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27 août 2013 2 27 /08 /août /2013 16:35

 

 

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 Source : Gizmodo.

 

 

 Labesse. -  Suis-moi bien, Aristote, nous arrivons maintenant à une sorte de point de non-retour et c'est à partir d'ici-même que le destin de Robinson bascule. Le "regressus ad uterum", pendant toute sa durée, ne peut que suivre la logique de la pente et de la chute et c'est, soudain, comme si les fleuves remontaient à leur source, les flammes rétrocédaient vers l'étincelle, le vent regagnait l'outre d'Eole, le sable redevenait roche, la lave regagnait les profondeurs de la terre et toutes les aiguilles des montres, des horloges, des pendules, dans leur mouvement sénestrogyre, feraient remonter le temps à ses premiers battements, à ses pulsations primitives et l'on verrait bientôt, au fond de l'univers, un seul point brillant dont le clignotement voudrait dire que l'existence est sur le point de commencer, qu'elle va s'ouvrir bientôt, qu'elle n'attend qu'un signal, qu'un ordre, qu'une invitation à émerger du flou, de l'indistinct, de l'immobile.

Aristote (semblant passablement ennuyé par les métaphores élémentaires et évidentes que je lui assène comme des vérités) :

 - Jules, si tu veux bien, revenons à Robinson...

Labesse. -  Eh bien, l'allégorie de Tournier repose sur des symboles dont la clarté est manifeste. L'ouverture de la grotte, en tant que réceptacle féminin vient à être fécondée par le sexe opposé et complémentaire sous les espèces des rayons de soleil et la durée de l'éclair n'est que le jaillissement de la semence dont l'antre, éclairé jusqu'en ses profondeurs, délivrera la vie au terme d'une gestation secrète.

Aristote. -  Ton explication est exacte, Jules, et ensuite qu'advient-il du destin de Robinson ?

Labesse. -  Le texte continue par une phrase qui ne peut guère se comprendre que sous l'aspect de la polysémie et si l'on s'en tenait à son sens premier et littéral, on pourrait en conclure que l'évènement qui vient d'affecter Robinson est, somme toute, à ranger dans la catégorie de l'ordinaire et du prosaïque, alors que cet "innocent" corpus nous suggère bien plutôt le contraire. Donc, à la suite de l'éclair qui a surgi au fond de la grotte et l'a illuminée dans sa totalité, la révélation est bien mince :

 

"Mais c'en était assez pour que Robinson sût que la première journée s'achevait".

 

...Cependant, Aristote, tu seras d'accord avec moi pour trouver à cette constatation de nature apparemment fataliste, une connotation plus profonde que celle qui consisterait à prendre acte de la fin d'une journée somme toute ordinaire, laquelle, en toute hypothèse, ne saurait être suivie que d'une journée tout aussi ordinaire. C'est exactement le contraire qu'il faut saisir : à savoir qu'à la suite de l'éclair ne peut se dévoiler un fait simplement contingent. L'éclair annonce plus que l'éclair ne pourrait le faire en tant que phénomène naturel, il est de nature céleste, essentielle et j'aimerais, à ce sujet, que tu puisses à nouveau m'apporter tes lumières.

  Aristote ne se fit pas prier pour prendre la relève. Ses plumes tout autour de sa tête témoignaient d'une vive impatience et il se lança aussitôt dans les dédales du savoir, sans bien s'assurer auparavant qu'il me serait loisible de le suivre dans ses explications et références multiples.

Aristote. -  Bien sûr, Jules"l'éclair" n'est pas anodin, il ne peut être assimilé à un simple feu de paille, à quelques étincelles ou à la nuée d'escarbilles que projetaient autrefois les machines à vapeur. Déjà, à la Préhistoire, les premiers hommes le redoutaient comme une divinité étrange et maléfique qui, en tous temps, en tous lieux pouvait décider de leur sort, les blesser, les anéantir même et c'est une des raisons pour lesquelles ils ont investi les grottes comme espaces de sécurité, comme refuge contre la peur immense qui surgissait des ténèbres et enflammait la crête des montagnes.

  L'éclair est devenu un symbole universel, un facteur de vie doué d'un fort pouvoir fertilisant. C'est cette dimension de puissance créatrice qui est devenue sa marque de fabrique et assure la majesté de son rayonnement. Dans de nombreuses cultures l'analogie est évidente entre "l'éclair" et l'émission de sperme. Il est assimilable à l'acte viril dont Dieu s'est investi lors de la création. Dans le même esprit,les aborigènes d'Australie le considèrent à la façon d'un pénis grandissant et fécondant. Les Pygmées(dont le nom vient du grec "pugmaios" : haut d'une coudée), le considèrent comme une arme qui, en même temps, symbolise le phallus divin et participe à la hiérogamie élémentaire Ciel-Terre. Il est aussi associé à l'élément "eau", à la pluie et sa dimension de semence céleste est douée d'universalité. Les taoïstes le relient à la fécondité, pensant qu'il ouvre le sein de la femme enceinte et provoque l'accouchement de même que la foudre fend le sein de la nue pour la métamorphoser en eau.

 

 

 

 

 

 

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26 août 2013 1 26 /08 /août /2013 08:52

 

Aristote. -  Tu auras remarqué, Jules, que les termes employés par Tournier ne sont pas anodins. D'abord la grotte est située au "centre de l'île", elle en constitue le point focal, le lieu de convergence du microcosme dans lequel le destin de Robinson s'enracine. A un point de cette sorte, il est attaché comme le fœtus est relié à son ventre nourricier, à son abri primitif qui constitue, pour lui, la mise en sûreté de son existence et c'est la raison pour laquelle ce foyer recueille et condense tout ce qui lui est "précieux", ce qui, pour lui, fait sens : sa nourriture, sa vêture, ses moyens de défense. Hors ce giron initial point de salut et Robinson le sait si bien qu'il va progressivement en faire le lieu de ses investigations.

 

"Pourtant il n'avait jamais entrepris l'exploration du fond de la grotte, et il y

pensait avec curiosité".

 

Aristote. -  La "curiosité", en son sens positif, bien entendu, est la porte qui donne accès au savoir; elle suppose une attitude active semblable à celle d'un explorateur qui défriche, débusque, entaille, ouvre l'espace en direction de la connaissance, attitude pareille à celle d'un spéléologue qui fend les ténèbres, sonde les boyaux, se glisse dans les failles pour parvenir au sol ultime de la grotte, là où repose le commencement, là où s'ouvre la matrice de chair, la corne d'abondance. Parvenu à ce fondement, c'est l'aire de nidification qui est en question, la condition même de l'éclosion et la tentative de Robinson, sa "curiosité", ne sont que les prémices de la construction d'une utopie charnelle. C'est simplement la recherche de ce lieu onirique, fantastique, imaginaire, espèce de "nusquama", pour parler comme Thomas More, cette sorte de "nulle part", de topos originaire qui, parce qu'il est un "non-lieu" est la condition même de possibilité de tout espace.

Labesse. -  Mais, Aristote, comment un "non-lieu" peut-il constituer le point de départ de tous les lieux possibles si, lui-même, n'a pas d'existence réelle ?

Aristote. - Mais tout simplement parce que ce lieu a le caractère d'une "essence" et qu'il porte en lui tous les germes "en puissance" d'une réalité à venir. C'est seulement à cette condition qu'il est investi de tous les lieux. Car s'il était lui-même un lieu concret, défini, délimité, il ne pourrait être que ce lieu singulier et se refuserait, de ce fait, à la multiplicité des phénomènes qui habitent notre environnement et peuplent notre connaissance.

 

"(...) il décida un jour de s'engager pour voir jusqu'où cela le mènerait (...)"

 

Aristote. -  Il s'agit là d'une phrase hautement porteuse de sens, pour la simple raison qu'elle est une sorte de sésame qui ouvre nombre de portes sémantiques. Aussi convient-il d'en étudier minutieusement toutes les composantes, ce que je m'empresse de faire car je vois que ton impatience est grande. Commençons donc par expliquer les tous premiers mots de l'extrait que je viens de te lire.

"il décida" : Robinson est à l'orée d'une action qui le concerne tout entier, mobilise sa volonté et nous installe, d'emblée, dans une signification essentielle, équivalente à "interrompre brutalement le cours, la continuité de quelque chose", donc se situer à une charnière, en quelque sorte, existentielle.

