles à des braquemarts à l'aide desquels nous pourfendrons, tel Le Moyne, ses ennemis
héréditaires, lesquels, pour ce qui concerne "Les Copains" auront pour noms : idées toutes faites, obsessions névropathiques, comportements moutonniers,
attitudes immanentes aux objets consuméristes les plus divers, égoïsme pléthorique, pédanterie, inconnaissance, pleutrerie culturelle, inconséquences sociales, morgue aristocrato-bourgeoise,
épidémies de jargons à la mode, inclination à l'intolérance, avarice congénitale, curiosité conviviale, pornographie récurrente, mépris de l'autre, rodomontades polyphoniques, oraisons
jaculatoires, insuffisance d'hétérocentrisme, cupidité invétérée, myopie psychologique, déficit sentimental, carences intuitives, anti-hédonistes, pro-capitalistes, et, enfin, toute
propension à conduire le bel humanisme dans quelque cul-de-basse-fosse où il se morfondrait, son existence durant.
Enfin, Lecteur, Lectrice, vous l'aurez
compris, cette longue fable, commençant et se terminant par une chanson de Georges Brassens, souhaiterait, à la fois lui rendre hommage et emprunter à son
esprit libre, anarchiste, anticonformiste, à son naturel penchant pour une franche camaraderie, à son goût pour les libations, la bagatelle, les prostituées, les voyous, les Auverpins, les
fossoyeurs, les aurochs, Briv'-la-Gaillarde et ses ogresses mamelues, les amoureux, les bancs publics, Pauvre Martin qui creuse le temps, Margoton dégrafant son corsage, le jupon d'Hélène, les
sabots crottés, la mauvaise herbe, les mauvais sujets, les fines mouches, les arbres, la pipe, Marinette, les croquants, la chair fraîche de Lison, le nombril des femmes d'agents, ceux qui ont
mal tourné, un' fess' qui dit merde à l'autre, la chaude liqueur des treilles, les gauloiseries, le feu au cul, les jurons, les charretiers, les jarnicotons, les vertudieux, la femme d'Hector,
les funérailles d'antan, les petits corbillards, les petits macchabées, les mécréants, les bistros, les coins pourris du pauvre Paris, Pénélope, les croqu'morts, les Filles à cent sous, les
ivrognes, les cons usagés, les traitresses, l'écart de la place publique, la Jeanne, la guerr' de quatorz' dix-huit, les amours d'antan, les pauvres comme Job, Saturne, Vénus Callipyge, la route
de Dijon, LES COPAINS D'ABORD, Celles qui font l'amour par amour, enfin, dans
une merveilleuse simplicité, avec une immense poésie, une verve à nulle autre pareille, un langage porté au pinacle, tout ce qui dispose à la vie, la vie juteuse, truculente, libre
d'arrière-pensées, ouverte, généreuse.
Oui, Tonton Georges, tu nous manques, toi qui savais, si intelligemment traduire le
travers de nos contemporains, les nôtres surtout, lesquels font partie, à tout prendre, de notre essence humaine à nulle autre pareille !
Et, pour terminer cette rapide introduction, comment résister au plaisir de vous offrir un
des plus beaux morceaux de bravoure de la littérature française, à savoir la très célèbre guerre Pichrocoline, dont nous aurions souhaité que le
millième de l'esprit qu'il contient, pût animer, l'espace d'une seule page, cette fable à la gloire des Modestes, des Simples, des bien doués dans l'art de transformer tout fait, accident ou menu
plaisir de l'existence, aussi mince fût-il, en événement planant longuement dans les mémoires .
Comment le Moyne se deffit de ses gardes,
& comment l'escharmousche de Picrochole feut deffaicte.
