Ombilic des songes.
Photographie : Jean-Marc Undriener.
(Petite fantaisie autour d'un Ombilic qui nous est cher !)
C'est à peine si les choses sont visibles, une ligne posée sur le contour du monde. Tout est au silence, tout au repos. Rien ne bouge et les hommes, dans leurs chambres étroites, sont pliés sur leur désir. Corps attentif à ne pas déplisser la nuit, à éviter les rumeurs du jour qui offenseraient leur longue dérive. Les femmes sont des jarres douces, couleur d'olive et de miel et leur langage est simplement une haleine, une respiration suspendue, un mot que l'on attend de proférer. Les phrases, les rythmes, les flux qui berçaient l'ombre font encore leur mince clapotis et il y a si peu de présence. Partout, au creux des collines, dans les vallons cernés de brume, à l'entour des feuillaisons, la lumière fait son minuscule grésillement, son hésitant pas de deux. C'est ainsi, toute séparation d'avec la nuit féconde plonge les consciences dans une forme d'abandon. L'intime chorégraphie des songes est encore là, au creux des linges blancs, dans les nappes de cendre, les mouvements tellement alanguis, on dirait le vol de la libellule.
Sans doute, quelques animaux en maraude le long des taillis, quelques fourmis poussant devant elles leurs fragiles brindilles. Le temps s'est arrêté comme au bord d'un abîme, retenant son souffle. Il n'y aura d'effraction qu'à la perte des rêves, à leur dissolution dans les mailles de clarté. Les songes sont là qui, encore, tanguent sur le grand navire nocturne. On les voit, on les touche, on les entend faire leurs rumeurs étoilées. Une femme-caméléon posée sur le bord d'une branche, fait ses oscillations, ses allers-retours en forme d'ambiguïté, ses menuets comme pour dire la difficulté d'exister, de s'inscrire dans le chiffre du monde. Un arbre-ara agite ses couleurs de feu, d'herbe et d'eau vive au faîte de la canopée. Un homme-capucin fait ses voltiges et ses arabesques et cela signifie la grande agitation des sentiments alors que sa compagne dérive sur une couche d'ennui.
Tout est emmêlé dans tout; tout gire à l'infini. Tout est si loin et le rêve agite ses habits d'Arlequin et de Colombine, ses clochettes de Fou, ses cornues d'Alchimiste. On est tout en haut du Mont Analogue avec René Daumal et sa bande d'alpinistes éthérés; on est sur les épaules des Tarahumaras, fumant longuement notre pipe de peyotl avec Artaud; on est plongés dans l'océan mescalinien zébré de lignes avec Michaud; on est au-dessus des hautes erres, planant comme l'aigle royal avec Kenneth White; on est à la cimaise du temple, parmi les Solariens, au milieu de la Cité de Tommaso Campanella; on est avec Raphaël Hythlodée, en terre d'Utopie, au cœur de l'île, tout près du Fleuve Anhydre; on est comme au centre rayonnant de soi, pure autarcie, généreuse épiphanie de ce que pourrait être un jour notre imaginaire si la fantaisie le prenait de se doter de bras et de jambes, de se saisir des outils commis à sculpter le réel à l'aune de ce qui nous parcourt de l'intérieur, mais que, toujours, nous dissimulons sous la forme d'un énigmatique sourire ou bien d'une boutade pareille à une fuite. C'est bien là, au-dedans de nous, au lieu géométrique de notre ombilic que s'origine le monde-pour-nous - nous avons toujours la réminiscence cosmique de notre appartenance à l'infini depuis les premiers battements amniotiques qui bercèrent notre fontanelle -, c'est bien là que réside le mystère dont nous sommes porteurs, souvent à notre insu, dont cependant nous attendons toujours qu'il s'affaire à son déploiement.
C'est à partir de là que nous naissons aux choses, faisant de notre centre le lieu de nos successives circonvolutions, nos pas sur le chemin existentiel. L'ombilic adéquatement métaphorisé est cette mince germination qui fait sa continuelle flamme, jette ses gerbes d'étincelles et prend son essor en direction de l'éther comme la crosse de fougère déplie dans l'air les arabesques de son exister. Notre liaison au Grand Tout, à une esquisse d'un probable Absolu; notre addiction au rêve, à l'intellection, à l'imaginaire, aux Idées, tout ceci nous le savons de toute éternité mais, toujours, nous nous arc-boutons en-deçà de cette vérité à défaut de lui donner l'impulsion nécessaire à son efflorescence.
Bientôt le ciel s'éclairera, la brume s'effacera, le sommeil des hommes cèdera la place aux agitations de tous ordres, les femmes habilleront leurs cils de longues pattes d'insectes, les camelots lanceront leur rhétorique usée sur les agoras des villes, les métros glisseront dans les galeries de glaise avec des bruits de métal, les gratte-ciel monteront à l'assaut des nuages avec leurs grappes de lumières, les percolateurs feront fuser leur vapeur sur les zincs aux couleurs éteintes, partout, sur la face éclairée du monde, sur son revers de nuit s'animeront les trajets laborieux ou bien festifs des Existants. Et vous, depuis la densité blanche de votre chambre, derrière le déchirement des derniers voiles de vapeur, vous saurez que toute cette agitation perpétuelle, c'est vous qui la créez à la mesure de votre ombilic, le meilleur artisan qui soit afin qu'un univers se mette à vous parler. Mais gardez ce secret au pli de votre songe, de peur qu'un voleur dans la nuit ne s'en saisisse. Votre ombilic est le lieu constant de votre béatitude.