"de s'engager" : Ce verbe est plus qu'un simple verbe d'action qui manifesterait quelque chose de l'ordre d'un déplacement, d'un mouvement à effectuer, d'une tâche à accomplir. Il est d'autant plus signifiant qu'il vient se greffer sur "il décida" dont il renforce l'effet. Entre les deux s'instaure une tension qui sature de sens notre compréhension. C'est un acte irréversible qui s'accomplit sous ses yeux, un acte de nature authentiquement "existentialiste", lequel assume les valeurs que Robinson a choisies, et donne, grâce à son libre choix, un sens déterminé à sa vie. On peut dire que, dans ce cas de figure, la démarche de Robinson est éminemment "sartrienne" et peut se comparer à l'attitude de Roquentin qui, dans "La Nausée", trouve le salut dans la création  artistique et la fiction. Sans doute l'analogie peut-elle, à première vue, paraître une extrapolation fantaisiste. En fait, c'est à "sa propre création" que Robinson participe en s'engageant dans le fond symbolique de la grotte. Mais, pour mieux faire apparaître les divers points de convergence des héros respectifs de Sartre et de Tournier, il convient de les éclairer sous la forme d'un tableau :

 

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 "pour voir jusqu'où cela le mènerait" : Robinson est devant une sorte d'énigme, de "terra incognita", dont il ne perçoit que les contours flous, une croisée de chemins  qui le fait s'interroger sur son propre destin.

 

"(...) il s'enfonça donc le plus loin qu'il put...Le calme le plus absolu régnait autour de lui (...)"

 

Le voyage à rebours est commencé, tel un voyage initiatique dont Robinson ne connaît guère les limites et, si tu veux bien, Jules, nous allons essayer, par la pensée, de nous immerger dans ce monde étrange, d'en ressentir la profondeur, l'attrait en même temps que la crainte qu'il inspire, sinon, parfois, la répulsion fascinée. La progression de notre "explorateur" est empreinte de silence, de profond mystère, de solitude et semble pouvoir s'assimiler à l'atmosphère mythique qui entoure les rites de passage, dont Mircea Eliade nous dit :

"Le retour à la matrice est signifié soit par la réclusion du néophyte dans une hutte, soit par son engloutissement symbolique par un monstre, soit par la pénétration dans un terrain sacré identifié à l'utérus de la Terre-Mère".                                                     

  Je dois avouer, j'avais un peu de mal à suivre les explications d'Aristote. Cependant je restais éveillé car je voulais entendre le résumé de l'histoire de Tournier. De cette manière, elle me ferait une sorte de clin d'œil qui me reconduirait bien des années en arrière.

 

"Or l'ouverture de la grotte était ainsi placée qu'à un certain moment les rayons du soleil (...) se retrouvaient exactement dans l'axe du tunnel, la grotte allait être éclairée jusqu'au fond. C'est ce qui se produisit en effet, pendant la durée d'un éclair".

 

  Parvenu à ce point, et s'apercevant que mon attention devenait fluctuante, Aristote choisit un endroit, tout près du banc, où affleurait un carré de terre. Du bout de son bec il y traça quelques lignes que je reconnus bientôt pour être l'illustration du passage qu'il venait de lire :

 

 r2

 

 

 et, ainsi, par la médiation du dessin, tout devint lumineux pour moi, à tel point que je jugeais de mon devoir d'inverser les rôles en devenant le Précepteur, alors qu'Aristote, appuyé sur l'extrémité de ses rémiges, semblait savourer la situation de disciple appliqué et attentif dans laquelle je venais de l'installer.

 

 

 

 

 

 

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24 août 2013 6 24 /08 /août /2013 08:32

 

  A partir d'ici commence une longue évocation du chef-d'œuvre de Michel Tournier, "Vendredi ou la vie sauvage" (équivalent adolescent de"Vendredi ou les limbes du Pacifique", destiné aux adultes), ouvrage d'une grande richesse d'interprétation sur le plan anthropologique, social, sur les subtils rapports nature/culture; sur le plan de l'éthique de vie et sur la très importante notion d'altérité.

 

 

Vendredi ou la vie sauvage.

 

 

Labesse-  Mais, tu sais, Aristote, ton histoire des hommes qui souhaitent en secret retourner dans le ventre de leur mère, ça me fait penser à l'histoire de Robinson dans "Vendredi ou la vie sauvage" de Tournier.

Aristote. -  Tu veux surtout parler du passage où Robinson veut gagner le centre de la grotte, c'est bien cela ?

Labesse. -  Oui, mais j'ai un peu oublié les détails.

Aristote. -  Je vais te rafraîchir la mémoire et je suis sûr, ça te rappellera ton enfance lorsque tu lisais, dans ta petite chambre d'Ouche qui faisait comme une île au milieu des bras de la Leyze, l'histoire deTournier.

Labesse. -  Oui, c'est vrai, j'avais rangé toute cette histoire dans un coin de ma mémoire. Pourtant ça m'avait bien plu cette lecture, ça m'avait fait rêver comme si, autour de moi, s'étalait le vaste monde et que ma chambre était réduite à la dimension d'une île minuscule. J'avais beaucoup aimé le passage où Robinson veut frayer son minuscule chemin jusqu'au centre de sa grotte dans l'île de Speranza. C'est beau comme nom "Speranza", ça fait penser à une femme, à la douceur, à la pluie peut être ou à l'eau calme d'un lac.

Aristote. -  Je suis sûr, Jules, l'intention de l'Auteur ne t'a pas échappé. Tournier est philosophe avant d'être écrivain et il faut toujours le lire au second degré. "Vendredi" est une méditation sur la solitude, sur les rapports à la société, à la civilisation et une longue réflexion sur notre relation à la nature. Tu te souviens, au début, Robinson tente ce que tout homme censé ferait à sa place, c'est à dire fabriquer un bateau pour quitter au plus vite l'île sur laquelle il s'est échoué. Puis, dans un second temps, il va essayer de se construire une identité et va même aller jusqu'à recréer, dans son petit monde solitaire, les usages qui ont cours dans la société anglaise. C'est ainsi qu'il va "cultiver" son île, au sens propre et au sens figuré, bêchant la terre, faisant des provisions, édifiant une sorte de citadelle, un temple, instaurant une monnaie, jetant les plans d'un cadastre, promulguant des lois, s'imposant un code moral et même des châtiments. Robinson, au fond de lui, avait la nostalgie de la société dans laquelle il avait vécu et, afin d'échapper à l'hostilité d'une Nature brute et peu accueillante, il l'avait parée des vertus de la Culture, c'est un peu comme s'il l'avait déguisée, l'avait revêtue de fards qui lui étaient familiers et quotidiennement accessibles. Mais l'île, en son for intérieur, fait de la résistance, contrecarre les plans de Robinson en introduisant en son sein, Vendredil'Indien, qui va remettre en question tous les projets échafaudés par son EducateurRobinson en arrivera à rompre ses amarres avec ses tentatives de civilisation et s'abandonnera enfin aux joies de la vie naturelle, au rire, à la pratique des jeux, à la vie libre et insouciante sous le soleil, retrouvant de cette façon l'innocence première. Si bien accommodé au rythme de sa nouvelle existence, Robinson restera sur son île alors que Vendredi la fuira en embarquant sur un providentiel navire de passage.

 

La lecture de "Vendredi".

 

  Alors que, petit à petit, je me remémorais les épisodes du livre, Aristote se penchant légèrement vers son côté gauche, retira de sous son aile un petit livre de poche que je reconnus bientôt, grâce au dessin figurant sur sa couverture, comme l'œuvre de Tournier dont nous débattions à l'instant. Et le plus curieux c'était que je ne m'étonnais guère de cette curieuse coïncidence, Aristote présentant, à mes yeux, tout ce qu'un savoir élevé peut procurer à celui qui le possède de prodigieux et étonnants pouvoirs. Cette constatation à peine formulée, je priai Aristote de bien vouloir évoquer quelques fragments de l'épisode de la grotte. Visiblement il n'attendait que cela, ouvrit le livre à la page exacte où se situait l'action.

  Cependant qu'Aristote et moi nous nous apprêtions à rejoindre Robinson sur son île, la Joyeuse Equipée se distrayait des trajets multiples des Ouchiens et des Ouchiennes et avait, pour une fois, déserté le banc vert, lui préférant la douceur de pierre ponce des bordures de la fontaine et la fraîcheur du jet d'eau qui l'animait.

Aristote. -  Si tu veux bien, Jules, je vais te lire quelques passages de "Vendredi", à la suite desquels nous ferons quelques commentaires.

Pour l'occasion, le Colombin rapprocha la page de ses yeux globuleux et un peu myopes, et se mit à lire avec la candeur d'une petite fille qui découvre "Alice au pays des merveilles" et sa voix en était tout émue :

 

"Robinson ne cessait d'organiser et de civiliser son île, et de jour en jour il avait davantage de travail et des obligations plus nombreuses (...).Dès les premiers jours, il s'était servi de la grotte du centre de l'île pour mettre à l'abri ce qu'il avait de plus précieux (...) ses récoltes, ses céréales, ses conserves de fruits et de viande (...) ses coffres de vêtements, ses outils, ses armes, son or (...) ses tonneaux depoudre noire (...)".

 

  

 

 

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23 août 2013 5 23 /08 /août /2013 08:27

 

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Le Penseur.

 

  A la suite de cette longue tirade au cours de laquelle Aristote m'avait rapporté les propos savants et pleins de sagesse de Vergelin, il sembla vouloir conforter son assise et s'accroupit, le fessier posé sur une pierre, l'aile gauche posée contre la jambe, l'aile droite remontée vers sa tête, laquelle reposait sur l'extrémité des rémiges, l'air grave et songeur et cette attitude évoquait "Le Penseur" de Rodin, la profondeur de sa réflexion, en même temps qu'un genre de pathos métaphysique. Aristote défroissa légèrement les plumes de son aile gauche, y jeta un regard rapide et circonspect comme s'il prélevait des informations au milieu des pages d'un dictionnaire et se lança d'emblée dans un genre de discours dont je pensais qu'il arriverait vite au bout de mes capacités d'attention, risquant de me précipiter dans les bras de Morphée avant même la fin de la démonstration. Estimant sans doute que l'explication de Martial Vergelin sur notre propre retour à la case départ, à savoir à la case-Mère, avait été superficielle, Aristote entreprit de m'instruire plus avant sur une notion que les anthropologues nommaient un "Regressus ad uterum", dont, à son avis également, nous étions les vivantes représentations.

 

 Regressus ad uterum.

 

 Aristote. -  Mon cher Jules, le problème est trop profond, trop essentiel, pour que nous nous en tenions à une évocation vague et superficielle de ce "regressus" et, si tu veux bien, nous allons nous référer aux recherches de Mircea Eliade, dans "Aspects du mythe" et ainsi nous comprendrons mieux cette attitude fondamentale de l'homme qui le pousse souvent, au cours de sa vie, à retourner sur ses pas, tout occupé qu'il est par la vivante nostalgie du "paradis perdu".

Labesse. -  Mais, Aristote, ce problème n'affecte pas systématiquement tout le genre humain et, pour ma part, je me sens plutôt à l'aise dans mes vêtements adultes; la barboteuse et le hochet ne font certainement pas partie des désirs qui hantent ma conscience !

Aristote. -  Ta conscience, non, je te l'accorde, mais au-dessous de la ligne de flottaison de ta raison, j'en mettrais ma main au feu, tu dois bien adopter, parfois, symboliquement ou réellement, une position fœtale ou quelque chose d'approchant.

Labesse. -  Vrai, Aristote. Je dors toujours en position de fœtus, mais c'est peut être parce que mon couchage est trop raide pour que je puisse y occuper une position dorsale qui risquerait de me torturer les vertèbres.

Aristote. -  Jules, cesse donc de faire l'enfant ou, plutôt, reviens donc à un état juvénile, infantile, à un état d'innocence, ferme un peu les yeux et, au bout du tunnel, il y aura comme une lumière floue, aquatique, à la façon de la clarté sourde qui habite les parois des aquariums et alors il ne te restera plus qu'à te laisser aller et, bientôt, tu y seras dans ton habitation primitive, et tu les sentiras les mouvements du grand corps qui t'abrite, tu les entendras ses paroles cotonneuses comme si elles traversaient des couches de mousse et de lichen, comme si elles se fondaient au milieu des écoulements du vent et tu les sentiras les pulsations du cœur, et tu les éprouveras les flux de globules et d'oxygène qui te relient à la vie et courent le long de ton cordon ombilical. Tu le sais bien, Jules, le cordon on ne l'abandonne jamais tout à fait. C'est lui qui fait le lien avec notre passé, nous attache à notre généalogie de sang et de chair et on ne peut pas en faire l'économie, sauf à s'annuler soi-même.

Labesse. -  Aristote, rassure-moi; cette tendance à régresser, elle ne concerne pas seulement le Club d'Ouchiens que nous sommes, elle doit bien être un peu universelle !

 

 Taoïsme

 

 Aristote. -  Eh bien, tu as raison et par exemple, en Chine, ce "retour à l'origine" est non seulement une nécessité qu'imposerait à l'homme sa propre condition, c'est également un processus vital qui possède des vertus thérapeutiques reconnues par une longue tradition.

Labesse - : Tu veux dire qu'on peut guérir juste grâce à un saut dans notre propre passé ?

Aristote. -  Oui, et par le biais de techniques qui y sont associées. Le Taoïsme s'initie en permanence à ce qu'il nomme une "respiration embryonnaire" ou T'ai-Si, qui consiste à instaurer, entre l'adepte qui le pratique et sa mère symbolique, un double flux respiratoire, mobilisant le souffle et le sang, à la façon de la liaison originaire Mère-fœtus. Du reste, la préface T'ai-Si K'eou Kiue précise, en quelque sorte, le principe qui préside à une telle discipline : "En revenant à la base, en retournant à l'origine, on chasse la vieillesse, on retourne à l'état de fœtus".

Labesse. -  Ce qui veut dire que mes copains et moi, quand, en toute naïveté, on campe sur notre banc vert et qu'on regarde la vie d'Ouche se répandre autour de nous, c'est juste dans le but de pas y penser à la vieillesse, d'y échapper et, en définitive, de faire un pied-de-nez à la mort?

Aristote-  C'est proprement existentiel et ce que les taoïstes recherchaient, c'était une sorte d'extase, de sentiment de béatitude et, en définitive, l'accession à l'immortalité. Et cette pensée archaïque avait pour finalité, par le biais de la régression, de se fondre dans le "Grand-Un-Cosmique", d'annuler l'œuvre du Temps et de s'élancer à nouveau vers l'avenir avec la somme intacte de ses virtualités. C'est là un rêve que l'humanité porte en elle depuis ses prémices et qui perdure encore, mais sous des formes métamorphosées qui peuvent se nommer, tour à tour, "alcool", "drogue", "sexe", "consommation" et autres subterfuges dont notre société sait se parer à merveille. Les voies sont différentes mais le but est identique.

 

 

 

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22 août 2013 4 22 /08 /août /2013 21:42

 

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Simonet et moi, on réfléchit à l'aphorisme de Vergelin.

 

 

 D'un geste commun et fraternel, Simonet et moi, on se grattait la tête subséquemment aux propos étranges du Professeur es Sciences Humaines et on était encore dans une sorte d'embarras qui nous gênait aux entournures, quand le reste de la bande se rappliqua comme un vol d'étourneaux qui s'abat sur de larges frondaisons. Simonet s'empressa de les rejoindre en fredonnant quelques ritournelles de"Tonton Georges".

 

 

Les Colombins.

 

 

  Cependant que Calestrel sortait des miettes de pain béni d'une poche en papier où il y avait un ciboire dessiné dessus, et distribuait sa provende à la gent ailée, j'avisais le groupe des colombins et cherchaiAristote des yeux. Gavroche et Alphonse en profitaient pour se foutre une peignée à propos des croûtons; Cosette et Candide se tenaient un peu en retrait, n'osant guère se mêler à la curée; les Thénardier, par contre, bouffaient sans vergogne tout ce qui passait à portée de bec; Jean Valjeanessayait de mettre de l'ordre dans ce charivari alors que Javert, à peu de distance, observait la scène d'un œil méticuleux et policé. Le groupe des Grecs s'était rassemblé sur l'agora, à l'abri de la cabine téléphonique. Pythagore pique-niquait tout en arpentant, comme à son habitude, les dalles de pierre.Démosthène roucoulait, la bouche pleine.

 

Aristote.

 

  Aristote m'apparut enfin, juste à côté de la boîte à lettres, chipotant quelques miettes d'un air distrait. Voulant consulter ce dernier sans trop attirer l'attention de ses congénères, je m'essayai à roucouler à la façon des anciens Hellènes, mais ça ne faisait guère, dans ma gorge, qu'un bruit semblable au sifflet à roulette du Brigadier Debergeon, et c'est pourquoi je dus me résoudre à l'universel et fort compréhensible "Pssstt...Pssstt...", qu'Aristote perçut d'emblée comme l'expression d'une demande d'aide. Je me livrai donc à une discrète translation, tout à l'extrémité du banc vert, m'assis, pour une fois, sur l'assise, juste sur le bout des fesses, et glissai dans l'oreille invisible mais pertinente d'Aristote :"Aristote, j'ai un problème avec la dernière formule de Vergelin et j'aimerais bien que tu puisses me tirer d'affaire"Aristote me répondit qu'il consentait à m'accorder quelques minutes de son précieux temps pour qu'on fasse ensemble le tour du problème. Je rapportais donc les propos du Professeur Vergelin, soulignant ma perplexité à leur égard :

Labesse. - Voyage au centre de la Mère ?, mais ça veut rien dire, Aristote, c'est tout juste une absurdité !

