Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 août 2018 4 09 /08 /août /2018 08:48
Jamais la même eau

 

                            Fluid Water...

                 Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

« ON NE SE BAIGNE JAMAIS DEUX FOIS DANS LE MÊME FLEUVE. »

 

 

***

 

 

   Cette sentence d’Héraclite qui énonce l’existence changeante du monde, l’impermanence de toute chose, la fuite en avant du temps, sonne à la manière d’un irrépressible destin ourlé de tristesse et de mélancolie. L’instant est toujours précédé ou suivi d’un autre instant, ce qui en constitue l’essentielle trame insaisissable. Nous sommes en notre mortelle condition ourdis de ces fibres soumises à la corruption qui font la grandeur de tout homme en même temps que sa fragilité. Le temps est sans doute le talon d’Achille dont nous sentons l’étrange et constante présence à la manière d’un vertige dont, toujours, nous tutoyons la verticale vérité. En quelque manière « perdre son temps » revient à « perdre sa vie » mais aussi, mais surtout, à laisser s’échapper cette beauté qui plante dans notre chair l’aiguillon du manque, la lame outrageuse d’un deuil que nous avons à consentir à la vue du rocher, de la faille de terre, de l’étendue marine, de la plage immense du ciel traversé du souffle des nuages. Nous les voyons mais, déjà, ils sont en partance pour ne plus revenir.

  

   Jamais deux fois la même eau.

 

   Quelque part, à l’abri des regards, dans le doute incertain du jour, dans la fraîcheur neuve du passage, un ruisseau fait son cours léger, son ébruitement de fontaine dans la joie pure d’un clair-obscur. Cet événement aussi simple que singulier a son infinie réserve de surprise, son inestimable qualité d’étonnement. C’est la première fois que nous lui prêtons attention, alors tout est plénitude qui fait son chant immaculé. Le sentir est posé là, telle la libellule sur le mince rameau, dans l’attente de la parution à venir. Or qu’est-ce qui hésite au seuil de la donation, si ce n’est le dépliement de la beauté ? Temps et beauté sont coalescents, leurs êtres inséparables, leur devenir chemine dans la gémellité. Si, soudain, nos yeux éblouis archivent la pierre noire tapissée de lumière, les filets d’eau semblables à des lianes d’argent, le bonheur immédiat de la pénombre, c’est en raison de cet instant non reproductible qui s’efface à mesure de sa révélation. S’il n’y avait de temps, il n’y aurait de beauté. Sans doute rétorquera-t-on, avec esprit de logique, que son absence coïnciderait identiquement avec l’extinction de la douleur, l’abolition de la tristesse. Certes. Mais la joie ineffable dont la beauté nous fait l’offrande resplendit à l’infini sur la margelle de la mémoire, ce dont la douleur est incapable puisque remise, sitôt éprouvée, dans quelque oubliette qui en gommera l’insupportable épreuve.

  

   Jamais deux fois la même eau. Jamais deux fois la même beauté.

 

   Nulle beauté n’est reproductible puisqu’elle ne fait jamais qu’actualiser une essence unique, singulière. Un visage cerné de grâce aperçu dans un éclair sur un quai de gare ou dans l’ombre d’un musée pourquoi en conservons-nous le souvenir à la manière d’une gemme brillant au creux même de notre chair ? Le visage était précieux, l’instant qui le portait et le fécondait était le tremplin majestueux de son effectuation. En lexique de tissage et de métaphore cette fraction insigne du temps était la navette qui donnait lieu aux fils de trame et de chaîne au terme desquels quelque chose comme une soie éblouissante trouvait le lieu de son être. Le lieu n’est nullement un endroit, seulement un existential qui arrache au néant sa charge d’entière négation, de perdition à jamais. C’est ceci la beauté, un sens infiniment accompli qui éclaire l’âme et incline à l’entière dispensation du monde. La ressource est magique pour peu que l’on se dispose à en chercher les voies sans doute secrètes, profondes. Les eaux souterraines sont un cristal, celles de surface s’éteignent parfois dans la brûlure d’une trop vive lumière.

  

   Jamais deux fois la même eau. Jamais deux fois la même beauté. Jamais deux fois la même surprise.

 

    En effet, c’est à être surpris, à être « ravis » au sens étymologique de se trouver en « extase » que se donneront cette tresse d’eau blanche, le flanc poli du rocher, la branche usée qui flotte au-dessus de l’onde. Plus que d’un simple événement, il s’agira d’un avènement, autrement dit d’une « royauté » qui nous sera allouée le temps d’une ivresse. Evénement/avènement. Sublime valeur sémantique de la paronymie qui affecte à deux sosies le même coefficient de signification. Tout est si ontologiquement présent dans la plurielle richesse de la langue, ce miroir sans égal de toute esthétique, de toute réalité. Pour cette raison les poètes ont toujours été des demi-dieux. Leurs épopées nous émeuvent tout comme ce modeste microcosme de la nature au gré duquel nous pouvons goûter aux joies simples d’un regard authentique. Ceci énonce la vérité dont toute beauté est dépositaire, que le temps porte à son dénouement. Toujours nous souhaitons être les observateurs privilégiés de cette triple nervure, beauté, vérité, temps. Elle ne fait que nous dire le site à occuper. Sans doute y sommes-nous déjà lorsque l’œuvre décide de nous sans pour autant nous ôter notre liberté. Le pur rayonnement est à ce prix. Nous l’arrimons à notre être. Il fait signe à la manière d’un absolu.

 

 

Partager cet article
Repost0
8 août 2018 3 08 /08 /août /2018 10:32
Cette ombre dans le gris

        Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   Cette ombre dans le gris. Fallait-il se résoudre à ne percevoir que ceci de vous ? Le temps, lui aussi, était gris, comme le sont les jours d’Octobre. La lumière se perdait dans le ciel. Les toits de zinc, qu’une première brume visitait, se mêlaient aux fibres de l’air dans une drôle de symphonie abstraite. La nuit était une longue dérive parmi l’insu des choses. Le jour une navigation à l’aveugle. Partout, au coin des rues, sur la vitrine d’un bar, à l’angle d’un parc, la mélancolie faisait ses taches poudreuses, ses pointillés sibyllins. Rien ne tenait que l’impalpable, rien ne proférait que le vertige du silence.

   Entre deux écritures mes pas me conduisaient près du Canal Saint-Martin, cette douce mer intérieure, cette eau plombée où ne se reflétait, parfois, que l’ennui sans fin de la ville, où se levait l’insignifiance des errances, où les feuilles d’automne dérivaient sans but sous les poussées hésitantes du vent. J’aimais ces métaphores temporelles d’une eau enfermée dans ses quais de ciment, sa belle langueur, son immobile visage interrogeant le souple écoulement des nuages. Je passais de longs moments à regarder tourner le pont de la Grange-aux-Belles - peut-être en saviez-vous l’ineffable lenteur ? -, ou bien observant les mouvements indolents des écluses des Récollets - peut-être en goûtiez-vous le rythme si peu visible, tel l’amour qui poudroie autour de la tête des amants ?  Ils n’en perçoivent même pas le frimas, tout occupés qu’ils sont d’eux, exilés de tout sauf de leur commune passion.

   C’est un matin de brume. Le jour, sur Paris, fait son halo triste. Les grains d’air sont serrés, fibreux, tel un coutil qui se serait épandu au-dessus des immeubles. Des fumées au ras du sol. Des clartés usées qui flottent, ici et là, à la manière d’oiseaux de mer cloués dans leur voilure blanche. On se demande si l’heure aura une issue, si la seconde fera tourner ses rouages, si l’eau poursuivra son chemin vers la Seine, vers la mer, là-bas au loin, pareille à une fable se perdant dans l’innommé, peut-être du côté de Brighton ou d’Ostende, ça va si loin un fluide, ça a une telle liberté !

   Je suis sur la passerelle de la Grange-aux-Belles - c’est si beau, ce nom, si ouvert aux caprices de l’imaginaire -, je fume lentement. De minces filets gris, ils oscillent de souris à lin, à peine un camaïeu, montent vers le ciel, se fondent et disparaissent. On les croirait inventés, posés tels un lavis à peine affirmé, une esquisse de peintre, un voile dans le clair-obscur d’un bosquet. En face, pareil à une peinture du Douanier Rousseau, l’Hôtel du Nord avec sa banne verte, les lettres bien sages de son enseigne, les souvenirs de cinéma qui le hantent. Tout en haut, au troisième étage, une seule fenêtre est éclairée dans la lumière de laquelle vous êtes. Soudain je ne sais si je dois soutenir la vue que vous m’offrez. Il est si indécent d’observer quelqu’un qui se croit seul au monde, libre de ses mouvements.

