Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
17 décembre 2013 2 17 /12 /décembre /2013 09:27

 

Petite symphonie sylvestre.

 

 marc-bourlier.JPG

Œuvre de Marc Bourlier. 


 

 Mais qui sont donc ces énigmatiques personnages qui semblent nous dévisager depuis un autre monde ? Une outre-terre. Un outre-bois. Une outre-racine ? Une "écorcéité" n'ayant encore reçu nul prédicat ? Et, alors, qu'en serait-il de cette essence purement sylvestre qui nous intimerait l'ordre de nous fondre dans cette existence instinctivement rhizomatique ? Mais notre provenance supposée à partir de l'argile, mais notre turgescence de glaise aurait-elle quelque valeur fondatrice ? S'agirait-il d'autre chose que d'un mythe censé répondre à notre impatience à toujours fonder en raison ? "Mythe" et "Raison" : quel bizarre accouplement contre nature, quelle alliance de la carpe et du lapin. Quel surprenant oxymore ! Bien évidemment  il convient  de chercher l'antinomie plutôt du côté de la "réalité" que suppose un tel rapprochement, et non préférentiellement dans les cabrioles d'une figure de rhétorique. Car ce qui est étrange, c'est bien cette inclination de l'homme à se réfugier sous l'aile de l'ange gardien, à savoir la religion à laquelle il demande de l' assurer d'une possible origine.

  Mais qui dit "origine", dit enchaînement de causes et de conséquences, appel au souverain Principe de Raison. Mais le mythe ne saurait avoir affaire aux ressources d'une rigoureuse rationalité. Le mythe, par nature, n'a rien à expliquer ou bien à fonder puisqu'il est œuvre totalement imaginaire. Et voilà la faille, l'abîme par lequel l'humain se précipite tête la première dans les mailles de l'aporie. Demander que soit rendue raison et s'incliner devant l'icône, voici une démarche si singulière qu'elle comporte sa fin avant même qu'elle n'ait commencé.

   Mais qui sont-ils ces personnages en "bois flotté" pour nous livrer une aussi "inquiétante étrangeté" ? Sont-ils des personnages autonomes dont nous n'aurions pu saisir la confondante identité ? Ou bien s'inscrivent-ils en nous sur le mode de l'effraction, à la manière dont notre reflet s'inscrit dans la vitre qui nous fait face alors que notre image nous renvoie à nous-mêmes sans possibilité de fuite ? Topique quasiment freudienne, retour du même, donc du refoulé, du traumatique, d'une sourde angoisse qui, enfants, nous aurait saisis d'effroi et remonterait à la surface de la conscience avec des battements sinistres, des clapotis de "Radeau de la Méduse" ? "Bois flottés" de l'âme, non préhensibles, invisibles, indicibles, seulement perçus sur une épileptique  toile de fond, pareillement à un théâtre d'ombres chinoises.

  Oui, ces personnages sont des ombres, des manières de génies tutélaires surgis de quelque crypte afin de nous dire notre laborieux cheminement parmi la complexité des trajets, le toujours possible égarement, l'inévitable renfermement de la clairière au centre de la forêt punitive, la dernière, celle jouant à titre de finitude. Ils sont là, depuis leur fixité de branches, là à nous toiser de leurs regards troublants, à peine plus que des têtes d'épingles, identiquement aux divinités de l'Île de Pâques, ces immenses Moaïs aux yeux vides, ces stèles de pierre volcanique dont le regard se perd au loin, dans l'immensité du ciel où glissent les nuages. Rassemblés eux aussi, ces minces bâtons, soudés par un instinct grégaire qui les dépasse, dont ils ne perçoivent même pas le sens. Comme une longue interrogation métaphysique faisant ses vrilles jusqu'aux frontières d'un hypothétique arrière-monde, sans toutefois pouvoir en franchir la barrière d'étoupe et de goudron.

  C'est cela qu'expriment ces effigies d'écorces, ces croûtes de pin, ces nervures boisées en quête d'une possible existence. Leur prétention à figurer sur le praticable du monde, ils ne la doivent qu'à leur entêtement à s'immoler dans une compacte grégarité. Séparez-les, seulement par la pensée, et vous les verrez s'écrouler aussi facilement, avec autant d'évidence que les murailles de Jéricho  sous le souffle implacable de Dieu. Car, voyez-vous ils sont infiniment fragiles et c'est bien ce destin éphémère qui les pare d'un charme, d'une grâce dont nous serions bien en peine de tracer les contours. Ils sont, à la fois, les totems des peuples pauvres, mais aussi les tabous, les esprits vengeurs qui, la nuit, peuvent vider vos orbites avec la dextérité que met un bernard-l'hermite à sortir de sa coquille. Mais aussi, ils peuvent vous sauver d'un bien naturel désespoir. Comment me direz-vous ?

  Mais prenez donc un canif, une alène de cordonnier, quelques clous et un marteau, allez à la première écluse venue, vers l'aval, penchez-vous sur la plage de sable et cueillez donc ces minuscules personnages. Ils vous attendent depuis une éternité. Sans doute depuis vos premiers effrois de bambin et, comme lorsque vous étiez enfants, avec naïveté et sans un brin de malice, confectionnez donc ces petits bonhommes de la vie quotidienne. Et, surtout, ne réfléchissez pas. Ces touchants mannequins de bois, ces petites marionnettes, sculptez-les à l'aune de votre fantaisie, insufflez-leur la vie, donnez-leur une âme et laissez-les voguer au hasard des routes.

  "L'âme", vous me dites ? Ah, oui, l'âme, vous n'arrivez pas à les doter de ce principe qui, bientôt, va les animer ? Vous ne savez donc pas les habiller de cette "inquiétante étrangeté" dont nous nous entretenions il y a peu. Car, savez-vous, cette fameuse "inquiétante étrangeté", eh bien c'est tout simplement l'âme. C'est un travers de l'homme que d'inventer des mots, de forger des concepts, de faire appel à des idées générales ou bien à des métaphores éthérées dès l'instant où il ne voit plus clair dans cette matière du réel qui toujours se renouvelle à mesure qu'elle fuit. Eh bien, laissez tomber, cela vaudra mieux pour vous, cela sera un réconfort pour ces modestes compagnons qui ont bien besoin de cette âme pour continuer à regarder la grande pantomime des hommes depuis leur condition sylvestre. Quelle patience tout de même, quelle merveilleuse persistance à être dans cette immobilité éternelle ! Mais, au fait, avez-vous bien réfléchi à ce qu'ils sont en réalité ?

  "Des œuvres d'art", me dites-vous. Certes, mais encore ? Je vois, vous n'avez plus d'idée à proposer. "Oui, ce sont des… ou bien, des…" Mais ne vous fatiguez donc pas. Imaginez. Vous les arrosez d'alcool, vous craquez une allumette, l'approchez suffisamment pour que le feu, soudain, les enveloppe et les réduise d'abord en fumée, en cendres ensuite. Que reste-t-il alors ? Je vous vois comme désemparés ! Seriez-vous tourmentés ? Mais ne soyez pas si enclins au désespoir. Bien sûr vos yeux ne vous abusent pas et il ne reste plus, en effet, qu'une poussière grise que, bientôt, le vent dispersera. Mais ce qui jamais ne se dissoudra : l'art, l'âme. Je vous trouve bien songeurs, seriez-vous si attachés à cette matière qu'elle vous manque déjà ? Il en est toujours ainsi des choses qui s'élèvent deux coudées au-dessus de la réalité. C'est comme le vol de l'éphémère, on ne le perçoit bien que lorsqu'il s'absente de nous. Ces minces figures étaient vivantes, ces petits saltimbanques de la vie ordinaire, vous vous y étiez déjà attachés. Comment mieux vous prouver que par votre affection à leur égard, leur forme d'existence ? Étrange, tout de même, ces formes inanimées qui ont une âme. Le Poète avait raison ! Nous aussi qui, sans plus tarder, allons filer au bord de la rivière. Mais, seront-ils présents, ces aimables personnages qui, sans doute, hanteront nos nuits, le temps de nous rendre auprès de leur silhouette ? Seront-ils là, à nous attendre. Le bois, ça a de la patience, mais tout de même ! 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher