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17 février 2015 2 17 /02 /février /2015 16:30

 

Une esthétique du démembrement.

 

 

uédd 

 Œuvre : Barbara Kroll.

 

 

   Cette œuvre en voie de constitution, nous n'en ferons pas une lecture esthétique, laquelle chercherait à mettre en évidence les procédés picturaux par lesquels une création vient à paraître. Nous nous limiterons à essayer de dégager quelques traces signifiantes dont l'Artiste lui-même est porteur et, singulièrement, l'image de son corps. C'est donc une somato-analyse, ou psychanalyse du corps  que tendra à expliciter ce bref article selon quelques lignes de force. Si tout corps est porteur de messages, nul doute que ce dernier se colore d'une teinte spécifique dès l'instant où il devient enjeu d'une œuvre. A ce sujet il convient de rappeler brièvement une apodicticité : toute œuvre est projection de son Créateur sur le support qu'il a choisi, toile, papier ou bien livre parvenu à son stade terminal.

  Ici, il s'agira de mettre en exergue quelques tendances fondamentales dont toute œuvre s'investit dès lors qu'elle parle d'un Sujet - en l'occurrence l'Artiste -, tendances dont nous ferons la thèse qu'elles ressortissent du vaste domaine des archétypes auquel notre inconscient est affilié en permanence, cette destination fût-elle inapparente. L'archétype n'est jamais une vérité en soi que l'on pourrait observer directement. Tellement entrelacé à notre être, coalescent à notre exister, nous ne parvenons jamais à nous en saisir alors même qu'il nous travaille du-dedans avec la volonté d'une marée d'équinoxe à coloniser l'étendue de terre disponible. La brève thèse que nous bâtirons ici sera la suivante : cette représentation d'un corps fragmenté, si elle relève bien d'un travail préalable d'esquisses précédant l'œuvre terminale, n'est pas moins l'enjeu ontologique d'une parution au monde de Celle qui en a assuré la visibilité. Ces formes en voie de constitution ne sauraient faire phénomène en tant que purs exercices graphiques, sans plus. Ce corps fragmenté fait signe vers plus grand que lui et, afin d'en réaliser une lecture adéquate, il s'agit de s'en  approprier la sémantique à partir d'un a priori : ce corps dit l'exact contraire de ce qu'il semble vouloir mettre en évidence. Ce corps éparpillé, soumis à une manière d'écartèlement, n'est pas seulement la vision fantaisiste d'un Artisan de la chair à la recherche d'une représentation tronquée, fragmentaire. Cette image multiple si, à première vue, elle redistribue l'aire anatomique selon une étonnante partition, nous ne devons pas la laisser dans cet état d'incomplétude. Cette image éclatée doit être comprise comme antiphrase, à savoir en tant que recherche d'une unité primordiale perdue, en tant que nostalgie d'un rassemblement en soi du corps, lequel a déjà été vécu comme expérience heureuse à l'aube de l'existence, dans ce que nous pourrons nommer "pré-parution" et qui n'est jamais que notre vie amniotique, notre première immersion fœtale alors que se mettent en place les futures structures signifiantes.

  Ce thème que nous nommons  "vie dans la conque amniotique" est récurrent dans  nombre de nos articles. Et, s'il nous semble important de lui accorder une position cardinale, c'est tout simplement en raison du phénomène d'empreinte dont il s'investit, dans la mesure où il constitue l'une des expériences existentielles fondatrices de notre présence au monde. Il serait bien évidemment naïf de penser que nous ne sommes rattachés au statut d'Existants qu'une fois issus et expulsés de ce territoire amniotique. Les premiers émois, les premières sensations, les premiers affects s'y originent que nous portons tout au long de notre cheminement. Le corps en voie d'élaboration vivait, à l'intérieur de ce réceptacle, sa dimension pleinement unitive, ne se percevant nullement séparé de ce milieu dans lequel il flottait avec l'aisance due aux évidences premières.

  Là où se pose,  un réel "problème" ontologique, c'est le moment exact où se réalise la sortie au plein jour. Ce n'est pas un pur hasard si la naissance coïncide avec ce fameux "cri primal" thématisé par Arthur Janov, ainsi qu'avec le "traumatisme de la naissance" décrit par Otto Rank. Mais, ici, il faut rappeler brièvement en quoi ces visées théoriques et thérapeutiques peuvent s'inscrire dans la visée d'un corps auquel nous pourrions attacher le prédicat de "sémantique". En réalité une sorte de "corps langagier" qui porterait, enfoui dans son architecture interne les clés nécessaires à son développement, à sa compréhension, ensuite.