Aristote. -  Jules, si tu le permets, je vais te livrer une information que tu sembles ne pas posséder et qui, j'en suis sûr, ne manquera pas de t'éclairer.

 

 

Vergelin explique à Aristote l'analogie entre la Place

et le retour dans la Matrice Primordiale.

 

 

  Et Aristote poursuivit, avec la méticulosité de celui qui est sur le point de révéler une vérité majeure :  "L'autre jour, alors que toi-même et ton aréopage n'avaient pas encore investi la Place, Vergelin est passé, avec l'Huma sous le bras et, lorsque j'étais en train de picorer quelques graines, il s'est adressé à moi en ces termes :                                                                                 

-  Aristote, tes amis n'ont pas encore rejoint l'agora, à ce que je vois ?

Et, comme j'opinais du bonnet pour confirmer les dires du Professeur, ce dernier s'est approché de moi et m'a glissé à l'oreille :                                                          

- Tu sais, "la bande de branquignols", comme dit Henriette, leurs réunions quotidiennes, c'est pas juste pour être dans le présent bien concret qui les entoure, c'est pas pour commenter les dernières nouvelles à la mode, pour papoter sur les comportements des Ouchiens et de leurs épouses, encore qu'ils s'en privent pas, mais tu vois, Aristote, leur station sur le banc vert, c'est plus profond que ça n'y paraît, c'est une recherche, une sorte d'anamnèse, de retour à soi et c'est surtout "un pèlerinage aux sources"pour paraphraser Lanza del Vasto, c'est une régression, et la Place, avec sa forme ovale, avec ses rangées de maisons qui font comme un abri, c'est exactement l'image de la TERRE élue, de la Grotte, de la Caverne, de la Matrice Primordiale, si tu vois ce que je veux dire et tes potes, quand ils y sont dans la matrice, bien au chaud, bien enfoncés jusqu'au cou, avec les platanes qui leur font juste l'ombre qui sied aux méditations, avec ce qu'il faut de paroles et de voix atténuées pour habiller les rêves, avec à peine un souffle d'air pour entretenir l'inspiration, eh bien les éternelles cariatides du banc public n'ont à soutenir au-dessus de leurs têtes qu'une pellicule d'eau et de chair, ils ont commencé le grand voyage à rebours, ils ne sont plus ni vieux, ni jeunes, ni adultes, pas même adolescents ou enfants s'amusant à faire rouler un cerceau dans une cour d'école, ils ne sont même plus des nouveau-nés aux touchantes rides juvéniles, aux fossettes où l'on pose des baisers, ils sont tout simplement des fœtus, des entités prénatales qui flottent dans leur bain amniotique, comme les Ouchiennes dans le spa deNelly, et ils font des ronds dans l'eau, sans doute des bulles embryonnaires et ils stationnent dans la douce conque sans se poser de questions, l'esprit critique ne les a pas encore saisis, pas plus que les projets, les rêves fous, les serments de fidélité; le quotidien leur a, jusqu'à présent, épargné les croche-pieds et le futur les concerne aussi peu que l'éclatement infime du gaz dans le silence des tourbières et leur "manque-à-bouger" annule le temps et on finit par ne plus les voir, fondus qu'ils sont dans le paysage éthéré et liquidien et, parfois, l'arroseuse municipale les brumiserait en même temps que l'assise verte qu'ils n'y prêteraient guère attention; ils sont très loin, inaccessibles, ils n'ont plus de langage, plus de mesure, plus d'étalon et c'est pourquoi leurs yeux sont si transparents, leurs bouches si muettes, leurs membres si soudés à leurs corps, leur souffle aussi léger qu'une brise de mer, et prenez garde à juste les effleurer, à ne pas tirer le fil de soie ténu qui entoure leur cocon; ils ne sont que d'insignifiantes chrysalides, des existences en sursis, ils n'ont pas encore décidé de fendre la membrane et de sauter dans l'abîme où campe la déréliction sous la figure du multiple; ils ont choisi le non-choix, le rattachement "ombiliforme", ils ont élu la TERRE-MERE dans laquelle ils migrent en s'invaginant, ils ont ainsi recréé l'unité primordiale, la dualité se fondant en l'unique et il serait bien criminel de les en priver de cette fantasmagorie qui allume des étoiles sur l'écran de leur tête, et il serait imprudent et un peu fat de les faire renoncer à leur petit cosmos; ils s'y trouvent si bien, tant c'est aménagé pour eux ce réceptacle imaginaire, tant c'est doux et accueillant, tant c'est la forme rassurante et subtile, équilibrée, tellement éloignée du chaos, de l'absurde, de la déraison. Alors y a pas de raison...

Aristote

  - Et, sur ces paroles en forme de suspension, Vergelin, comme à l'accoutumée, avait tiré sa révérence, laquelle m'avait laissé dans une grande perplexité, aussi bien que le contenu de son discours qui n'en finissait pas de faire des vagues sous le couvert étonné de mes plumes.

 

  

 

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21 août 2013 3 21 /08 /août /2013 08:09

 

 

L'Aphorisme.

 

 

  Et Martial les délivre sans ostentation cependant, et c'est comme s'il vous faisait un cadeau, un rouleau de réglisse par exemple avec une bille d'anis au milieu et on le dégusterait le rouleau tout noir et crénelé, et on la ferait rouler pendant des heures la petite bille qui fondrait sur nos papilles avec tellement de saveurs dedans qu'on n'aurait jamais vraiment fini d'en faire le tour et la petite graine au milieu, si semblable au goût du fenouil, habiterait longtemps les replis de nos mémoires.

 

vg

 

Van Gogh

Vase avec quinze tournesols

(Arles, août 1888).

 National Gallery, Londres, Angleterre.

Source : Lankaart.

 

 

Vergelin : un magicien qui sème des graines.

 

 

 En fait, Martial Vergelin, c'est un genre de magicien qui, tout en parlant, laisse tomber des graines sur le sol et on s'en rend pas vraiment compte, mais ça vous travaille au-dedans, ça germe doucement, ça étale ses rhizomes, ça parcourt votre corps à la façon d'un mince courant, ça s'élève, ça s'insinue au milieu des vertèbres, comme une liane, ça serpente vers les collines de matière grise, ça traverse la savane des cheveux, ça pousse ses tubes de fibres au-dehors, ça se ramifie, se multiplie, et plus rien alors n'arrête cette conscience végétale et l'horizon se peuple de tiges puis de troncs, de rameaux et de frondaisons et bientôt votre peau est cernée d'une dense forêt pluviale et votre regard se porte vers la canopée où vivent les myriades d'insectes, les oiseaux aux plumes de feu, et il y a comme un tropisme fou, et les yeux ne veulent plus voir que cela, ce tumulte, cette explosion et Martial est content, et l'autre jour Simonet me disait :  

  "Tu sais, les petites graines de Vergelin, celles qu'il nous distille tous les matins en revenant de la Presse, c'est les mêmes qu'il donnait à ses élèves au Collège d'Ouche, de la même façon qu'il aurait distribué du millet et du sésame aux passereaux et, ses élèves, sans même se rendre compte, ils buvaient le précieux viatique comme du petit lait et des générations de petits Ouchiens ont appris ce qu'EXISTER voulait dire et même aujourd'hui, peut être ils ne s'en souviennent même plus des perles de Martial, mais ils les portent toujours en eux et c'est comme une étincelle qui vibre au fond de leur conscience et y a plus rien qui peut l'éteindre..."

  Comme je sentais que Simonet donnait dans le bucolique, j'ai essayé de le remettre sur les rails, au milieu des platanes en robe grise et des pigeons aux gorges lustrées, mais je dois reconnaître, il m'avait passablement stimulé avec son histoire de graines et j'ai repris :

  "Si je comprends bien, Vergelin, quand il semait à la volée, c'était juste pour préparer un sillon, y mettre un brin de réflexion et c'était, si l'on peut dire, comme les fondations de la culture".

 

 

La Culture.

