Voyage en voiture Iberico...
Urro du pommier...
Côte Fauchée...
Photographie : Hervé Baïs
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Tout est toujours en attente de soi, c’est-à-dire de surgir au lieu même de sa propre vérité. L’enfant avançant dans la nouveauté de son âge et guettant l’instant qui le révélera tel qu’il est et devait être depuis la mémoire la plus lointaine qui se puisse imaginer. L’arbre en sa longue et patiente croissance, sur le point de découvrir la force de ses racines, l’envol aérien de ses frondaisons, la chute de ses feuilles sur le sol de poussière. Le paysage avec ses rochers qui émergent de l’eau pour dire la nécessité de leur être, le lexique unique qu’ils dressent à la face du Monde.
Espagne, pays des merveilles, pays aride et luxuriant tout à la fois, pays de terre et de mer, pays de déserts et de vertes oasis.
Tout est toujours en attente de soi
La dune de Corrubedo avec ses vastes étendues de sable beige que la lumière décolore.
En attente, la sierra de Guara avec ses gorges étroites, ses roches claires, son filet d’eau bleue-verte qui serpente tout en bas.
En attente, le parc national de Monfragüe avec ses roches escarpées, ses massifs de chênes-verts.
En attente, la Sierra de Gredos avec ses lagunes, ses cirques et ses gorges, son calcaire usé par l’érosion.
En attente, le vaste plateau de la Ciudad Real avec ses moulins à vent badigeonnés à la chaux blanche.
En attente, le Désert des Bardenas Reales avec son étonnant paysage lunaire, ses barrancos, étranges ravins entaillant de hautes collines de marnes.
Mais toutes ces merveilles ne sont en attente que d’un œil visant avec justesse le lieu même de leur singulière essence. Nullement les hordes de Touristes qui ne découvrent de ces beautés, que leurs rapides apparences et ne sont sans doute inquiets que de leurs coreligionnaires qui pérégrinent, ici et ailleurs, ne découvrant guère du paysage que ce que leur en dévoile l’écran magique de leur Iphone, de ce double, de ce jumeau dont la perte serait irrémédiable.
Le virtuel en lieu
et place du réel
Il y aurait tant à dire, mais en mode négatif, alors plutôt le silence. Provisoirement.
Tout est toujours en attente de soi, ce qui suppose l’abord authentique des choses, nullement une image frelatée qui n’en serait que la forme euphémisée, réduite à sa plus simple expression.
C’est toujours l’essentiel
qui doit nous atteindre
au plein de qui-nous-sommes
Aller au-devant du paysage vrai, c’est d’abord accomplir un voyage vers Soi, un voyage vers cette Altérité singulière qui nous interroge à l’aune même de sa rareté. Travail sur Soi, travail sur ce qui vient à l’encontre et souhaite l’espace d’une rencontre, nullement un regard hâtif qui, tel l’affligeant « selfie » n’est que regard sur Soi, non sur ce qui mérite attention et nous requiert en tant que Messager.
Oui, les choses belles ont un message à communiquer, celui de leur être en leur plus grande profondeur. Or toute Beauté réelle porte en Soi cette nécessité d’être prise en compte au plus haut lieu de son intime valeur. Regarder en notre Monde mondialisé, où tout se confond avec tout, où l’identité est devenue banalité, où le superficiel l’emporte sur la profondeur, regarder donc suppose une véritable conversion de la vision, un retournement, non vers Soi, mais vers ce qui est posé là-devant comme le phénomène incontournable en sa primordiale présence. Ceci suppose le calme, le recueillement, le retrait. Comme s’il y allait d’un sacré à reconnaître et à la grâce duquel il faudrait se conformer. S’oublier en quelque sorte, se retirer dans un genre de clair-obscur dont l’objet de l’observation ressortirait en pleine lumière.
Transcendance du réel oblige, c’est le Ciel qui vient en premier, qui se donne telle l’Origine incontournable. Nullement religieuse cependant, totalement esthétique, cette beauté inclinant de facto vers une éthique au motif que ce qui est beau est également vrai. Nulle dissimulation sous quelque masque d’emprunt, nulle fantaisie de Carnaval, l’épiphanie en sa clarté, le visage du paysage en son rayonnement. Tout en haut, la lumière est noire en son excès même de profusion, en l’exténuation de ses phosphènes, reflet de la nuit du lointain Cosmos. Puis, dans son essai de rejoindre la Terre des Hommes, la lumière se fait plus claire, plus nébuleuse, poudrée de cette diaphanéité qui est la nature même de sa douce et à peine insistante présence. Une suggestion bien plus qu’une imposition.
Observateur de ceci, c’est dans un identique état d’esprit que nous devons nous situer : sur une marge, sur un seuil car c’est de cette limite que les Choses signifient avec le plus de justesse, dans une retenue qui est une sourdine, une fugue si discrète, presque un inaperçu mouvement des lèvres. Toute réelle saisie de ce-qui-est, se montre comme sur le bord de…, à la lisière, sur le fil non encore bien défini d’une frange, d’un pli qui, bientôt, s’ouvriront selon leur sens le plus abouti. Alors, plus rien ne s’interpose entre le Soi qui regarde et l’objet qui est regardé. Ceci se nomme « unité » dont la venue au jour est si rare, qu’elle doit nécessairement faire événement, nous atteindre au plein de nos sensations, s’invaginer en nous avec la retenue la plus attentive qui soit, avec délicatesse et sensibilité.