   Partir serait une dérobade, demeurer une imposture. Je choisis la seconde, non pour des raisons de commodité ou bien de faiblesse, seulement pour donner droit à cette fascination dont vous êtes l’irrémissible centre. Je ne suis qu’une marionnette que le destin aurait décidé de placer en ce lieu, en ce temps, afin que quelque chose soit accompli. Je crois que vous m’avez aperçu, à la dérobée, ce qui accroît d’autant mon trouble. Accepter ma présence est m’inviter dans votre intimité.

   C’est à peine si vous sortez du gris des murs. Vos cheveux s’y confondent. Vos jambes s’y perdent dans le genre d’une écriture effacée sur la dalle d’une ardoise. Seul, au centre, un bouillonnement blanc, une irisation, la montée d’une buée sur l’immobile d’un lac. C’est étrange, tout de même, cette nudité offerte que renforce cette gaze illisible. Que penser de cette posture, si ce n’est que la mienne ne saurait se justifier qu’au prix d’un voyeurisme ? C’est sans doute double plaisir que d’être voyeur : regarder une première fois au seul motif que les yeux balaient un champ disponible, regarder une seconde fois avec le redoublement de la surprise, de l’effraction, la satisfaction d’une solitude infiniment habitée.

   Maintenant vous êtes dans la rue, cintrée dans un tailleur qui libère la plénitude de vos formes, déplie l’amphore de vos hanches, donne à vos longues jambes gainées de soie l’attitude altière d’une personne de race. Je vous suis à distance respectueuse dans le double désir de n’être pas démasqué, de persévérer dans cette filature avec le bénéfice d’un acte gratuit. Vous aborder serait un geste annulant le charme en même temps qu’il m’assignerait à la dépossession. Seulement quelques minutes dans l’ombre de votre présence et me voici lié par un étrange serment.

   Vous vous engagez sur la passerelle. Quelques hommes vous y accostent avec lesquels vous n’avez qu’un court échange. Puis vous descendez en direction de la Rue Dieu. C’est vraiment une faveur que d’admirer votre pure beauté, votre galbe parfait, d’apercevoir la double colline de vos fesses flottant sous le tissu léger, de deviner les globes de vos seins animant l’écume de votre chemisier. Un Café à l’angle de la rue. Vous vous installez à la terrasse malgré les morsures de l’air qui sont vives.  J’entre dans la salle, fume nerveusement entre deux gorgées de café chaud. Vos jambes vous les croisez haut, si bien que les attaches de votre sous-vêtement tracent sur la plaine de vos cuisses deux chemins qui se perdent dans la rumeur de votre intimité.

   Une longue limousine noire, aux vitres teintées, se gare le long du trottoir. Le conducteur en descend. Il vient vers vous sans hésiter. S’ensuit un conciliabule à voix basse. Vous ne tardez guère à le suivre, à monter dans la berline. J’en aperçois les sièges de cuir fauve. J’y devine, dans la pénombre, un personnage qui semble vous y attendre. La porte se referme sur mon rêve d’un jour, vous que je n’aurai connue qu’à suivre une grâce infinie, qu’à être la victime consentante d’une hallucination. Je remonte la Rue Dieu en direction de Magenta. Quelques rares passants se hâtent dans l’atmosphère qui frémit. Au sol, les feuilles des platanes font leur tapis d’affliction.

   Bientôt l’hiver sera là avec son immense parenthèse. J’hibernerai, tapi dans ma mansarde, entre les murs de mes livres. Puis viendra le printemps, l’éclosion de ses bourgeons, l’ouverture de ses premières fleurs. Souvent, le soir, j’irai le long du Canal, poser sur les choses les secrets de ma méditation. Serez-vous, Belle d’un Jour, l’hôtesse, à nouveau, de cette chambre anonyme de l’Hôtel du Nord ? Les années seront si longues à passer si vous deviez vous absenter pour toujours !

 

 

Partager cet article
Repost0
7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 16:37
Avant que les hommes n’arrivent à eux

 

         Mouvements contraires

         Patrick Geffroy Yorffeg

 

 

***

 

    [Ce regard sur le monde en forme de fiction suivi d’une critique ou bien d’une diatribe - c’est comme on voudra -, n’a d’autre intention que de pointer les « mouvements contraires » dont la belle image de Patrick Geffroy Yorffeg est l’illustration, autrement dit de faire émerger les incohérences, navigations à l’estime et autres avancées vers des rivages privés d’amers dont notre société contemporaine est prodigue, souvent à l’excès. Cependant nulle amertume dans ce constat. Seulement le renoncement à une foncière illucidité qui nous égare et nous fait prendre l’ombre pour l’arbre. Le sentier dont nous suivons la voie en tant qu’humains a besoin de clarté. On ne chemine jamais exactement lorsque la nuit pave de sourdes intentions et de desseins inavouées notre progression en direction de ce que nous croyons être notre lumineux destin. Toujours nous voulons écarter ces membranes de suie qui voilent nos yeux et obscurcissent le projet de vivre. Seulement le point brillant d’un sémaphore à l’horizon et nous sommes sauvés. Au moins provisoirement. En voyage !]

  

***

 

   C’était avant que les hommes n’arrivent à eux. L’univers était une boule encore incandescente par endroits, des fumeroles montaient du sol en longues cordes de soufre, des jets de lapillis incandescents rayaient l’air de leurs hordes vindicatives. Le jour, indécidé, se traînait à l’horizon, la nuit captatrice serrait tout dans ses bras aux lianes ténébreuses, convulsives. Les arbres n’étaient pas tout à fait des arbres, seulement des crinières échevelées se levant sous un dais de glauque clarté. Les animaux n’étaient que de grossières esquisses, des sortes de moignons pourvus d’étiques pattes. Ils progressaient par sauts saccadés, lourdes reptations. Les plus évolués d’entre eux avaient des ailes tronquées, des jabots tubéreux, des plumes en forme de flèches, des rémiges pareilles à des baleines de parapluie.

   Mais ce que les engeances arboricoles et animalières arboraient tels de fâcheux emblèmes, « l’humaine condition » l’exhibait au centuple dans l’ordre du confondant, du déconcertant, du vice rédhibitoire qui semblait en entraver la genèse. Il semblait qu’un ombrageux démiurge avait jeté son dévolu sur cette race de futurs bipèdes, prenant un malin plaisir à en contrarier la marche en avant. En réalité une sorte de piétinement qui les maintenait dans un état proche de celui d’une Nature native, empêtrée dans ses propres contradictions. Comme ils n’étaient nullement parvenus à leur complétude, leurs noms s’écrivaient ainsi, en graphies lapidaires, dans les antres sombres des cavernes :

HOMS

  

   Il faut dire, ces pré-hominidés ne se souciaient guère ni de l’élégance de leur langage, ni de la mesure esthétique de leur allure, ni des « bonnes manières » dont, bien plus tard, ils seraient les empressés serviteurs. Pour devenir des « honnêtes hommes », ils avaient du chemin à faire et Compostelle était loin qui faisait son clignotement de foi au terme d’un long et pénible pèlerinage. Ils n’étaient que les pèlerins d’eux-mêmes, autrement dit des genres de mendiants et de pauvres hères qui ne parvenaient nullement à faire le tour de leur propre bastion. Les décrire est presque tâche harassante, tellement les mots échouent à en décrire le réel.

   Leurs fronts, dont les coussinets sus-orbitaux dilatés auraient pu faire penser à quelque volumineuse intelligence, étaient seulement le siège de l’eau primordiale qui les avait déposés sur les fonts de l’exister. De l’eau, il y avait en eux, mais non lustrale, commise à quelque remise au sacré. Bien plutôt des liquides des abysses habités d’ombre, parcourus de courants opposés où dormaient des poissons aux yeux globuleux, aux desseins impénétrables. Leurs corps étaient massifs, semés de pierres et traversés d’écorces rugueuses, d’échardes de bois, tirés à hue et à dia par des mouvements contraires, ces irrésolutions fondatrices avec lesquelles leurs descendants n’auraient jamais fini de lutter, manières d’invasives marées suivies des eaux d’étiage, à peine un filet humide rampant parmi les mousses et les trous spiralés des vers.

   Ceci qui traçait déjà la dramaturgie de l’humain, ils en possédaient les prémisses, scindés qu’ils étaient entre les pulsions élémentaires de l’eau, de la terre, du feu, de l’air. Tels de futurs Ravaillac ils étaient écartelés, démembrés, ne sachant à quel sein nourricier confier les vertus indociles de leurs âmes. Certes, de ces dernières ils ne possédaient qu’une manière d’éclisse dont, parfois, ils entrevoyaient la lueur reflétée sur une pierre de silex ou le tranchant d’un outil. En ces temps de disette on ne pouvait espérer la profusion de l’esprit, l’irradiation de la conscience, la déflagration de l’amour en gerbes d’étincelles. On se contentait d’un lumignon tenant lieu de toutes ces effusions, on calfeutrait, dans la barbacane de son corps, le peu de clarté qui voulait bien s’y loger, on se pliait en boule sur l’impossession du monde. Ceci serait pour plus tard si, du moins, cet objectif pouvait échoir à ces formes en devenir.