 

 

  Et je poursuivais sur ma lancée : 

 "Ce qui m'épatait, chez Martial, c'est que la "Méthode Vergelin", elle fonctionnait à l'insu de tous et tout ça était tellement naturel que la connaissance elle-même devenait évidente. Les gamins, c'était la Nature elle-même dans son état d'innocence et la Culture venait s'y poser comme une voile de brume se pose sur la surface lisse d'un marais".                                                                                                                                            

 

  A l'air affiché par Simonet qui écoutait mes propos avec un poil d'esprit critique, je sentais qu'il n'adhérait pas en tous points et, faisant dans la nuance :

 "Oui, Labesse, en gros je suis d'accord avec toi, mais "il faut bien voir"(il causait parfois comme un intellectuel), que la Culture ne se dépose pas sur nous comme le givre sur le sol hivernal et qu'il suffirait de puiser dans cette mince pellicule qui nous recouvrirait pour décoder le monde, pour l'interpréter, lui donner du sens. La culture n'est pas un phénomène général et abstrait qu'on pourrait isoler, mettre dans un bloc de platine et exposer au Pavillon des Arts et Métiers en disant : "Vous voyez ce bloc qui est devant vous, sous la cloche de plexiglas, c'est de la connaissance pure, absolue, c'est un concentré de l'esprit universel, c'est le goût sous sa forme ultime, le jugement élevé à son point d'acmé", et je sens que Simonet va se lancer dans une envolée du genre Démosthène, alors je me cale bien sur le banc, j'arrime solidement mes fesses au dossier, mes pieds sur la tôle peinte en vert et j'esquisse une sorte d'entrechat verbal, "Mais, Simonet, si je te suis bien, tu veux dire que la culture c'est pas quelque chose de séparé, d'autonome, que l'homme pourrait regarder comme un tableau dans son cadre, c'est une sorte d'alchimie, en somme, ça sort de nous comme la racine sort de la terre après un long temps d'incubation, et cette racine il ne suffit pas de voir sa reptation au soleil, au grand jour, il faut la parcourir à rebours, vers son lieu d'origine, saisir ses points d'attache, et l'on remonte son corps à la façon d'un continent, d'une terre très ancienne, et l'on traverse des strates et des couches géologiques, etc..."

  Je vois que Simonet s'impatiente, s'agite même un peu et ça le démange partout et il en veut bien sa part à lui de prurit verbal et c'est comme si j'avais mis la clé dans la serrure et il se dépêche de pousser l'huis et il entre à l'intérieur de mon humble demeure comme on entre dans une auberge espagnole :

  "C'est ça, Jules, t'y es, tu brûles, et je vais t'aider dans ton exploration, tellement c'est complexe, la culture, tellement c'est mêlé à ton existence. C'est un réseau, un ensemble de connexions, c'est du vivant à l'état pur, c'est le contraire d'un fossile qui dort dans sa gangue de pierre depuis des millions d'années; c'est du pétrole, la culture, c'est sédimenté depuis l'aube des temps, ça s'est nourri de milliers d'organismes, ça a vécu le temps d'un très long et très lent métabolisme, ça s'est logé au creux de la "roche-mère", de la même façon que tes humeurs habitent tes capillaires, tes vaisseaux, tes cavités naturelles; ça a longtemps attendu que l'éclosion se fasse, qu'un trépan vienne faire sourdre tout ce qui était sous tension depuis toujours,  micro-organismes aquatiques, dépôts de végétaux, et ce pétrole est riche des sables, des grès, des calcaires qui l'ont accueilli, et c'est pourquoi ta culture, Jules, elle est comparable à cette profusion issue d'un simple forage; ta culture, elle est ce qui surgit de toi, ce qui à proprement parler "existe" au sens étymologique de "ex-sisterer" : "sortir de"; "se manifester"; ta culture elle est ton "manifeste", ta déclaration d'intention, l'évènement singulier par lequel tu imprimes ta marque aux choses; elle porte tes traces, tes empreintes, tes forces; elle témoigne de ton expérience, de ton vécu, de tes sentiments, de tes valeurs, de tes affinités; elle n'est donc pas un genre de fac-similé, une simple copie de quelque chose qui existerait ailleurs dans le monde ou en un autre temps; elle dit ce que tu es, ce que tu fus, ce que tu seras; elle porte l'empreinte multiple que les Autres, l'Histoire, la Nature ont déposée en toi et que tu as façonnée de la richesse de ton sol originel, elle dessine les racines intimes qui remontent à ton essentialité; c'est cela, la culture, Labesse; je suis sûr que tu me comprends et tu sais qu'elle est bien trop précieuse, la culture, pour être dilapidée et soumise à l'incurie des meutes qui ne courent qu'après le profit, la gloire et la suffisance de soi; tu le sais et c'est ce que Vergelin veut nous faire comprendre par ses petites formules, tellement insignifiantes, en apparence, tellement anodines qu'elles butinent à la façon des papillons sur les capitules des tournesols sans même avoir l'air de les effleurer, mais un rayon invisible est passé qui fécondera les fleurons, et le tournesol, plus jamais, ne sera le même, puisque porteur d'une généalogie en puissance. C'est simplement cela, la culture, Labesse, l'ouverture à la prodigieuse métamorphose qui opère "une conversion du regard" et le monde, d'opaque et terne qu'il était, sera devenu un mouvant kaléidoscope, un jeu de miroirs sans fin où tout se multiplie en abyme; une chorégraphie d'images, et ton œil demeurera fixé à l'oculaire et tu ne te lasseras pas des infimes fragments colorés dont l'assemblage et la mouvance des formes est aussi fascinante que la giration des étoiles".

  Arrivé à ce moment de l'exposé de Simonet, j'en avais profité pour bouger un peu les jambes, j'avais doucement raclé ma gorge, secoué mes neurones gentiment anesthésiés et avais dit à Simonet, "Tu crois que Martial, de ses fameux aphorismes, il en a en réserve pour chaque jour ?", et disant cela, j'étais à la fois rassuré par la "Culture" qui venait quotidiennement nous chatouiller de ses doigts de fée et aussi un peu inquiet et je craignais, je dois vous l'avouer, que Simonet n'en profite pour rebondir sur le tremplin que je venais, en toute innocence, d'offrir à sa sagacité et à ses facilités oratoires.  Alors que le reste de la bande arrivait au bas de la Rue de la Gare, tout juste à hauteur de la Mairie, Martial Vergelin fut saisi d'un large sourire comme quelqu'un qui paraît soulagé par l'annonce d'une nouvelle attendue depuis longtemps, ou vient de trouver soudainement la solution à une ancienne énigme. Sarias, Bellonte et les autres n'étaient pas arrivés à la hauteur du Comptoir d'Ouche que Martial, après avoir embrassé la Place d'un regard circulaire, me gratifia d'un énigmatique et non moins résolu :

 

"Voyage au centre de la Terre,

Voyage au centre de la Mère."

 

et, sur ce, il vissa son éternel feutre gris sur la tête et s'engagea dans la Rue du Levant où le soleil, au travers des feuilles, commençait à poser sur les trottoirs de délicates ombres, semblables à des pattes d'insectes.

 

 

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20 août 2013 2 20 /08 /août /2013 08:39

 

  Petit à petit, les choses se précisent, la Place devient ce microcosme, cette minuscule graine qui résonne en écho avec le Grand Univers, comme un reflet, et ce singulier prédicat attaché à la compréhension du Tout, confère à la modestie de la Place un lieu éminent, à savoir celui de l'instauration d'une Philosophie - certes concrète, certes modeste -, mais ouvrant de majestueux horizons. Sans doute y aura-t-il des dialectiques musclées mettant en opposition le matérialisme étroit d'un Garcin ou la concrétude confondante d'un Sarias par rapport à quelque hauteur de vue du Président Simonet ou bien l'inclination aphoristique de l'ancien spécialiste es sciences humains dont Martial Vergelin constitue l'incontournable figure de proue. Et, voyez-vous, sous des dehors anodins, sous l'apparente banalité, percent quantité de savoirs pleins comme des œufs, d'où l'intérêt de faire un bout de chemin avec Les Copains !

 

 

La Maison des Gendarmes.

 

 

   Ici, à Ouche, on dit pas "Gendarmerie", ça fait trop dans le sérieux, "Gendarmerie", ça fait trop dans le militaire, le guindé, la force publique, le maintien de l'ordre et on préfère "Maison" et comme ça, l'immeuble des gendarmes il se fond dans la masse et il fait comme s'il était simplement une boutique où on vend des procès-verbaux, des mains courantes, des plaintes, des sifflets à roulettes et même des voitures bleues avec une ampoule qui clignote sur le toit. D'ailleurs, les gendarmes on était avec eux à la Communale, alors ils ont qu'à bien se tenir parce que, avec toutes les conneries qu'ils ont faites, si on voulait cafter, ils feraient pas les flambards et, comme la réciproque est vraie, on vit tous en bonne intelligence sauf qu'eux, dans ce domaine, il sont "un peu bas de plafond" comme dit Garcin en plaisantant, lui qu'a jamais pu endosser l'uniforme et le képi qui va avec. Et même Simonet, il dit que c'est "l'infirmerie qui se fout de l'hosto" et on lui donne pas vraiment tort, parce que Garcin...oui, mais j'allais oublier, il existe entre nous un code d'honneur et on a pas le droit de débiner les copains, d'autant plus que nous, pour les Autres, on est aussi les "Autres" et, en plus, on est des copains, alors...