  La thérapie primale postule, à partir de l'appel de la Mère par le Patient, la théorie selon laquelle, avant même l'apparition du langage sur les zones adéquates du cortex (voir les fameuses corrélations anatomo-physiologiques où chaque zone du cerveau correspond à une fonction précise du parler-lire-écrire), antérieurement donc à l'émission verbale, quelque chose surgit du tréfonds du corps, à savoir ce "cri" spécifique "Maman, maman", qui indique l'origine "primale" de tout signifiant, la racine de cette réalité se trouvant dans les souvenirs et émotions du système limbique, alors que le vécu lié à la naissance elle-même, trouverait ses assises dans le cerveau reptilien primitif. Donc un incontournable roc biologique que notre économie psychique archiverait au profond des abysses afin de ne jamais s'exposer à la résurgence d'expériences non-verbalisables, dont traumatisantes par nature.

  Quant à Otto Rank, avec l'amplification du paradigme de la connaissance psychique dépassant la borne même de la naissance, il va encore plus loin dans l'interprétation des fondements de l'âme humaine, la reconduisant au socle fondateur fœtal par lequel tout individu en voie de constitution s'annonce comme être-en-puissance. Ici, semble se faire jour la limite au-delà de laquelle plus rien de visible de l'expérience humaine ne puisse se révéler, sauf à camper sur les rives de l'imaginaire. Les récentes recherches ont bien mis en évidence un certain nombre d'acquisitions faites par le fœtus en fonction du développement de son système nerveux. Ainsi les spécialistes ont pu noter un certain nombre d'acquisitions sensorielles précoces. Le goût et le toucher à partir du 4° mois. La vue potentielle et la différence lumière - obscurité. Les sensations auditives vers le 6° ou 7° mois. Ressenti de la douleur (6° mois) . Enfin, perception des émotions de la mère. Ainsi, in utero, le petit humain dresse la cartographie de ses stimuli sensoriels dont les engrammes cérébraux continueront à agir bien au-delà de cette forme de vie balbutiante. Au regard de ces découvertes, les thérapies simplement verbales, la psychanalyse freudienne par exemple ou bien la psychologie des profondeurs jungienne semblent trouver leurs limites du simple fait qu'elles ne prennent pas en compte les premiers linéaments de la vie. Elles semblent reposer sur des fondements théoriques "erronés", mettant entre parenthèse l'architectonique existentielle antérieure aux capacités de symbolisation. Métaphoriquement parlant, elles s'adressent au tronc et à la ramure de l'arbre, négligeant d'en connaître les racines. Si nous sommes langage et , certes nous le sommes jusqu'en notre essence, nous sommes également langage de chair et de viscères. Ce sont toujours aux fondements de parler en premier, jamais aux formes dérivées qui n'en sont que les conséquences, jamais les causes premières.

  Mais, après ce qui peut paraître comme une longue digression mais qui, en réalité, sert à étayer notre thèse, il est temps de revenir à la question première, sans toutefois s'exonérer d'une dernière remarque faite dans le Dictionnaire de la psychanalyse par Élisabeth Roudinesco et Michel Plon à propos des conceptions développées par Rank: "il soutenait l'idée qu'à la naissance tout être humain subit un traumatisme majeur qu'il cherche ensuite à surmonter en aspirant inconsciemment à retourner dans l'utérus maternel".

  Et, en effet, compte tenu de la brusque rupture avec un milieu accueillant, enveloppant, refermé sur lui-même à la manière de la monade leibnizienne, "sans portes ni fenêtres" que constitue la venue au monde du petit humain, nous pouvons poser l'hypothèse que c'est bien de cela dont il s'agit, d'un traumatisme avec son inévitable corrélat, l'essai le plus souvent inconscient de retrouver ce "Paradis perdu". A l'origine, nous nous percevons comme graine autarcique, tirant de sa proximité nourricière toute sa substance organique, tout son confort, toute sa plénitude d'une simple présence "naturelle" parmi les choses. Ces "choses" étant constituées d'une altérité - donc d'un possible manque -, non encore perceptible : fusion contre fusion. Le brusque abandon de la conque amniotique signe le surgissement dans une confondante dispersion. L'existence première est déjà une expérience de démembrement. La conscience se perçoit, ou bien perçoit ce qui lui sert de support, à savoir le corps, à la façon d'un territoire morcelé, parce que non rattaché à l'abri primitif. Les eaux qui jouaient, pour l'aire somatique, le rôle de souple médiateur, de synthèse agissant sur la totalité de notre être-en-devenir, voici que l'élément liquide fédérateur se métamorphose en lame aérienne séparatrice de l'aperception de soi. Venus au monde, et déjà nous entrons dans le registre étroit et castrateur de la schizophrénie. Étroit parce que nous ne disposons plus de l'immense espace vital caractéristique de tout état de flottement. Castrateur du fait que notre relation préœdipienne - entendez l'osmose de la Génitrice & du Créé -, s'interrompt soudainement, alors que nous étions en total amour avec Cela même qui constituait le prolongement de notre être, sans coupure, sans qu'il soit besoin de créer du langage, ce subtil médiateur nous reconduisant dans l'orbe même de l'Autre, alors séparés pour toujours de Lui, de sa plénitude ouvrante.