   De la terre, il y avait en eux et leurs pieds bots s’élargissaient sur le sol telles de racinaires ventouses qu’un tapis de rhizome fixait à demeure afin que, stabilisés, ils n’aient à courir après leur fuyante esquisse des siècles durant. Leur premier souci avait consisté en une sédentarité qui les assurait, au moins temporairement, des aléas d’une errance sans fin. Le nomadisme viendrait plus tard. Le gibier était véloce dont il fallait suivre la trace.

   Du feu il y avait en eux, pareil au pieu rubescent planté dans l’œil du Cyclope. Des flammes qui brûlaient leur regard, les portait à la cécité. Ils ne voyaient guère que les vagues de crinières au-dessus des herbes de la savane où couraient les rapides fauves. Pour eux, dont la mort suivait de près la naissance, il y avait urgence à affûter le pieu de leur sexe - ce feu -,  à le planter dans la première forêt vulvaire qui passait à portée avec ses forts remugles, cette odeur puissante de la vie qui jetait ses spores à la volée. La mort, il fallait lui planter une dague au mitan des épaules, pourtant on n’en connaissait les funestes entreprises, on en percevait seulement l’ombre large du plein de son instinct.

   De l’air circulait dans les soufflets de leurs poumons avec un bruit de râle. De l’air traversait l’isthme de leur gorge, se changeait en cri de bête lors de la copulation, du meurtre de la bête, de la douleur s’invaginant dans la meute cavernicole du corps. Ils n’avaient pas de langage, seulement des glapissements, des éructations, des coups de glotte pareils aux dindons qui glougloutent en agitant leurs caroncules pourpres. Leur communication réduite à sa portion congrue était strictement tissée d’atomes, ce qui leur tenait lieu de paroles était ce jet compulsif de matière, cette nuée salivaire qu’ils jetaient au-devant d’eux comme le caméléon happe sa proie en dépliant la spirale de sa langue. Déjà, les premières vocalisations portaient en germe, l’affrontement, la polémique, la substance épineuse de la lutte, les premiers outils de la guerre.

   Ils n’étaient, dans le temps qui commençait à fourbir ses rouages, dans l’espace qui s’apprêtait à dilater ses ondes, que de simples arrangements de corpuscules bruts, des amas confus de fibres, des enlacements de textures diverses. Une manière d’étoupe dense, filandreuse, dont nul n’aurait pu déchiffrer la sourde énigme. Dépourvus de langage, ils n’avaient nul moyen de penser, d’émettre des hypothèses, de faire se lever l’architecture du concept. De ce que, bien plus tard, ils recevraient en tant que nomination singulière, d’animal raisonnable, selon la proposition d’Aristote, ils ne possédaient, en ces lueurs originelles, que le penchant animal, la raison serait reportée à plus tard, bien que sujette à caution.

   Il est souvent difficile de trier le bon grain de l’ivraie, de faire la part du fond simplement instinctuel, d’en différencier les phénomènes bruts, informes, de ceux dits « cartésiens ». Actes sensés et passions s’interpénètrent continuellement, décisions éclairées et actes compulsionnels jouent dans la même cour, dans ce que cette œuvre nommée « mouvements contraires » donne à penser, une permanente confusion prenant son essor à même la complexité de la condition humaine. Alors que la plupart de nos contemporains situent le foyer de leurs déterminations dans la clarté de la raison dont le néo-cortex serait la forme aboutie, il n’est pas rare que comportements, jugements, actes s’abreuvent à la source sauvage du cerveau archaïque, sauts dans le reptilien, catapultes dans le limbique.

   Sans doute l’histologie permet-elle de faire la part des choses, de disposer d’un côté les tissus alloués aux tâches les plus nobles de l’homme, de l’autre de repérer ceux entachés des stigmates de la sauvagerie la plus primitive. L’histoire de notre propre genèse nous rattrape toujours en ces temps de lecture approfondie du génome humain que les découvertes de l’intelligence artificielle viennent multiplier au centuple. Plus rien ne sera soustrait de l’architecture humaine aux curieux et explorateurs en tous genres. Tout sera cartographié jusqu’à la plus infime cellule et la diatomée encore inaperçue au fond de quelque ténébreux univers possèdera bientôt sa fiche, son pedigree sera établi, son identité archivée dans l’infinie mémoire cybernétique dont les Modernes ont fait leur alfa et leur oméga, si bien que, sans vergogne, elle s’approprie les qualités jusqu’ici d’essence anthropologique.  De la machine à l’homme le courant d’électrons est maintenant si continu que la frontière devient imperceptible. A tel point que la question se pose déjà de savoir qui de l’homme ou de l’outil devra prendre les décisions qui engageront le destin des peuples. Voici, ceci il fallait le dire.

   Depuis l’époque lointaine de la préhistoire en passant par l’antiquité, la renaissance, les époques contemporaines, certes l’homme a évolué. De brillantes civilisations ont vu le jour, d’autres se sont écroulés tels les murs de Jéricho. Grandeurs et décadences s’enchaînent  avec un tel rythme qu’une lecture cohérente du monde devient de plus en plus malaisée. Nous vivons l’ère confusionnelle par excellence où toutes les valeurs sont équivalentes, où la qualité des actes le cède à la quantité, où l’univers numérisé prend plus d’importance que celui médité, longuement et consciencieusement contemplé, poétiquement approché.  

   La philosophie est reconduite au statut d’objet archéologique, la littérature, le poème s’effondrent sous les coups de boutoir de l’économie mondialisée. L’art est le parent pauvre d’une soi-disant culture populaire dont l’affligeant paupérisme tient lieu de savoir universel. La morale est le gentil passe-temps de quelque vénérable savant enseveli sous les incunables poussiéreux de sa bibliothèque. La première sensation au saut du lit tient lieu d’apologie, de guide infaillible de la conduite à tenir. La sacralisation de l’événement relève de la seule obédience médiatique. L’écologie est victime de la bien-pensance petite bourgeoise ou de l’idéologie boboïsante des générations spontanées d’idées readymade, de postures conformistes qui, pourtant, se pensent novatrices. Les inventions duchaniennes de l’urinoir, du support à bouteilles avaient au moins valeur d’aiguillon d’un art qui avait tendance à s’assoupir. Outil subversif au gré duquel trouver un nouvel élan, initier une forme jusqu’à ce jour ignorée. Le superbe contre-exemple en est l’asservissement auquel la publicité contraint ses adorateurs. Ils ne sont que les épigones d’une réalité qui les dépasse et les égare, eux qui pensent diriger leurs destins, assumer leurs choix.

    L’Histoire n’apprend plus rien des tragédies qui en ont tissé le long cours. L’égoïsme, l’inflation galopante de la subjectivité réduisent le champ de vision à l’état d’une peau de chagrin. Le commerce a remplacé les belles lettres. La vitesse a tué tout romantisme. Le béton pousse partout où la nature demeurait intacte. Les villes sont tentaculaires. Le climat perd ses repères. L’humain renie ses facultés essentielles.

   Certes, nulle diatribe ne parviendra à bout de ces apories constitutives de la marche en avant des sociétés. Le progrès est à ce prix qu’il est tout d’une pièce avec ses peaux de pêche et  les jets mortels de ses couleuvrines. Au bout du compte il ne demeure que la conscience, la lucidité, le recours à l’éthique. C’est bien de nous dont il s’agit en tant que sujets libres et conscients auxquels revient la tâche de mener nos conduites à bien, d’en faire des prescriptions vertueuses, non des moralines fondées sur des pseudo-mérites, sur des bonheurs faciles et des épicurismes en vogue.

   La mode est le moyen au terme duquel tout s’aplanit, se nivelle et ne profère plus que de l’indicible, de l’indiscernable, de l’indigeste pour tout dire. Les robinets politico-médiatiques ne nous délivrent guère qu’une eau tiède, insipide, un brouet prémâché dont, paraît-il, nous devons tirer notre profit. Mais quelle perte de conscience individuelle, quel affadissement de la vérité, quelle aliénation de la liberté que cette nourriture mesquinement terrestre dont il nous est demandé qu’elle constitue notre ordinaire.