Le Moyne les voyant ainsy departir en desordre, coniectura qu'ilz alloient charger sus Gargantua & ses gens, & se contristoit merveilleusement de ce qu'il
ne les povoit secourir. Puis advisa la contenance de ses deux archiers de guarde, lesquelz eussent voulentiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose & tousiours regardoient vers
la vallée en laquelle ilz descendoient. Dadventaige syllogisoit disant, ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d'armes. Car oncques ne me ont demandé ma foy, & ne me ont ousté mon
braquemart.
(…) Soubdain après tyra son dict braquemart, et en ferut l'archier qui le tenoit à dextre luy coupant entierement les venes iugulares, & artères sphagitides du
col avecques le guargareon, iusques es deux adènes: & retirant le coup luy entre ouvrit le mouelle spinale entre la seconde & tierce vertèbre, là tomba l'archier tout mort. Et le moyne
detournant son cheval à guauche courut sus l'aultre, lequel voyant son compaignon mort, & le moyne aventaigé sus soy, cryoit à haulte voix. Ha monsieur le priour mon bon amy monsieur le
priour ie me rendz, monsieur le priour mon bon amy monsieur le priour. Et le Moyne cryoit de mesmes. Monsieur le posteriour mon amy, monsieur le posteriour, vous aurez suz vos postères. Ha
(disoit l'archier) monsieur le priour, que dieu vous face abbé. Par l'habit (disoit le Moyne) que ie porte ie vo' feray icy cardinal, Rensonnez vo' les gens de religion? Vous aurez un chapeau
rouge à ceste heure de ma main. Et l'archier cryoit, Monsieur le priour/ monsieur le priour/ monsieur l'abbé futeur/ monsieur le cardinal/ monsieur le tout. Ha ha hes non. Monsieur le priour/ mon
bon petit seigneur le priour ie me rends à vous.
Et ie te rends (dist le Moyne) à tous les diables. Lors d'un coup luy transchit la teste, luy coupant le test sus les os petreux & enlevant les deux os
bregmatis & la comissure sagittale, avecques grande partie de l'os coronal, ce que faisant luy tranchit les deux meminges & ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du
cerveau: & demoura le craine pendante sus les espaules à la peau du pericrane par darrière, en dorme d'un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba, roidde mort en
terre.
Ce faict, le Moyne donne des esprons à son cheval & poursuyt la voye que tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontrez Gargantua & ses compaignons au
grand chemin. Et tant estoient diminuez en nombre pour l'enorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre, Gymnaste/ Ponocrates/ Endemon/ & les aultres, qu'ilz commençoient
soy retirer à diligence, tous effrayez & parturbez de sens & entendement, comme s'ilz veissent la propre espèce & forme de mort davant leurs yeulx. Et comme vous voyez un asne quand
il a au cul un oestre iunonicque, ou une mousche qui le poinct, courir cza & là, sans voye ny chemin & gettant sa charge par terre, rompant son frain & renes, sans aulcunement
respirer ny prandre repous, & ne sçayt on qui le meut, car l'on ne veoit rien qui le touche.
Ainsi fuyoient ces gens de sens deprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr, tant seulement les poursuyt une terreur Panice laquelle avoient conceue en leurs ames.
Voyant le moyne que toute leur pensée n'estoit si non à guaigner au pied, descend de son cheval, & monte sus une grosse roche qui estoit sus le chemin, & avecques son grand bracquemart,
frapoit sus ces fuyars à grand tour de braz sans se faindre ny espargner. Tant en tua & mist par terre, que son bracquemart rompit en deux pièces. Adoncques pensa en soy mesme que c'estoit
assez massacré & tué, & que le reste doibvoit eschapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors, & se retourna derechief
sus la roche, passant temps à veoir fuyr les ennemys, & cullebuter entre les corps mors, excepté que à tous faisoit laisser leurs picques/ espées/ lances & hacquebutes, & ceulx qui
portoient les pelerins liez, il les mettoit à pied & delivroit leurs chevaulx au dictz pelerins, les retenant avecques soy l'orée de la haye. Et Toucquedillon, lequel il retint
prisonnier.