 

 La Mairie.

 

 

 Si vous êtes pas trop fatigué par l'observation, on va finir la visite. Derrière le Crédit d'Ouche, encadrée par la Rue de la gare, la Rue de l'Eyze et la Rue de l'école, il y a la Mairie, oh, bien modeste, bien "ouchienne", toute gentille, à la façon des dessins de Peynet avec ses amoureux qui s'aiment vraiment d'un vrai amour, c'est si rare de nos jours, et de le voir, notre naïf hôtel de ville (avec des minuscules, vous l'aurez remarqué), ça donne bien envie d'y entrer et même de l'embrasser, Yvettela Secrétaire qu'a des moustaches comme un phoque, mais ça l'empêche pas d'être brave et de taper sur sa Remington, et souvent on lui demande à Yvette la permission d'entrer dans la salle du Conseil Municipal, là où y a une Marianne en plâtre avec de la poussière qui date d'avant la guerre, et on lui suggère à l'Yvette de nous ouvrir son vieux registre d'état civil tout recouvert de toile noire et, dedans, y a plein d'actes de naissance, de mariages, de décès aussi et ce qui est bien, c'est de voir les noms tracés à l'encre violette avec des pleins et des déliés, on dirait des fois que les lettres elles ont mis leurs habits de soirée et qu'elles vont pas tarder à partir et puis, à Yvette, on lui demande aussi de nous montrer le cadastre en toile verte qui est posé sur une table d'écolier et quand elle a détaché la lie noire qui tient la couverture, quand elle a tourné les premières pages, on peut voir toute la Commune depuis le haut du ciel, comme si on était des pinsons ou des merles, et on s'amuse à reconnaître les fermes, les champs, les haies, le dessin paresseux de la Leyze et y a même le Cimetière avec plein de petites croix noires, et la Place du Marché et tout ce qu'il y a autour et il manque plus que notre bande de branquignols pour que le tableau soit complet. Et alors, quand la nostalgie nous prend avec les copains, on reste un long moment à regarder notre petit univers et Yvette parfois elle s'impatiente parce qu'elle voudrait bien refermer le cadastre vert, mais on est tellement agglutinés qu'elle ose pas trop nous bousculer.

 

 Simonet et le microcosme.

 

 

  Et Simonet qu'a des lettres, nous dit parfois, Ouche c'est une sorte de microcosme, de monde en modèle réduit qui reflète le Grand Univers, le macrocosme. Y a tout, dans Ouche, y a la Place du Marché, et la Place du Marché c'est à nouveau un microcosme qui refléterait le macrocosme du village, de la commune. La Place, c'est le cœur et la tête et tout ce qui est vital; la Place, c'est un petit monde clos et y a pas besoin de beaucoup voyager, c'est comme autrefois dans les bastides du Moyen Âge enceintes de hauts murs de briques, le soir on fermait les portes et les villageois pouvaient dormir tranquilles sur leurs paillasses, et pour dire comment c'était, y a pas mieux que l'image de l'œuf.

 

 Martial Vergelin.

 

  Les moyenâgeux ils étaient, au moins pendant la nuit, comme enveloppés d'une coquille protectrice et c'est pas Martial Vergelin qui arrive entre les platanes, avec l'Huma à la main, qui va me contredire, ça je vous assure, Martial il sera d'accord avec moi. Alors, là, je vous sens interrogatif, et c'est bien normal après tout et vous vous demandez ce que ce Vergelin vient foutre au milieu du groupe. "On était bien peinards", vous vous dites, "et voilà que se pointe un empêcheur de tourner en rond, un genre de cheveu sur la soupe, de courant d'air au milieu d'une assemblée de brodeuses occupées à décoconner des kilomètres de fil à soie".

 

 Les phoques de la Baltique.

 

 

  Oui, vous avez pas tort, c'est toujours difficile pour un groupe de faire un peu de place aux nouveaux arrivants et, d'ailleurs, c'est comme chez les phoques de la Baltique quand ils se bronzent au soleil sur une dalle de granit rose souple et moelleuse comme la cambrure des reins, eh bien, la première chose qu'ils font quand leurs congénères leur demandent gentiment une petite place sur le caillou tout chaud et accueillant, c'est de leur filer des grands coups de queue ou de museau pour les remettre à la flotte qu'est à peine plus chaude qu'un glaçon en hiver et les pauvres malheureux continuent à grelotter et les bienheureux continuent à bronzer. C'est une des lois de la nature et il faut faire avec, sauf qu'avecVergelin, vous avez aucune raison de pas pousser vos fesses pour lui faire une petite assise confortable. Du reste, pour Martial, c'est juste l'intention qui compte, je veux dire le signal que donnent vos fessiers en se déplaçant sur le banc peint en vert, parce que, d'un geste d'entente, il vous fait comprendre qu'il est seulement de passage, comme les oiseaux migrateurs, et qu'il pourra rester debout pour vous dire deux ou trois mots ou juste quelques phrases, parce que, Martial il fait dans l'elliptique et l'essentiel, et c'est sans doute la Philosophie et les Sciences Humaines qu'il a cultivées tout au long de son existence qui lui donnent cette espèce de sombre majesté qui ressort au travers des citations et aphorismes qu'il prodigue à l'envi.

 

 

 

  

 

 

 

 

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19 août 2013 1 19 /08 /août /2013 12:22

 

 Aujourd'hui, ambiance nostalgie, avec son incontournable Ecole à la Jules Ferry, sa cour, ses marronniers ou bien ses tilleuls, ses toilettes à la turque, enfin toute la panoplie qui fleure bon l'air d'autrefois et, bien entendu, la docte silhouette du bon vieil "Instit", avec sa blouse grise, sa craie blanche tachant ses doigts, ses charentaises, ses cartes de géographie "Vidal Lablache" et ses couleurs passées, ses inscriptions en grandes lettres noires, ses canaux en bleu, ses montagnes en bistre, ses légendes pareilles à des minuscules histoires expliquant les lieux de vie des hommes, leurs relations, leurs moyens de communication, en un mot, leur vie. Toute cette classique iconographie jouxtant la Place du village, ses platanes où faire nicher les passereaux, ses bancs pour la causette, le cimetière et ses chrysanthèmes ébouriffés, les maisons pareilles à celles d'une miniature, aimable image d'Epinal qui, de nos jours, prête à sourire mais qui, dans le cœur des Anciens, est amarrée avec la certitude qui sied aux sentiments vrais, à la franche camaraderie. C'est ce microcosme plein comme un œuf, à la consistance de duvet auquel vous convie Jules et, vous verrez, vous ne le regretterez pas !

 

 

La suite de la visite guidée.

 

 

   Et tout en bavardant avec vous à propos de "La Nausée", je m'aperçois que mon boulot de Guide Touristique, je l'ai un peu bâclé et que le tour du propriétaire avait négligé quelques pièces qui, pour autant, ne sont ni des réduits, ni des débarras, et qu'il convient à l'instant que je répare cet oubli préjudiciable à la saisie correcte de ce qui va suivre. Vous êtes donc toujours assis à côté de Jules, et vous avez peut être des fourmis dans les jambes cause au banc qui fait plutôt dans le tonique et le siège de fakir et je vous vois mettre votre main en visière tout contre votre front, faut dire le soleil est un peu monté depuis qu'on cause, perché qu'il est sur les fourches des platanes et il y a juste ce qu'il faut d'ombre légère à leurs pieds de pachyderme pour que ça fasse un tableau bucolique à la façon du Douanier Rousseau, et il manque plus d'ailleurs que le type aux bacchantes, la concubine au chapeau de paille, une femme en blanc avec un chien sur les genoux, une vieille habillée d'un vêtement de bure, une gamine avec une robe de percale qui monte jusqu'au cou, un chien noir sous la carriole aux roues rouges du "Père Juniet", un cheval blanc attelé devant avec des œillères sur les yeux, quelques arbres peints en vert à l'horizon, un ciel turquoise avec de légers nuages pareils à de la chantilly, du calme tout autour et vous aurez une idée assez exacte d'Ouche, sauf qu'il y manquera quelques jolies maisons en bordure, et que les quelques maisons que j'avais mises de côté pour la fin, je m'empresse de vous les montrer.