   On veut faire de nous de gentils Pantagruel qui méconnaissent la nature des victuailles qu’ils ingurgitent à longueur de journée. Mais c’est ignorer les intentions de l’humaniste Rabelais qui fait entreprendre à son disciple un grand voyage au terme duquel se profilera la dimension unique de l’absolu. Mais épiloguer au-delà de cette constatation en forme de pamphlet ou, à tout le moins, de pessimisme lucide, du moins le souhaite-t-on, serait hors du raisonnable. Toujours flotte-t-on entre deux eaux. Sombres du reptilien, lumineuses du néo-cortex. Toujours nous oscillons de l’Homo habilis à l’Homo rationalis. Nous sommes le lieu privilégié en même temps que dénué de tout pouvoir - du moins le prétend-on -, de ces mouvements contraires qui nous font continuellement perdre notre orient. Mais où donc est notre vérité ?

 

Il a fallu une éternité pour faire des HOMS

Il faudra une éternité pour arriver aux HOMMES

 

Comprendra qui voudra !

Partager cet article
Repost0
7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 08:07
Comment dire Agrigente ?

Agrigente 1954

Nicolas De Staêl

Source : Journal d’esprit 2

 

 

 

***

 

 

   Agrigente ne serait-il qu’un nom accroché quelque part dans l’espace et le temps ? Une manière de rêve coloré ? Le titre d’un poème antique ? Une cité imaginaire perdue quelque part dans la tête brumeuse d’un romancier ? Agrigente : certains mots invitent au songe à seulement évoquer  leurs sons. Pourquoi donc ? Il y a un mystère des mots comme il y a un mystère des lieux. Peut-être ces derniers naissent-ils des premiers ?

   Agrigente, comment l’écrire ? En deux mots, en un seul, en détachant ses syllabes, en accentuant ses valeurs toniques ? Comment l’écrire ?

 

AGRIGENTE - AGRIGENTE - AGRIGENTE ?

 

   Non, aucun caractère typographique ne lui convient. Ce ne sont ici que des fantaisies qui ne dévoilent en rien l’âme de cette ville, l’essence de cette région. En réalité il faudrait inventer une forme tissée de graphies multiples, varier à l’infini l’aspect de l’apparition. Comme ceci, dans une manière de baroque censé prononcer la pluralité de son être, en brosser la luxuriante polychromie, en donner la haute mesure méditerranéenne :

 

AGRIGENTE

 

   Puis encore se livrer à une rapide exégèse vocalique, dire l’ouverture amplement sonore du A, l’attaque gutturale du G, la rocaille et le roulement du  R, le sifflement aigu du I, la nasale ouverte du EN, l’accroche dentale du T, le souffle du E pareil au vent Grec qui sème la pluie sur les versants exposés aux sillons de la mer. Serait-ce là pure fantaisie de phonéticien ou bien y a-t-il quelque vraisemblance, quelque justification à habiller ce nom des atours de la chimère ? Plus que de phonétique, de souci technique de la langue, de placement des sons, c’est de poésie dont il s’agit, de peinture, autrement dit d’existentialisme en sa plus haute portée. A savoir s’extraire du néant et faire de la vie ce constant numéro d’équilibriste avec la longue perche de bois oscillant une fois vers l’adret, une fois vers l’ubac, ce conflit des lumières qu’est tout parcours humain métaphoriquement abordé.

   Jusqu’ici, tout a été approché de manière à éviter le sujet trop brûlant du tragique. Le scalpel est toujours là qui attend dans l’ombre. En différer l’apparition est peut-être simple manœuvre de contournement. Toute vérité d’expérience brille toujours de son feu, c’est pourquoi tout retard apporté à son dévoilement en accroît la possibilité expressive. Brodant autour d’Agrigente, je n’ai fait que repousser le nocturne qui toujours habite la meute claire des jours. On ne peut parler d’Agrigente et ignorer la vie de Nicolas de Staël, son impétuosité, sa hâte à s’oublier en maculant ses toiles des mots les plus colorés, des traits les plus vigoureux, des stigmates les plus visibles de l’acte de créer.

   Nulle création n’est repos. Nul poème simple jeu de rimes, nulle écriture délassement au bord du dictionnaire. On ne porte quelque chose au jour de l’être - un récit, une toile, une suite de vers, - qu’à exhumer de sa chair le potentiel de langage qui y vit dans le silence dru de l’abîme. Ecrire un mot, poser une touche de couleur, faire se lever une harmonie et voilà que quelque chose sort de l’inavoué pour se donner comme rencontre, lanière de sens, étincelle dans la caravane étroite du doute.

   Ce qu’Arthur Rimbaud criait en voyelles longuement tenues, ces « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, ces mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles », ces gemmes qui brillent sur le charnier de l’absurdité, Nicolas de Staël le profère en vigoureux aplats où la vibration chromatique le dispute à la noirceur des destins ourlés d’inquiétude, de mélancolie, de tristesse fichée au cœur du tangible. « Il faut se faire voyant » nous dit l’auteur des « Illuminations ». « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

   Par « poète », entendons l’Artiste. Par « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », entendons AGRIGENTE, la trituration jusqu’à l’inconcevable du réel, sa domestication, son aliénation. Quitte à épouser soi-même le parti de la démence, que ce qui résiste dans le monde participe à cette immense duperie. Jamais l’œuvre ne sera éloignée de cette violence à communiquer au paysage, à l’homme, de cette puissance à instiller dans la trame même du subjectile. Le fond, ce sur quoi l’Artiste pose sa fureur, ce n’est que le fond de l’exister qui se cabre, se révolte. Le réel ne veut se donner que dans un unique mouvement dont il ne faut nullement contrarier la pure logique. Les dés ont été jetés une fois pour toutes.  Ici, en Sicile, n’est-on pas au pays du fatum, cet indépassable qui, telle la nuance  du ciel et de la mer, n’a qu’une seule valeur, « O bleu », dont il faut faire son profit comme d’un don octroyé pour l’éternité.

   Mais l’Homme du séjour au Harar, nous met en garde, ce bleu que symbolise  « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges » est précisément cet indocile qui rue dans la clameur d’une folie hauturière. Nul ne peut exciper de cette fatalité. Créer est donner son âme au Diable et errer telles les figures fantomatiques de Dante dans les cercles de l’Enfer. La création n’est-elle d’origine divine ? Alors pourquoi lui opposer ces tentatives humaines qui ne sont que simagrées, essais d’imitation du Démiurge ? A trop vouloir ressembler à Dieu, l’Artiste ouvre les limbes dans lesquels son âme comburera jusqu’à sa complète dissolution.

   Agrigente 1954, cette toile est si belle que tout commentaire en constitue l’inévitable euphémisation. Comment dire en mots, cette ressource infiniment temporelle, marquée au sceau d’un long cours,  ce que la peinture dévoile dans l’instant même de sa présence ? Symphonie s’opposant à la fugue. Longue période le cédant à la fulgurance de l’interjection. Il y a toujours hiatus entre ce qui se dit et ce qui se voit. Dire est succession, voir est simultanéité. Et pourtant, il faut tenter des passerelles, jeter des ponts au seul souci du principe d’unité, de cohérence des éléments du divers dont il faut bien synthétiser le sens. Il ne saurait y avoir, au regard de la conscience, de territoires séparés, de diasporas réalisant la condition d’une in-signifiance.

   Tout porter dans un même creuset de compréhension, peut-être le don le plus précieux remis aux hommes. Ils en sont comptables s’ils veulent que leur aventure s’éclaire de l’ouverture de la connaissance. Oui, Rimbaud, De Staël, des sentiers différents mais qui conduisent en des terres communes, infiniment confluentes. La tragédie est latente tout comme la naissance des voyelles qui portent dans leurs « corsets velus » les germes mêmes de leur corruption. Si le langage est éternel, si l’art est éternel, les hommes qui en ont soutenu la vibrante épreuve, eux, sont mortels. Chaque jour, les mots qu’ils burinent, les pâtes qu’ils travaillent conspirent à leur perte. Ironie du sort qui porte la matière à sa plénitude alors que celui qui en a décidé meurt d’en avoir fomenté le cours obscur. Toute œuvre est sacrifice qui dérobe au corps sa texture fragile. Tout mot est brodé de cette perte, toute couleur est irisée d’une blancheur qui en gomme le subtil éclat.