  Primitivement recueillis dans l'enceinte maternelle, nous vivions en cosmos, c'est-à-dire dans une naturelle fluidité, une affinité illimitée. Nés, c'est un chaos qui se présente avec son corollaire : le sentiment d'une insondable solitude. Nous sommes définitivement remis au lexique de la coupure, de la perte, de la finitude qui, en réalité, n'est que la face cachée de notre "in-finitude". Car il nous fait faire nôtre cette idée que, jamais, nous ne serons des êtres finis, sauf à surgir dans l'outre-vie, laquelle s'appelle tout simplement et abruptement "La Mort". C'est elle qui, en dernier appel, réalise la synthèse après laquelle nous courons notre vie durant sans trop bien en être conscients. Ce que l'existence nous a alloué de contrainte et d'absence de liberté, voici que Thanatos nous en restitue l'arche disponible, à savoir cette  liberté si semblable à la liberté initiale qui était le sceau de notre séjour intra-utérin.

  Ce que Barbara Kroll indique par cet éparpillement du corps, ce n'est que la remise de l'être à son propre destin, lequel est toujours projet-jeté, sombre contingence, verticale déréliction et perte dans l'aporie du monde. Ce que l'Artistetout Artiste met en scène n'est que ce partage de l'être, cette scission qui nous habite de l'intérieur, ce clivage selon lequel se dessinent les grandes oppositions totalisantes :

Être/Non-Être

Ciel/Terre

Nature/Culture

Réel/Irréel

Intelligible/Sensible

Moi/Non-Moi.

La ligne de partage se situe au centre de cette dialectique.

  La vie prénatale amniotique s'affilie au registre de l'Être-Ciel-Nature-Réel-Intelligible-Moi alors que l'existence contingente se plie sous le poids du Non-Être-Culture-Irréel-Sensible-Non-Moi. Ces regroupements qui, à première vue, semblent abstraits en même temps qu'analogues à une pétition de principe peuvent trouver une facile explicitation par le recours aux décisions de la logique.

  Le Prénatal - entendez le Sujet non encore surgissant dans le monde - se vit en tant qu'Être en totalité, dans la liberté d'un Ciel sans partage, dans l'évidence d'une Nature accueillante, seule forme de Réel concevable, réalité Intelligible en raison d'un accès immédiat sur ses rives sans qu'il soit besoin d'un quelconque principe de raison ou bien d'un langage pour y accéder, dans la certitude du Moi comme socle d'une connaissance du monde.

  À l'opposé, dire le Postnatal - c'est-à-dire l'Existant sur Terre -, c'est énoncer exactement l'inverse, à savoir que ce dernier s'appréhende sur le mode du Non-Être puisqu'il est dépouillé de cette signification première qui l'habitait de fond en comble, vivant sur une Terre privée de liberté, dans une Culture qui le façonne plus qu'il ne saurait y parvenir par lui-même, dans une dimension d'Irréalité alors que tout fuit toujours devant sa frêle esquisse, s'organisant seulement dans le chaos du Sensible, le tout aboutissant à une image floue et non achevée telle que le Non-Moi.

  Sans doute un tel propos semblera éloigné de la figuration de l'œuvre en devenir. Ce que nous disons c'est que la thèse que nous défendons n'est, à l'évidence, pas thématisée en tant que telle par l'Artiste. Elle n'apparaît qu'en filigrane et à condition de saisir notre œil de l'indispensable mydriase qui conduit à la connaissance intime des choses. L'être-du-réel, en sa dimension de vérité aléthèiologique où rien n'apparaît jamais qu'au prix de son propre voilement, ne se laisse saisir que dans le filigrane du monde, aussi bien de l'œuvre, aussi bien de l'Homme, de la Femme. Car, si nous avons un esprit, une intellection, une âme; a fortiori nous avons un corps. Et ceci, corps et âme ne se laissent percevoir que dans leur mutuelle relation. Puisqu'il ne saurait y avoir  de corps sans âme, pas plus que d'âme sans corps. Commençant à poser sur la toile les prémices de l'œuvre, fragmentant le réel, Barbara Kroll, comme tout Artiste, fait œuvre d'hénologie, laquelle essaie toujours, en assemblant le divers du réel de s'emparer d'une totalité à la mesure des fragments qui en déterminent la figure ou la forme inaliénable. C'est ainsi, la voie par laquelle se révèle la complétude est une voie multiple, comme ces immenses forêts dont les sentiers rayonnants aboutissent à la lumière d'une unique  clairière. Les ombres qui y conduisent sont aussi lumineuses que le foyer qui en est le lieu géométrique. Il suffit de cheminer, sachant que toute fermeture - le corps en sa densité, l'esquisse hésitante - contiennent aussi toute ouverture, l'esprit en sa liberté, l'œuvre en son déploiement. Tout est en tout. Rien n'est en rien qu'au prix d'un renoncement à être. Jamais nous n'y sommes prêts !  

 

 

 

 

  

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