  Avant cela, dans un souci de vérité historique, je dois vous dire que sur la Place du Marché, y a pas vraiment des carrioles avec des chevaux, mais y a des voitures aux capots de toutes les couleurs et, parfois, quelques commerciales venues des plateaux du causse voisin et qui ressemblent plus à des corbillards qu'à de vraies voitures dans lesquelles on peut écouter des romances à la mode; faut dire, c'est pas trop gênant, vu que le Cimetière d'Ouche est en vue et que le tout observé du ciel, ça doit un peu ressembler aux grandes toiles de Tapiès, vous savez le peintre catalan qui peut pas s'empêcher de foutre des croix partout, et c'est plutôt joli, d'ailleurs, ses compositions et bizarrement ça fait pas mortuaire, le Cimetière d'Ouche non plus et, avec les Copains on va de temps en temps s'asseoir sur les caveaux en ciment pour discuter un coup, surtout à Toussaint parce qu'on aime bien l'odeur des chrysanthèmes et leurs têtes ébouriffées qui ressemblent à celle de Gavroche et aussi à celle d'Alphonse avec sa tignasse jaune dans "Le Livre de mon Ami", d'Anatole France.

 

 

Le Père Chaliès.

 

 

  Et toutes ces adorables têtes qui étaient un tantinet cabotines, le Père Chaliès s'ingéniait à nous les fourrer, dans nos caboches à nous, à coup de lecture et d'orthographe, jusqu'à plus faim, jusqu'à plus soif et, pourtant, on en aurait bien redemandé une petite rengaine de ces sauvageons, si on avait osé. Et vous voyez, aujourd'hui, on lui dit merci à notre vieil Instit d'autrefois avec ses charentaises et sa blouse grise, parce que, sans lui, eh bien notre génération d'Ouchiens elle arriverait même pas à aligner deux mots sans faire offense à ce brave Pierre Larousse, ce chantre de la langue française qui avait encombré les étagères des Communales de livres aussi gros qu'une pile de crêpes de la chandeleur et qu'on se lassait pas de regarder, tant y avait de choses à savoir en partant du "A" tout seul, en passant par le "O" d'Ouche  (même notre petit village y était, entre "Oubangui-Chari" et "Ouchy") et en terminant par le "Z" de Zyrianes, on savait pas ce que ça voulait dire mais le nom nous plaisait. Et si, moi, Jules Labesse, je sais juste un peu lire et écrire et si je semble avoir fait un long détour, c'est juste une apparence vu que j'ai l'esprit d'à-propos et si je vous parle du vieux dictionnaire qui, à l'époque, comptait plus de mille pages, de Monsieur Chaliès qui nous en faisait recopier deux ou trois de ces pages, prises au hasard, quand on faisait les idiots à la récré, c'est parce que, tout en douceur, je faisais des ronds dans l'eau et au milieu de ces ronds, maintenant, vous pouvez y voir la grande bâtisse de Jules Ferry avec sa Maison grise à étages, son parement de briques rouges, ses moellons de pierre calcaire qui s'élèvent aux angles, son préau avec son toit de tuiles moussues, sa corde à nœuds attachée à la poutre faîtière, son bac demi-cylindrique en zinc surmonté de trois robinets en laiton, son banc de bois adossé au mur de chaux; regardez bien, approchez-vous, on y voit encore des noms d'enfants gravés au fer, sa cour gravillonnée fermée d'un muret arrondi sur le dessus -  on y usait nos fonds de culottes en regardant les copains jouer aux billes et aux calots - , la porte peinte en gris, surmontée de vitres blanchies, qui donnait accès à la classe; l'autre porte, délavée, barrée de planches de renfort, qui conduisait aux cabinets à la turque avec des portes hautes à un seul battant, où le froid et le courant d'air nous délogeaient avant même qu'on ait pu finir les mégots que nous faisaient passer les grands et, derrière les cabinets, le chemin d'herbe surmonté d'une tonnelle, qui conduisait au terrain de sport, au bac à sable pour le saut en longueur, aux panneaux de basket grimpés en haut de leurs mâts comme des sémaphores. Et puis, si vous laissez glisser votre regard du côté de l'Impasse de la Leyze, le grand bâtiment gris que vous voyez, avec des fenêtres à barreaux et un drapeau tricolore, c'est la "Maison des gendarmes".

 

 

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18 août 2013 7 18 /08 /août /2013 09:46

 

 

L'extrait de la Nausée.

 

 

  "Donc j'étais tout à l'heure au Jardin Public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister". 

                                                                                                (JP Sartre. La Nausée).

 

 

Le travail de la racine, chez moi, Jules Labesse.

 

 

 Je vous avoue, quand j'ai lu cette page, je devais avoir 15 ou 16 ans, l'âge de tous les déchirements, ça a fait comme une longue zébrure à la face de ma conscience et c'était, dans ma petite chambre d'Ouche, non loin de la rumeur sourde de la Manu, comme si soudain toute la lumière du monde s'était rassemblée et il n'y avait plus alors que ce foyer d'incandescence autour duquel mon corps s'ordonnait, essayant "d'exister", de rassembler ses morceaux épars et j'étais comme scindé en deux, dans une sorte de position schizoïde, et j'ai su, dès ce jour, que la faille perdurerait, qu'elle serait l'ouverture étroite par laquelle le monde s'annoncerait à moi et je sentais, d'une façon concrète, vivante, la noire racine pénétrer mes entrailles et mon ventre serait alors ce foisonnement végétal continu, cet entrelacs complexe d'où le sens n'émergerait qu'en des mouvements abyssaux et la reptation poursuivrait son chemin, lançant ses ramures autour de mes poumons comme autant de lianes ligaturant le souffle, encerclant le cou, dépliant ses rameaux au cœur même de la masse grise et ombreuse du cerveau, parcourant ses hémisphères, s'invaginant dans ses scissures, habillant les lobes d'un réseau dense comme du lierre et toujours cette poussée vers le haut, cette sorte d'obsession à la progression sans fin, à la turgescence dans l'espace, et la résistance inutile et désespérée de la fontanelle qui cèderait bientôt et, par cette sorte de démesure membraneuse, l'irruption des questions sans fin, les chutes et les rebonds, les cataractes et, surtout, la fulguration des mots, leur luxuriante impertinence, leur multitude colorée, leurs brillances d'étoiles, leurs fuites en queues de comètes, leur résonnances dans la conque d'os et de chair, leur enlacement, leur lutte, leur résistance aux assauts incongrus des longs filaments existentiels encore chargés d'humus, de coulées de tchernoziom où sue l'angoisse et l'effroi de l'homme jamais tout à fait libéré du ventre de la terre, du giron de la "Materia Prima", du grand chaos universel dont nous, les Existants, faibles excroissances aux pieds d'argile, portons la trace dans notre destin de chair et de sang; oui, c'est bien cela LA NAUSEE, le sentiment d'exister au-dessus de l'abîme et ce vertige est coalescent à notre condition mais nous voulons l'ignorer et nous fermons les yeux et nous bouchons nos oreilles et nous soudons nos langues et nous demeurons immobiles comme des gisants de pierre mais, à notre encontre, la grande poussée tellurique se poursuit, la grande convulsion rassemble ses forces et, un jour, la racine gonflée de sève mortelle lance un assaut et la tunique de notre peau cède en s'étoilant et la grande vérité jaillit au-dehors, aveuglante comme mille soleils et il nous faut supporter l'intense vibration, la cascade de phosphènes, le jaillissement de feu de Bengale, jusqu'à l'usure complète de nos yeux et alors le regard se retourne et rejoint la racine sous le banc et s'immole dans la terre primitive et alors ceux qui restent, les autres hommes, ont inventé la mémoire en vue de porter témoignage de celui que vous avez été, peut être même sans le savoir vraiment.

 

 

 

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17 août 2013 6 17 /08 /août /2013 09:27

 

  

  Aujourd'hui, Jules vous offre une petite incursion dans l'onto-métaphysique sartrienne, soit tout simplement le pur bonheur "d'exister", de "sortir du néant" et de dresser dans l'espace anthropologique la concrétion du projet et de la liberté. Bien évidemment ceci ne se fait pas dans une manière de déambulation hédoniste et il faudra, provisoirement (?), renoncer à l'arche polychrome de la roue des plaisirs. Seulement se placer dans la situation périlleuse, inconfortable de ce "garçon sans importance collective", dans le Jardin Public de Bouville, parmi les errances des bourgeois et les inconséquences de tous ordres, les contingences, les discours mondains et se disposer, dans une manière de quête de soi, de l'homme, de l'être, à faire face à la sombre et noueuse et complexe racine de marronnier qui, en une habile thèse métaphorique, en dit long sur les chausse-trapes de l'aventure humaine.