   Agrigente 1954. Une dernière explosion colorée, une ultime fulguration avant que la mort ne s’annonce comme la seule issue possible. 1955 : le dernier voyage, la clôture d’une œuvre pourtant parvenue à son acmé. La mort comme site indépassable où l’absolu se donne d’un seul trait. Il n’y a plus rien à rajouter, la totalité est enfin atteinte. Sans reste. Ni le rouge carmin, ni le  jaune solaire, ni le blanc de titane, ni l’orangé des Tournesols ne viendront concurrencer le saut indéfectible dans le vide fondateur d’une insondable liberté. Voyage de concert avec Vincent d’Arles, avec Arthur des mots quintessenciés. Faut-il en conclure que toute mort est le sommet de l’art, la forme accomplie du langage ? Certes il est tentant de le penser mais nul n’a vécu jusqu’à son terme la quête de l’absolu pour en faire la recension du plus loin d’une absence couronnée de la neige du silence. Le blanc en tant qu’épilogue d’une aventure humaine seulement inscriptible en termes de transcendance. L’art est cet inatteignable qui nous fascine et nous enjoint de nous taire. Alors l’immanence est là qui nous tend les bras du quotidien et du directement accessible. Il est encore temps d’y puiser la mesure de la joie ! Arthur, Nicolas vous en êtes les sources vives, les oriflammes qui dispensent dans la nuit serrée l’étoile ouvrante de la confiance. Tout art est constellation qui jamais ne s’éteint !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
6 août 2018 1 06 /08 /août /2018 08:26
Image : hors du monde

                   Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   Nous regardons l’image, l’image vraie et, soudain, nous sommes hors du monde. Nous sommes en-nous-hors-de-nous. Nous nous exilons de notre être et pourtant nous en sentons la densité, la rutilance de mercure, la plénitude brillant telle une étoile dans la nuit. Mais comment peut-on, tout à la fois, être ici dans sa tunique de chair - cette geôle -, et sentir l’aérienne présence de l’esprit - cette sublime libération ? L’image vraie a ceci de surprenant - contrairement à celle d’Epinal -, qu’elle nous arrache à la pesanteur du monde et nous dote d’aptitudes cosmiques : la vitesse, la lumière, la profondeur inouïe des galaxies.

   Nous regardons le ciel, sa nappe corail, son absolue diaphanéité et nous sommes ce ciel avec l’infini voyage des comètes, leur sillage de feu dans le noir absolu de l’espace.

   Nous regardons l’oiseau, son signe d’encre, son empreinte si discrète et l’on vole à de hautes altitudes parmi les confluences de l’air, les poussées de l’harmattan, les colères du simoun, le souffle sec du Sirocco. Nulles contraintes cependant. Arabesques de félicité seulement.

   Nous regardons la ligne brisée des montagnes et nous sommes ces rochers qui disent la durée éternelle du temps, la lente érosion de l’âge, la beauté des pics lorsqu’ils toisent le domaine des hommes, cette minuscule fourmilière traversée du désordre des agitations mondaines.

   Nous regardons la nappe d’eau au loin, ses lignes de métal sombre, ses mouvances dans le genre d’un coup de fouet, ses pliures bleues, sa lame d’argent immobile au centre, ce secret, puis la longue réverbération du ciel comme pour signifier l’intangible continuité des choses lorsque la vision est adéquate à son objet.

   Nous regardons longuement, apaisés, rassurés de notre présence parmi ce monde si généreux, nous avions failli ne plus en lire le poème, en entendre la symphonie, en goûter la goutte de miel. Il faut dire nos yeux sont trop abreuvés d’images violentes, artificielles, fabriquées au seul risque de nous fasciner. Oui, la fascination est la pire des aliénations dont notre société sécrète la poix à longueur de journée, si bien que le poison fait son effet sans même que nous en percevions le vénéneux chemin. Ses flèches nous traversent pareilles à une eau de ruissellement. Nous nous y habituons. Puis nous en ressentons le manque, bientôt la douloureuse privation.

   Les images crépitent sur le globe des yeux, s’invaginent dans la complexité du chiasma, allument leurs feux dans la densité grise, font leurs éclairs cérébelleux, leurs lances ignées qui se plantent dans l’aire occipitale, dans la réserve à phosphènes, dans le grand barnum où s’agitent les esquilles de rêves, les phosphorescences des fantasmes, où tourne l’inconséquent barillet du désir. Oui, nous sommes au centre de la grande farandole et nous n’échapperons à nos tortionnaires. Ils sont les Géants, les Dissimulés, les Grands Ordonnateurs de la curée mondiale, ils veulent nettoyer jusqu’à l’os notre prétention à paraître, nous métamorphoser à la seule mesure de leur pouvoir de domination. Oui, Nietzsche avait raison, l’humain n’a qu’une seule chose en tête : la Volonté de Puissance. Ce qui, en termes de simple logique, veut dire qu’il y a des perdants, en masse, des gagnants si peu, mais ô combien assurés de leur domination, de leur gloire !

   Le jour a été une seule et unique ligne blanche, de longues effusions secouant la toile violentée du ciel, des balafres soufrées clouant choses et êtres au plus intime de leur chair. Il fallait se faire tout petits, se rouler en boule tels de jeunes chiots, respirer à peine, mouiller sa truffe de bulles de salive, se coller au sol de ciment, se disposer à la minceur. Les rues étaient désertes et la chaleur faisait entendre ses craquements, ses boursouflures, l’élongation de ses membranes de carton. Des oiseaux, parfois, cloués en plein vol, s’abattaient telle une grêle noire. Les feuilles assoiffées étaient de simples feux-follets, de rapides fumées se dissolvant dans une manière d’averse drue, d’air seulement. On ne connaissait plus la caresse de la pluie, l’onction souple de la brume, l’étincelle fraîche de la goutte de rosée. Tout était en suspens de soi. Tout était alloué au silence. Tout était muré dans un étrange labyrinthe et les respirations faisaient leur drôle de bruit de râpe, de soufflet de forge. On se jetait sur le tapis de braise du lit, on vouait son corps aux gémonies, on gigotait tel l’antique nouveau-né plié dans la tunique étroite de ses langes. On était des momies et le sarcophage serrait ses parois de bois, faisait grincer ses chevilles, tenait le corps au plus près de sa mutité. On était dans le plein inviolable de la condition humaine. On était mortel, infiniment mortels, le constatant au plus près d’une vérité.

   Matin. Aurore. Ou bien soir, Crépuscule. Peu importe le nom de l’Evénement. Il fait si beau après le cauchemar nocturne. Les bandelettes, on les a enlevées. Son corps, on l’a lavé à la lumière neuve ou bien décroissante, c’est indifférent. Aurore ou Crépuscule, heures de la bienfaisante palme qui oint l’épiderme de son baume lénifiant. Re-naissance, nouvelle origine, départ pour un chemin qui ouvre le futur, fait briller le destin à l’aune de l’espoir. La chaleur, la chape de plomb, l’étuve collée à la barbacane de peau, voici qu’elles se délitent, renoncent enfin à paraître. La chaleur n’était que l’image de la fausseté, l’image brouillée de nos cerveaux embrumés. Cette lumière est si belle qui tapisse l’air de ses étoiles vermeil. Le grand Goethe disait que le rouge était la couleur idéale. Peu importe sa teinte, pourpre, alizarine, carmin. Elle est là, devant nous, nous en nimbons nos fronts, nous en habillons nos mains, nous en ceignons nos chevilles, ce sont les pampres de la joie. Nous regardons l’image, l’image vraie et, soudain, nous sommes hors du monde. Oui, HORS DU MONDE !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
4 août 2018 6 04 /08 /août /2018 15:06
Un lieu où habiter

                   Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

   Nous sommes dispersés. Parfois nous ne savons plus ni le lieu de notre habitation, ni celui de notre être. Tout vogue et tangue à l’infini selon la vitesse de la lumière. Les éclats du jour ricochent sur le globe blanc de la sclérotique ; les bruits sont des trépans, des diamants qui forent la cochlée ; les mouvements des hordes de gestes sous lesquels nous sommes pris tels des insectes prisonniers d’une cloche de verre. Alors nous nous débattons, nous fixons les choses du monde avec inquiétude, nous essayons de happer, ici une éclisse de joie, là un instant de fugace bonheur mais les objets de notre fascination sont indociles, sculptés sur le mode de la fuite. Nous vivons en état de sidération, inaccomplis face à ces figures dont nous pensons qu’elles sont celles d’une incontournable adversité.

   Cependant nous ne pouvons demeurer dans cette fixité qui menacerait de nous abandonner en rase campagne. Nous croyons n’avoir d’autre choix - étique liberté -, que de nous en remettre au saisissement de la première réalité qui passe, à l’événement fortuit surgissant d’une fiévreuse actualité, à la rencontre d’une altérité en reste de soi, égarée parmi les aléas multiples des lieux communs et des errements sans fin. Nous sommes trop immergés dans la densité mondaine et, en raison de cela, aveugles, sourds, mutiques. Pris dans un filet tressé de poix nous n’avons plus d’autonomie qu’à nous laisser balloter au gré de flots contraires, dont le nom usuel est celui de « destin », dont la finalité est de nous aliéner, de nous conduire sur le rivage d’un futur sans avenir, dont le souci est de conspirer à notre fin.