Entre le Ciel clair et la Mer sombre, il n’y a pas d’effective opposition, de processus dialectique qui ferait se confronter deux termes adverses, incompatibles. Non, le prodige ici c’est que
les deux Choses naissent
l’une de l’autre,
le Ciel de la Mer,
la Mer du Ciel.
C’est parce que la Mer est sombre qu’elle veut la clarté du Ciel. C’est parce que le Ciel est clair qu’il veut le sombre de la Mer. Car ici, c’est de complémentarité, de fusion des affinités dont il s’agit. Mais qui donc, par quelle pure décision de la Raison, pourrait proférer une telle séparation d’éléments qui, naturellement dialoguent, font écho l’un dans l’autre, naissent l’un de l’autre ?
La Mer est bientôt Nuage, puis Ciel.
Le Ciel est bientôt Pluie, puis Vague.
C’est de ceci, de cette coalescence des Choses de la Nature dont il faut vivre l’immémoriale dimension.
Ceci bien considéré, l’Horizon n’est horizon qu’à relier Ciel et Mer, qu’à les confondre en une certaine façon. Le Ciel a de l’amitié pour la Mer. La Mer a de l’amitié pour le Ciel et ceci, ce sentiment plénier ne résulte nullement d’un béat et naïf panthéisme. Ce n’est nullement Dieu qui se reflète dans les choses. Les Choses sont « divines » en elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles transcendent depuis leur pure immanence et portent en elle, mais aussi en l’Autre qui leur correspond, la totalité de leur plénitude. Les Choses sont autosuffisantes, totalement autonomes, cependant ne dédaignent pas le Regard Juste qui les reconnaît Choses en tant que Choses. C’est la fatuité humaine qui postule sa puissance sur le divers, qui fait croire aux Existants qu’ils sont des Suzerains, alors qu’en réalité, ces inconscients ne sont que les Vassaux de la Nature, du Rocher, de l’Arbre, du vol de l’Oiseau au plus haut de l’éther, du vaste Monde en sa polyphonie.
Tout est question de regard.
Regard sur Soi.
Regard sur l’Altérité.
Regard en conscience, le seul qui vaille parmi les affèteries et les comédies de tous ordres qui sillonnent la Planète et la portent à son exténuation.
Tout est toujours en attente de soi. Regarder avec exactitude consiste à dépasser l’attente, à lui donner un but, à l’accomplir selon le pli même de son essence. La bande blanche juste au-dessus de l’horizon, ce filé, cette écharpe transparente ne sont là qu’à préparer l’accueil de l’eau, à lui offrir l’assise qui, depuis le lointain du temps lui échoit comme le plus grand don.
L’Eau est couleur de schiste, parcourue de courants légers, d’irisations subtiles qui sont le langage qu’elle adresse aux Poètes, aux Méditants, aux Contemplatifs. Comment ne pourrait-on être dans cet état d’esprit, dans cette disposition mentale d’accueil face à la pure merveille de ces roches - Urro del Manzano ou Urro du pommier -, ces roches en tant que puissance du sol, mouvement figé, géologique, antédiluvien, en même temps qu’émergence éminemment présente de cette Nature donatrice de formes, toujours active, mais l’activité se compte en millénaires, c’est pour cette raison que leur constant devenir demeure inaperçu à nos yeux.
Nul n’empêche d’en postuler l’étrange et vigoureuse énergie. Å la rencontre de l’eau et de la roche, comme une effervescence, la trace d’une émotion, l’empreinte d’un sentiment comme si l’eau était le refuge de la pierre, comme si la pierre demandait l’eau afin de venir à elle. Tout en bas du paysage, c’est le domaine du noir, de l’ombre, donc du secret venu du profond des abysses. Un fin brouillard d’eau blanche s’y pose avec délicatesse, il est une réplique à peine soulignée du Ciel, il est le dernier mot de cette sublime unité avant même que le crépuscule ne vienne tout effacer sur le seuil de la nuit.
Cette image fait du bien, elle adoucit les brûlures du jour, elle est le contretype d’une violence endémique qui a singulièrement saisi le monde en ce III° Millénaire qui semble livré aux mors aigus de l’aporie, tant les lumières de la Raison paraissent vaciller, au point même que notre entrée dans une longue nuit est l’horizon même qui borne nos existences. Il faudrait pratiquer, auprès des jeunes générations, cette « paideía » des Anciens Grecs, au terme de laquelle l’éducation de ceux qui ont tout l’avenir devant eux serait le viatique selon lequel reconnaître la Beauté, dresser les contours d’une esthétique, édifier cette éthique qui, de nos jours, fait si souvent défaut, au point même que l’on s’interroge sur sa possible existence, ici et là, dissimulée sous des voiles qui en barrent l’épiphanie.
« Cette beauté qui devait advenir », faisons en sorte qu’elle advienne vraiment, nullement de manière virtuelle sur des écrans qui ne conduisent qu’à la cécité. Oui, à la cécité. Les ombres veillent qui grandissent et étendent leur emprise !