  L'absurde est là, monstrueusement soudé à sa compacité, à sa sourde reptation parmi les humeurs de l'humus alors que le monde, étréci à la dimension de "peau de chagrin" (à prendre au pied de la lettre), engoncé dans les mailles d'une matérialité étroite vous conduit dans la confondante aporie. Car "vivre" serait supportable, respirer, boire, manger, aimer, à la manière d'un simple métabolisme, du déploiement d'une crosse de fougère qui, sa vie durant, ne s'occuperait que de photosynthèse et de jeter les spores de la généalogie sur le sol de mousse et de bruyère.

  Seulement "exister" prend une autre dimension et la silhouette humaine, de simplement mobile et distraite, devient pensée affairée d'elle-même, conscience de ce qu'il y a à formuler comme question de l'ordre de la responsabilité, de la relation à l'autre, du rapport à l'être. L'homme-existentiel succédant à l'homme-contingent; l'homme-levé à l'homme-statique. Ceci, cette ouverture des significations essentielles ne se fait nullement à l'économie, il y faut de la participation, de l'engagement, de l'immersion jusque dans les replis de glaise, là où se devinent les fondements, les lignes de force, les rhizomes multiples disant le monde en sa luxuriante complexité.

  C'est racine soi-même qu'il faut consentir à devenir, c'est de l'intérieur des choses, de l'intérieur du banc, de la terre, du corps propres que doivent affluer les réflexions, les longues méditations. Alors le temps change de nature. Il n'est plus cette abstraction traversant l'espace de sa superbe, cette pure évanescence pareille à la fuite de l'éther, il est "une petite mare noire" faisant ses remous putrides, ses confluences étriquées. Des mailles enserrant l'individu, le prenant au gosier, en même temps que la souche s'amarre au corps, avec toute sa pesanteur, son inévitable évidence. Alors la respiration est à la peine, alors les rameaux, les efflorescences, les lianes de l'existentialisme s'invaginent en vous, colonisent votre esprit, cadenassent votre âme, ressortent par la fenêtre étroite de votre fontanelle langagière. Car il n'y a plus que cela qui vous assure d'une "relative" liberté, le langage, l'écriture dont l'essence est seule à même de s'opposer aux touffeurs de la matière noire, boueuse, à la fange qui, partout surgil et vous donne La Nausée. Ce dégoût, lorsqu'il a été expérimenté, dès l'instant où il s'annonce comme coalescent à votre condition, qu'il s'enracine dans la cage de votre thorax, vous coupe le souffle, il faut lui trouver un exutoire, une issue. La philosophie sera l'une des voies par lesquelles faire résurgence au plein jour, faire avancer dans le monde sa tremblante effigie de carton, se libérer du huis-clos de l'angoisse. La racine vous regardaitdepuis sa confondante excroissance et vous aliénait. "L'enfer, c'est les autres" proclamait Sartre. Sans doute en est-il ainsi puisqu'aussi bien ils limitent, parfois entravent notre liberté. L'enfer c'est, aussi, d'une manière plus générale toute altérité - la racine est une chose de cette sorte -, laquelle introduit en vous le dard du doute. Tant que l'on se perçoit un, autarcique, seulement lié à son propre événement, toute vie s'écoule à la façon "d'un long fleuve tranquille". Mais la racine - l'altérité- est là afin de vous faire percevoir la différence en vous. La finitude n'est que cela, la mise en œuvre de cette différence, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

  Les branquignoles de la Place du Marché, sous leurs faux airs de bonhommie et d'épicurisme immédiat, peuvent faire leur cette phrase du philosophe : "Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister". Leur Place en forme de conque amniotique, en forme d'île où se pose, d'une façon impérative la question de l'Autre, en raison du face à face qu'elle implique, tout ceci amènera ses protagonistes à se poser des questions dont, eux-mêmes, n'auraient jamais pu soupçonner l'insondable profondeur.

 

Une journée sur la Place : petite anthologie du quotidien.

  

  Somme toute, moi, Jules Labesse, humble porte-parole de la Confrérie, je vais essayer de vous décrire une journée ordinaire de notre association, et vous vous apercevrez bientôt qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, que la banalité fait toujours dans le banal, et le routinier dans la routine et que notre petit groupe pourrait faire sa devise de la phrase de Céline que Sartre avait mise en exergue de"La Nausée", et qu'elle s'appliquerait à chacun de nous, sans exception aucune, qu'elle nous irait même comme un gant : "C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu". C'est vrai, notre importance est plus que relative et SariasCalestrel, même Simonet qui vole au-dessus du lot, on est tout juste des "INDIVIDUS", et c'est pour ça d'ailleurs qu'on revendique un nom, c'est seulement pour exister un peu.

 

La Nausée.

  

Et après tout c'est bien ce que Sartre avait dans la tête quand il a écrit "La Nausée", et tous les types dont il parle, toutes les choses que ses protagonistes rencontrent sont saisis de vertige tellement la vie leur paraît revêtir la figure de l'absurde. Roquentin, l'intellectuel qui n'éprouve de goût pour rien; la bourgeoisie de Bouville se conformant à des rites étriqués et à de pures conventions sociales; les corps humains qui apparaissent comme de dérisoires outres vides agitées de pulsions élémentaires et contradictoires; le Musée de la Ville qui n'est qu'une prétentieuse caricature de la civilisation; la célèbre racine  de marronnier qui surgit, dans le Jardin Public, entre les pieds de Roquentin, comme la concrétion du Néant, laquelle ouvre en lui la dimension de l'incontournable angoisse existentielle. Sauf que Sartre, de toutes ces constatations en forme de finitude, en a fait un chef-d'œuvre et le livre emblématique du mouvement existentialiste. Alors, après tout, même si on est pas l'écrivain du Flore lui-même, on peut bien en tricoter quelques unes de nos histoires ordinaires, peut être même que quelques lecteurs s'y reconnaîtront et si ça leur donne juste envie de lire ou de relire "La Nausée", alors, pour nous, le "Club des 7", pour moi, surtout, Jules Labesse, ce sera une grande satisfaction et si certains hésitent à se jeter à l'eau avec Jean-Paul, alors je vous fais cadeau d'une des plus belles pages de la littérature et de la philosophie du XX° siècle, et après qu'on a lu de telles phrases, on commence juste à comprendre ce qu'exister veut dire.

 


 La Racine.

 

Et c'est comme si la racine qui semble défier Roquentin, elle vous grimpait dans tout le corps et qu'elle s'épanouissait en rameaux noirs et persistants dans votre tête et vous n'aurez alors de cesse de veiller à sa croissance contenue, de mesurer son inéluctable progression, et vous sentez en vous cette incroyable force sylvestre qui, à tout instant, menace de sortir de vous par une simple brisure de votre fontanelle imaginaire et, alors, vous serez à la fois enserrés de l'extérieur, contraints de l'intérieur et votre existence ne sera plus que ce qu'elle a toujours été, l'immense métaphore métabolique d'une seule et unique poussée, celle du dedans confrontée à celle du dehors, et vous aurez conscience que pour endiguer cette mystérieuse force, vous n'aurez que la fragile paroi de votre peau anatomique et mentale, qu'à tout moment les choses peuvent s'inverser, que le monde peut subitement s'immiscer dans votre enveloppe corporelle, que votre sang, votre lymphe, vos muscles, vos viscères peuvent jaillir en plein jour avec la puissance d'une marée d'équinoxe et le sentiment de l'exister sera celui de ce subtil et fragile équilibre, de cette tension qui ne reçoit le nom de "vie" qu'à la mesure de sa permanence et que, pour apaiser cet invisible mais constant tumulte, vous ne disposez que de votre langage, seule réelle médiation entre cet inconnu que vous pressentez et qui vous oppresse comme une noire racine surgie des profondeurs de l'inconscient et menace constamment l'horizon de votre compréhension et de vos projets.

 

 

Roquentin.

 

  Pour fuir la "Racine-Néant"Roquentin ne s'y prend pas autrement. L'écriture, la création s'imposent alors à lui comme les voies incontournables pour échapper, momentanément, à l'absurde, ce qui revient à dire que le langage lui échoit comme une des formes possibles de la LIBERTE, sinon l'unique.

  Mais, avant de vous livrer le passage promis, je vous rassure, les deux bancs du "Club" sont solidement fixés sur les dalles de pierre et nul d'entre nous n'a encore vu la moindre racine jouer les périscopes et nous menacer de son invasion tentaculaire.

 

 

 

   

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

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