   Le jour n’est pas encore le jour, l’heure n’est pas tout à fait l’heure, seulement un long étirement du temps semblable à l’élongation du félin sous son parapluie d’ombre. D’ineffables postures, une venue à la vie sur le mode de la lenteur, l’ouverture d’une corolle dans la discrétion d’une note dissimulée, une brume qui se confond avec le tapis d’eau dont elle émerge. Les arbres ne sont pas encore les arbres, le ciel est en attente de son être, le soleil un œil blanc qui tarde à s’ouvrir, l’homme face au paysage une aube dont le tissu se donne dans la retenue, l’hésitation, le dépliement tant rêvé qu’il semble flotter au loin de lui, à peine une chimère dans l’instant qui doute.

   Ce qui est singulier dans cette heure immaculée, c’est le suspens dont elle procède, cette sublime halte, ce repos avant que l’exister n’enclenche ses rouages, que l’horlogerie mondaine ne fasse basculer ses cliquets, n’entraîne ses pignons dans ce qui, bientôt, tissera le devenir de la nature et des figures  de Ceux et de Celles qui, au gré de leur langage, pourront témoigner de cette exception. Ici est la naissance d’un lieu du monde et le nôtre propre. Nous co-naissons à l’univers. Nous participons à sa présence tout comme il détermine le déploiement de notre essence. Etrange relation duelle par laquelle chaque être en appelle à l’autre afin que, de cette soudaine empathie, se dévoile le phénomène, se donne la mesure confondante de la manifestation. Soudain, nous sommes dans la surprise d’exister et ceci ne peut trouver son site que dans ce moment du passage, lui qui articule temps et espace en les configurant comme producteurs de sens. C’est seulement parce qu’il y a passage que le premier mot du jour peut paraître. De l’aube à l’aurore s’accomplit ce qui, dans l’expérience de la langue, consiste en sa belle rhétorique, ce signe avant-coureur de toute sémantique. Une histoire trouve le site de son essor, une épopée se montre dont toute néantisation sera la victime expiatoire.

   Aube. Issue d’alba, « blanche » en latin. L’aube, en sa nature essentielle est le don originaire sur lequel jour, lumière et signification prennent appui. Elle est un convertisseur de temporalité, une eau lustrale où chaque chose se trouvera baptisée, nommée, installée en son potentiel le plus exact. Il n’y a pas de nécessité plus grande que d’affecter aux choses un prédicat qui les fera sortir de l’anonymat du non-dit, du meurtre qu’il perpétue à seulement retenir le langage dans sa gangue de pierre.  L’ombre nocturne qui avait tout effacé, aussi bien le profil humain que la nature, voici que l’aube en assure la ré-émergence, au seul prix de son coefficient de métamorphose. Située entre nuit et aurore, sa blancheur, sa matité, son opacité, son aspect de rien et de totale vacuité sont les ouvertures par lesquelles elle espacie le réel, lui octroie souffle et respiration. S’il n’y avait cette césure installée entre ombre et lumière, ni l’ombre ni la lumière ne pourraient proférer quoi que ce soit et le monde demeurerait aphasique.

   Ce que nous pourrions nommer « espaces sacrificiels », que Rilke appelait « aventure silencieuse des espaces intervallaires », (blancs, silences, vide), ces entités douées de mystère possèdent une remarquable vertu ou bien une valeur oxymorique qui extrait de leur néant apparent le registre plein de la signifiance. Le réel est trop dense, compact, impénétrable pour qu’il apparaisse d’emblée à la conscience en sa forme achevée. Il faut en déplier les fragiles élytres, patiemment, en faire lever le germe originaire de manière à installer la mécanique d’une genèse, à créer la temporalité en sa constante oscillation, en son intime pulsation.

   Le silence, la retenue au bord de la parole, la scansion, les ruptures sont les voies que choisissent les choses pour instiller en nous leurs ressources propres et nous communiquer la pâte signifiante dont elles sont pétries, dont nous devons faire l’expérience dans le creuset - un autre vide -, de notre âme. Elle, l’âme, n’est jamais emplie qu’à être, en substance, une outre infiniment disponible à l’accueil des objets du monde, des floraisons du langage. Tels des mots qui jouent en écho la partition du monde, ne sommes-nous des « espaces intervallaires », des mots séparés de silence que nous ne comblons qu’à nous sentir exister ? Ne sommes-nous pas ? Un lieu où habiter, peut-être est-ce ceci que nous demandons à l’aube, péniblement levés dans notre étrange destin d’hommes ?

 

 

 

Partager cet article
Repost0
2 août 2018 4 02 /08 /août /2018 15:29
Ceci qui ouvre la nuit

                        Route d'Aubrac -06-

                   Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   Le jour est levé quelque part sur la Terre. Il fait ses éblouissement, ses étoiles de givre, ses vrilles de cristal qui cinglent le dôme du ciel, creusent leur puits de lumière jusqu’à l’encre des abysses. Le jour est inépuisable. Il s’alimente bien au-delà du réel, il vient du plus loin du temps, il ne connaît nulle limite. Il allume dans les yeux des hommes les paillettes brillantes de l’espoir, dans ceux des femmes les phosphorescences d’une confiance infinie dans le destin du Monde. Le jour, dès qu’on l’a vu, on ne peut l’oublier. Il a planté ses vivantes banderilles au plein de la chair, il court sous la batiste de la peau, il fuse dans l’ouate blanche des os, il s’étoile dans la résille des nerfs, cette arborescence parcourue des éclairs de la vie. Le jour est beauté. Pour cette raison il ne peut se détacher de nous, perdre la profondeur de son éclat. Sinon, c’est l’existence même en sa glaise fondatrice qui serait atteinte, modelée selon les mains d’un artisan dément, une pliure qui n’aurait plus de nom, un nom qui n’aurait plus de sens, un sens épuisé au seuil du paraître. Clarté est plain-chant du vivace et du toujours renouvelé. En venir à bout, l’épuiser, est décret mortel qui connaîtrait le tissu serré de l’absurde, le corridor étroit du néant.

   Très haut, le ciel est bistre, boucané, comme s’il sortait d’une étuve. Il est menace qu’un heureux miroitement dissout sous une douce insistance, une bienveillante pression pareille à la main amie qui rassure et donne l’impulsion déployant le futur. Il est telle la respiration en son oscillation : un dépliement qui dit le rayonnement, un retrait qui porte au bord de la syncope. Heureusement son essor est infini, on n’en voit nullement les frontières, seulement les caravanes de nuages qui en parcourent la vaste étendue. Il est habité des mérites de l’illimité, paré des grâces de l’absolu. Nul homme à l’horizon qui pourrait en toiser la vastitude. Comme s’il y avait danger à se mesurer à lui, à oser tutoyer sa puissance.

   Plus bas, à l’horizon des Eveillés, seule la boule infime de l’arbre, seule la modeste maison osent cet affrontement. Combat singulier. David contre Goliath. L’infiniment grand contre l’infiniment petit. Une ligne blanche court au ras du sol, semblable à une portée musicale avec les boules noires de ses croches. Une petite musique de jour que la nuit effacera, diluera dans ses coursives d’ombre, plongera dans ses golfes ténébreux, Ceci ne voudra nullement signifier que toute beauté sera abolie, seulement remise au jour de demain, veillée par les yeux des étoiles, ces fées mutiques mettant en sûreté le précieux, l’ineffable essence de toute chose. Le plus souvent nous en oublions le don inépuisable, la capacité perpétuelle d’émerveillement. Nous ne sommes que des hommes.

   Le haut plateau est parcouru de souples ocelles. Ils sont le regard du Soleil, de la Lune, des elfes qui sans doute peuplent les larges avenues de l’espace. Un langage si clair que nous devrions en percevoir les harmoniques au sein même de notre corps, dans la déchirure de notre conscience. Mais nous sommes des êtres de l’immédiat et le cosmos est trop lent, trop loin, trop énigmatique. Alors nous fixons notre regard  sur ce tapis d’herbe rase, sur ces rives avec les avancées de ses isthmes, les retraits de ses baies, sur cette plaque d’eau brillant à la manière d’une lame, sur ce rocher qui émerge de terre, nous disant sa vérité, la profondeur de sa nature. Ciel, herbe, nuages, plateau, éclats de lumière, autant de mises en acte de cette beauté que toujours nous cherchons au loin, dans le complexe et l’artificiel alors qu’elle est en nous d’abord, auprès de nous ensuite dans le simple, le discret, l’immémoriale libéralité de la Nature. Tout est corne d’abondance, surpuissance, pluralité de signification. Il suffit d’aiguiser ses pupilles, de tendre les paumes de ses mains, de fouler ce sol qui nous est familier et porte notre empreinte comme l’azur fait naître l’oiseau.  Une simple continuité, une évidence, l’éclosion d’une source dans le tapis de mousse.

