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29 novembre 2012 4 29 /11 /novembre /2012 14:57

 

(Petite invitation

à la féérie.)

 

 

La Passerelle Mathusine

 

 

  Depuis des siècles qu’il vivait à Géna, tout en haut de sa falaise, Mathusalem n’avait jamais tenté de découvrir le monde au-delà des limites de son rocher. Somme toute, sa vie de poulpe-troglodyte convenait à une complexion qu’une douce léthargie habillait des contours d’une antique sagesse. Son horizon, quoique limité et banal, suffisait à son bonheur. Au dessous de son antre, bouquets de saules, grappes de lilas, glycines et toute une théorie de modestes demeures en bois aux marquises ouvragées, maisonnettes de briques, castelets de pierre chapeautés d’ardoise où brillait la lumière.

  Dès que l’aube, de ses doigts de rosée, touchait son doux abri, Mathusalem dépliait lentement ses tentacules, les laissait couler, longues lianes liquides, au flanc de la colline, sans que nul ne s’en aperçût. Il n’était pas rare que dans l’eau opaque du Canal qui flânait tout en bas, il découvrît quelques krills, crabes et autres coquillages qui pourvoyaient à son ordinaire. Ainsi passaient les jours, occupés à de longues digestions que, parfois, venaient distraire des méditations pareilles à des abîmes.

  Doté d’un naturel curieux bien qu’un rien flegmatique, Mathusalem se demandait parfois de quelle nature était ce monde qu’un perpétuel rideau de brume occultait à ses yeux. En effet, au-delà du Canal qu’il réservait à sa sustentation, se laissaient apercevoir deux rangées de doubles voies sur lesquelles glissaient des trains, machines haut le pied, draisines, dans un bruit continuel de va-et-vient semblable au grondement qui précède l’orage. Une sorte de pont léger, imitant les fantaisies de dentelles de l’ingénieuxEiffel, enjambait les voies pour se perdre dans des voiles diaphanes tissés de brouillard que même le souffle du vent ne parvenait à dissiper.

  Certes cette mince cloison était une limite à la connaissance que supposait sa sagesse, fait dont cependant Mathusalem ne semblait guère s’émouvoir. Cette situation aurait pu durer une éternité si, un jour où il sommeillait, il n’avait perçu, du fond de sa rêverie aquatique, un soupir semblable à celui d’une Sirène, long, flûté, genre de plainte ou peut être de complainte. Dépliant la forêt de ses tentacules, s’agrippant de ses ventouses au relief deviné plutôt que connu, il se laissa glisser dans une manière d’ondoiement qui n’était pas sans rappeler l’élégance du boa, jusqu’à la rive herbeuse du Canal que peuplaient les fleurs blanches des nénuphars en une sorte de lisière virginale.

  Faisant sa taille aussi mince qu’il le pouvait, il s’engagea sur la Passerellede fer qui tressaillit sous les ondes multiples de sa reptation. Il franchit le voile blanc et se retrouva soudain de l’autre côté du monde, comme s’il avait traversé un facétieux rideau de scène. Ici régnait une lumière irréelle venue de quelque aurore boréale. Les bruits étaient feutrés, enclos dans des bouches muettes. L’air caressait de ses palmes soyeuses, la brume enserrait de ses bras parfumés d’iode et de varech.

  Tout près d’un rocher luisant comme l’étoile, deux Chevaux de mer buvaient du sirop d’orgeat dans des cannes de verre, leur crinière aiguisée de reflets de lune. Plus loin, émergeant à peine d’un monticule de sable, des Poissons-caméléons, livrées d’émeraude, bouches d’azur, jouaient à chat perché. Plus loin encore, quelques Requins-marteaux s’essayaient au croquet sous des ponts de fucus; des Diables de mer aux ailes immenses glissaient sur des toboggans d’eau claire; des Baleines-polichinelles jouaient longuement de la viole et Mathusalem, tout à la contemplation de cet univers baroque, s’assit sur un rocher en forme de mousse.

  Une actinie y déployait ses filaments colorés, à moins que ce ne fût un hérisson de mer ou simplement un oursin à la parure modeste. En fait d’échinidé il s’agissait d’une oursine, jeune et délicate, qui rosit à l’idée d’être par Mathusalem courtisée. C’était un peu comme si le Temps lui-même avait consenti à suspendre un instant sa course pour la regarder, elle, cette mortelle à la chair friable comme la cendre. Mathusalem, ému à son tour, par tant de jeunesse et de candide beauté ouvrit ses bras à la Muse marine. Flèches de Cupidon, quelques piquants dans sa peau se plantèrent, alors que le cœur corail d’Oursine palpitait d’un bonheur pareil aux lagons lissés par le Kuro-Shivo.

  Les noces, pour être marines, n’en furent pas moins placées sous le signe du ciel et de l’éternité. Afin de choisir demeure, on mit dans une porcelaine-thé quelques brins d’algues que l’innocente main d’Oursine s’empressa de tirer. La cachette des Amants ne serait ni terrestre ni océane mais l’enfant des deux. Du nid qu’ils tressèrent sur la Passerelle, à l’exacte limite de la brume, naquit une ondine à la grande sagesse, à la parfaite beauté. Ils lui donnèrent le nom de Mathusine, de même qu’au pont de fer qui les avait unis.

  Depuis ce temps bien des années ont passé et il ne reste plus que des traces d’écume sur l’oublieuse mémoire des hommes.

  Voyageur, si d’aventure tu traverses les brumes de Géna, essaie d’en percer les limbes mystérieux. Sur d’équivoques quais de gare, en partance pour Cythère, sans doute surprendras-tu une cohorte d’oursins, quelques étoiles de mer, des poulpes vénérables aux savants tentacules, mais peut être ne seront-ils que le fruit de tes rêves, quelque réminiscence venues du plus loin de l’enfance…

 

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