   Jusqu’à présent nous n’avons rien dévoilé de ce lieu pareil à une terre originelle. Nous disons simplement Aubrac et la pureté surgit là-devant, comme par magie. Ceci ouvre la nuit de l’inconnaissance. Voici le jour. A nous d’en saisir les singuliers reflets !

  

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
1 août 2018 3 01 /08 /août /2018 10:22
De la couleur à la ligne

                  Dessin : Blanc-Seing (1° état)

 

 

***

 

 

   Cela commence par du blanc, par du silence. Certes la feuille de papier (ou bien l’écran), n’est pas hostile, elle est pure vacance, attente du paraître. Elle ne dit rien et c’est cela qui lui confère sa foncière étrangeté. Le blanc renvoie la lumière, le blanc poudroie telle la neige et égare celui qui lui fait face. Du blanc on ne peut rien dire sinon sa tache livide, l’auréole du néant, la mutité à jamais de son être. Pour cette raison on s’impatiente, on veut y projeter les stigmates qui l’amèneront à la présence. Toute surface virginale est douleur : rien, en elle, ne s’est encore inscrit à l’horizon du monde commun, sur la dalle rassurante de la quotidienneté. Quoi de plus troublant qu’une haute falaise de craie contre laquelle s’abîme le rayon du regard ? La falaise nous rejette, nous renvoie à notre propre solitude. Or celle-ci est abysse qui habite les grands fonds baignés d’une éternelle nuit.

   Nul ne peut demeurer longtemps dans l’arraisonnement du livide sauf au consentement de sa propre folie. Quelque part, il faut que cela parle, que cela s’ouvre. Or le lactescent nous prive d’un dialogue puisque sa nature est d’être sans rhétorique. Le langage qui nous est soustrait, c’est à nous de le produire, de lui conférer ce tremplin coalescent à sa mission, dire le monde selon l’infinie multiplicité de ses esquisses. C’est uniquement pour cette assignation à profération que nous dessinons, écrivons, aimons sans doute aussi puisque l’amour est passage de toi à moi, jeu dialogique sans lequel il n’y aurait ni ego, ni altérité.

   Alors l’ivoirin, on le repousse, on l’amène à se retrancher derrière l’écran de la couleur. Oui, les couleurs sont un progrès. Elles ne disent pas tout mais elles instaurent l’espace d’une sémantique originelle. Le rouge est de feu et de désir. Le vert fait signe en direction de la nature, de la tache d’eau qui bourgeonne sous les frondaisons. Le marron est de terre, de pisé, de fruit mûr sous la lumière d’automne. Le gris est la courbure du galet sous le ciel d’étain. Le bleu est d’agate céleste, de lapis-lazuli, de khôl sur le bord d’une paupière. Le violet est améthyste ou bien mélancolie dans la stance hivernale. Certes nous avons dit bien des choses dans l’ordre des apparences et l’énumération aurait pu être sans fin. Les couleurs sont pure émergence. Elles se lèvent, agitent leurs oriflammes dans toutes les directions de l’espace. Elles sont une manière d’infini donnant toujours lieu à un nouveau sentiment, à cette chose qui nous attache, à ce ciel, à cette mer. On pourrait toujours tenter d’opposer à leur bavardage ces trois couleurs qui n’en sont pas, sont uniquement des façons d’absolus, noir, blanc, gris mais alors elles deviendraient mutiques à la mesure de leur abstraction. Le blanc, nous l’avons brocardé à notre manière.

De la couleur à la ligne

                        Dessin : 2° état

 

 

   A la polysémie colorée, à la pléthore des signifiances, il est nécessaire d’opposer la rigueur de la ligne, l’ordonnancement des formes qu’elle autorise, la clarté qu’elle installe, le rationnel qu’elle fait émerger afin de nous soustraire aux aléas des nominations plurielles qui ne font que nous désorienter La ligne vient interrompre la parade des couleurs, les assagit, les enclot dans le registre d’un donné immédiat, infiniment préhensible, un lexique ordonné faisant suite à la verbomanie des éclats, des tournures, des carnations qui habillent le réel. Toujours nous sommes désemparés face au dessin abstrait, à la peinture informelle, aux impératifs immotivés du non-figuratif. La ligne, nous la voulons pour nous rassurer, nous apaiser, donner à l’inconcevable la forme du vraisemblable, du cohérent, de la juste mesure selon laquelle nous voulons être au monde.

   Ainsi ce rouge-brique abrite-t-il une fenêtre, ce ton de chair un visage, ce noir dense une maison, ce vert d’eau une fleur, ce beige un soleil, ce gris un nuage, ce bleu un vol d’oiseaux. Autrement dit ces couleurs se portent au-devant d’elles dans une figuration humaine, une dimension existentielle faisant la part belle à nos visions et rencontres les plus ordinaires. Les couleurs qui menaçaient de nous engloutir dans leur sombre maelstrom, les voici canalisées, parlantes, parcourues de significations familières. Sans doute tout ceci explique-t-il notre soudaine sérénité. La ligne semble procéder à une sorte de réenchantement du monde, de ce monde enfantin où se donnent à voir maisons de guingois et personnages aux yeux immenses. Ce sont les figues tutélaires qui bercèrent les jeunes années de notre insouciance. Combien il est heureux, par ces simples lignes où se loge la couleur, de les retrouver. Parfois ceci s’annonce-t-il sous les traits d’une joie simple, innocente. La seule qui vaille, sans doute, dans cet univers privé de boussole !

 

 

  

 

 

Partager cet article
Repost0
25 juillet 2018 3 25 /07 /juillet /2018 07:58
Inachevée liberté

                        Paul Eluard - Fernand Léger

                              Source : Sotheby’s

 

 

***

 

 

 

   Mais où s’arrime donc la conscience de la liberté si ce n’est dans la ruche du corps, dans le massif ténébreux de la chair ? Une douleur, le passage d’une souffrance et le corps n’est plus libre et l’esprit chute dans la mare de sang et les bouillonnements de la lymphe. Une joie, l’étendard d’une jouissance et le corps exulte, se connaît sans limites, gagne les hautes zones où se déploie l’assurance d’être dans l’accomplissement de soi, la perspective aérienne d’une plénitude. Le corps est cette masse têtue qu’il faut sans cesse surveiller. Ou bien il dit sa pleine densité ou bien il dit le vide dont ses fibres sont tissées et erre ainsi à la recherche de son propre domaine.

   La liberté est d’une complexion si élevée, d’une essence si rare, d’un rayonnement si singulier qu’elle se donne à la manière d’une eau de source cristalline dont on ne décèle jamais la nature profonde, les racines souterraines. D’ailleurs est-on est bien sûrs de sa présence, de son effectivité ? Toujours sa saisie est pure subjectivité, affaire de conception sinon de dogme à poser afin qu’un cadre établi, enfin elle devienne perceptible. Combien est fuyante sa perception ! Combien fragile son apparition. A peine l’éprouve-t-on que quelque vent contraire vient en troubler le cours. Liberté semblable à l’éphémère qui ne vit que de l’instant, brûle ses ailes dans la transparence du jour. On la voyait, on était sur le point de la saisir et voici qu’elle n’est plus qu’un illisible point disparaissant à l’horizon.

    Voici. Je marche sur le rivage de la mer. L’aube est sereine qui s’offre à ma vue dans des nuances de bleu natif. Le paysage est ouvert, infiniment. L’air est léger. Les bruits sont réfugiés au loin dans le tapis mouvant des villes. Les soucis ne sont plus que de vagues souvenirs flottant quelque part dans une contrée inconnue, on dirait des drapeaux de prière déchirés par la morsure du vent. Le soleil est un baume corail qui fait briller la plaine de ma peau. Mes pas sont faciles dans la mesure exacte de la seconde qui fait tourner insensiblement ses rouages huilés. Tout de suite en arrière de l’ourlet de mon front c’est une impression de calme, d’évidence. Rien ne retient. Rien n’altère. Tout se prodigue dans l’immédiate faveur. Au stylet, je pourrais graver sur les cannelures de mon épiderme le mot ultime de LIBERTE dont nulle entrave ne viendrait compromettre le lumineux destin. Et pourtant…

   Et pourtant … je sens, dans mon enceinte existentielle, comme un curieux bourdonnement, une étonnante trémulation dressant en termes somatiques les feuillures de mon désarroi. Une intuition seulement, une vague impression mais qui ne cesseront nullement, porteront mon apparente sérénité sous la férule de fourches caudines dont chacun sait qu’elles sont actives toujours, y compris sous la ligne de flottaison de la conscience. Alors je joue à un jeu si étonnant qu’il semblerait provenir de quelque passion surréaliste ou bien sortir de la tête bousculée d’un égaré : je regarde mon propre regard.

   Ce que je vois, au-delà du prodige de la vision, c’est sa capacité terriblement limitée à embrasser la totalité de l’étant qui fait figure, ici, sous la vaste courbure du ciel. Ceci : liberté inachevée. Ce que mes yeux voudraient embrasser s’ils étaient libres : les étendues du monde terrestre, les vagues de sable des déserts, les canyons entaillant le sang des grès, les oasis où brille dans l’ombre l’eau donatrice de vie, les hauts plateaux où flotte la laine impalpable des vigognes, les damiers des rizières des pays d’orient, les forêts pluviales avec les robes vertes et écarlates des aras. Mais aussi le chant des étoiles, l’harmonie des sphères, le mercure et le cuivre des planètes.

   Puis je regarde mes mains, ces raquettes qui battent l’air et n’en gardent, le plus souvent, que la vague trace mémorielle, une manière d’haleine qui fuit tout le long des lignes de vie comme pour proférer la brièveté de la sensation, sa dégradation dans les fibres qui retournent à leur occupation première. Elles enregistrent le réel à mesure de sa rapide scansion puis recommencent ce geste éternel au prix du deuil permanent des choses qui se présentent et s’effacent dans un même mouvement de retrait.

   Ce que mes mains voudraient capturer au-delà de leur propre insuffisance - liberté inachevée -, c’est cette grenade aux graines pourpres, cette allégorie du désir en attente de son éruption et le plaisir est anticipé qui inonde le palais d’un suc généreux. Ce que mes mains voudraient happer, toutes ces femmes-fleurs, ces calices à emplir du nectar de la vie. Où sont-elles donc ces éphémères figures d’un temps mélodique, d’un temps enchanté, d’un temps pollinisateur que nous attendons depuis notre venue au monde ?  Où sont-elles ces mirifiques vanités qui ne se donnent qu’à se conquérir elles-mêmes ?

   Et pourquoi ne le feraient-elles pas, elles les incomplètes, les libres par défaut ? Tout comme moi que le vent traverse sur cette plage infinie du monde. Comment ne pas comprendre que le coupable à désigner est cet infini qui toujours nous met en demeure d’arriver à notre être alors même qu’il nous ôte les outils par lesquels nous pourrions construire notre frêle architecture ? Nous ne sommes que des substances sans temps réel. Qui donc parachèvera l’œuvre que nous avons entreprise en naissant, sinon la muriatique Mort ? LIBERTE nous écrivons ton nom à défaut de pouvoir jamais t’épouser. LIBERTE nous écrivons.

  

Partager cet article
Repost0
24 juillet 2018 2 24 /07 /juillet /2018 10:45
Fille de nulle part

 

             Mélancolie d'été...

         Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

 

   Vous que je vous vis si floue dans le jour qui vibrait. Voici ce temps d’hier qui fait sa mince palpitation au pays des lointains. Que demeure-t-il que je puisse ici consigner ? Un paysage ? Une figure humaine ? Ou bien, plutôt, un incurable état d’âme pareil à la langueur des Romantiques qui ne sait son début ni sa fin ? Combien il est étrange, toujours, d’apercevoir son rêve flotter au devant de soi dans une telle marge d’incertitude qu’il semblerait devenir réel. Paradoxe pour un songe tissé d’écume qui fuit dans le dédale du cortex avec sa fumée grise.

   Mais il faut dire ce temps d’étrange connotation - il fait penser à l’inconsistance d’une ouate -, ce temps qui, sans doute n’en était pas un. Du reste son être est si ténu qu’il semblerait n’être que miroir aux alouettes, scintillement de poussière quelque part dans une lointaine galaxie. Cependant cet instant était le mien tout comme il était le tien. Permets donc ce tutoiement soudain, Fille de nulle part, il t’arrime à mon être à la mesure de la bienséance qui sied aux  éloignés qui usent de cette proximité du langage à défaut de celle des corps. Une vision est-elle douée d’une substance qui en tracerait les contours ? Une image égarée dans le pur espace possède-t-elle quelque attache à la manière d’un ballon captif dont on pourrait serrer le lien au creux de ses paumes ?

   Mais aller plus loin sans m’attacher à tracer ton portrait serait inconvenant. Ce que, de toi, j’apercevais dans l’heure qui faisait sa bulle irisée : tes cheveux en douce cascade, un peu raides cependant, genre de taillis à l’orée d’une clairière ; ton visage si blanc, on aurait cru celui d’un mime grimé pour quelque représentation, d’un acteur triste, je dois le reconnaître ; et les prunelles de tes yeux, ce murmure logé au creux d’une doline, ce ravissement inversé qui, sans doute, disait la lumière d’une joie ancienne ; et l’invisible brindille de ton nez qui devait humer l’air à infimes goulées ; et l’arc de tes lèvres sous lesquelles paraissait gonfler le dôme d’un continu silence. Ta vêture était semblable à une aube ou bien à une étole de lin grossier qui contrastait avec l’empreinte d’une naturelle fragilité. 

   Ce matin, vois-tu, sur la colline parsemée de graminées que le vent agite doucement, je marche sur les pas de ton absence. Oui, je te vois, toi ma mélancolie d’été, toi qui adhères à ma peau comme le fait un insecte auprès du halo d’une lampe, toi l’introuvable présence, le signe absent de toute dette. Oui, car la mélancolie est libre de quelque mouvement, libre d’un espace habité, d’un temps de concrétude. Elle ne fait que s’alimenter à sa propre flamme, ce qui indique sa durée tout le temps d’une existence. Elle est l’ombre portée d’un éternel ennui, l’orbe d’une insignifiance flottant entre les rives de la naissance - on n’en connaît plus l’événement -, les rives de la mort - elle n’est pas encore venue à nous, sauf par intermittences, par clignotements successifs, ces sortes de pointillés qui disent la vanité d’une destinée, ses abîmes, ses points de chute, ses milliers de pièges où rôde l’avant-goût d’un désert en sa terrible solitude.

   Aurais-je eu le loisir de te questionner, tu m’aurais dit la teinte améthyste de la mélancolie, sa temporalité automnale identique à un tapis de feuilles mortes, son étalement de lagune sous une rare lumière, cette manière de rampement au ras des tourbières avec, pour unique socle, l’entrelacement des coussins de sphaignes, ces complexités dont jamais on ne vient à bout, étrange allégorie de la vie en son scellement primitif. Certes tu aurais eu raison, du moins en théorie. La pratique est plus abrupte qui délite la peau en milliers de fragments, attaque le cœur au sein même de ses pulsations, sculpte l’âme comme elle le ferait d’une racine de bruyère échouée en pleine forêt.

   L’été, cette saison des amours sauvages et des plénitudes rapidement acquises, voici qu’il traçait en toi les stigmates d’une infinie douleur. Vague, imprescriptible, dont personne ne fût capable de dresser l’invincible figure. Soudain, pour toi, se levait cette tension entre la liberté, l’effusion estivales et ce spleen baudelairien qui t’invitait sur l’étrave d’une verticale affliction. Certes, à cette sorte de lande sur laquelle tu déambulais sans bien savoir où tes pas te conduisaient, tu aurais pu préférer les mouvements bariolés d’une plage, les vives voix d’une terrasse de café. Visiblement, ton cheminement s’était réalisé à ton insu et tu ne semblais avoir de but que ton propre rivage qui s’éloignait toujours plus de toi, te fuyait afin que ta mélancolie t’accompagnât à son terme. Autrement dit au seuil de ta propre mort. Mais sais-tu, Fille de nulle part, l’étrange aimantation de toute mélancolie pour un cœur solitaire comme celui qui m’a été remis le jour de ma première clarté ? Nous progressons ensemble sur ces mêmes routes qui ne conduisent nulle part. Puisse être longue notre nomade gémellité ! La mélancolie nous quittât-elle, nous serions démunis, orphelins, les mains battant le vide.

« La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste », disait Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer. Vois-tu, toi l’Etrangère, nous ne connaîtrons jamais qu’un « bonheur triste ». Le bonheur fût-il complet d’emblée, nous ne l’aurions cherché. La tristesse nous habitât sans cesse nous n’eussions nullement visé son éclipse. La mélancolie nait de cette contradiction, aussi sommes-nous plus affectés de sa survivance dans l’été qui flamboie et nous convoque à la fête ! La plus exacte nostalgie se pare d’habits de lumière.

 

 

 

  

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher