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20 novembre 2015 5 20 /11 /novembre /2015 08:27

 

L'instant avant le jour.

 

L'instant [1024x768] 

                                                                                                   Photographie : Thierry Chiès.

 

  La nuit est un long fleuve posé sur la lagune. A peine quelques remous et le silence alentour pour dire l'imminence du jour. L'air, dans les abris de ciment, n'est encore défroissé et les corps sont à la dérive, pris dans les mailles serrées du rêve. Parfois, comme une aile qui glisserait au-dessus du paysage, un souffle d'air à peine esquissé. Une manière d'absence, un chuchotement, l'avant-parution de la lumière. Il y a tant de secrets pliés au centre du limon, tant de mutisme lové dans le ventre de la glaise. Toute esquisse de mouvement serait, déjà, une effraction, une irruption de ce qui voudrait se dire mais attend l'éclosion dans le recueillement. Cela, les hommes le savent depuis les couches où ils dorment, existences compactes, sourdes, pareilles à la pierre lente des gisants. Alors on espère de cette heure vide qu'elle vienne vous délivrer de quelque sortilège. L'avant-jour est de cette nature : une éternité cherchant à écarter ses rives obséquieuses, à surgir dans le pur événement.

  On n'est pas très sûr de ce qui adviendra, on fait ses premiers pas sur le plancher disjoint avec des hésitations de somnambule. Les mains tendues brassent l'ombre, les jambes sont des bâtons encore roides, affectés  aux  touffeurs étroites de la nuit. Doigts gourds, paumes réunies en conque, on distrait son visage d'un peu d'eau fraîche, on y dispose la première ouverture. L'épiphanie est mince, yeux soudés, narines pincées, effigie en forme de lame de couteau. Il faut réduire sa silhouette, se fondre dans les traits encore inapparents de la lumière, faire corps, se dissoudre. Elever son spectre de carton à l'encontre des choses  serait une pure offense, un genre de récrimination, le jet d'un cri sous la lame unie du ciel, une révolte. Alors on se résout à n'être que pénombre, vacillant clair-obscur, déclinaison d'un langage non encore advenu. Un balbutiement.

  Sur le marais, c'est le noir qui domine. Bitume, obsidienne fermée, cataractes de suie. Parfois, cela s'éclaire de l'intérieur. Gonflement de l'eau sous la poussée du ragondin. Comme un tronc flottant à la dérive. Ou bien ce sont les carpes aux ventres opalescents qui font un bruit de nageoires. Ou bien les tortues cistudes qui flottent à mi eau, l'éperon de leur tête à peine visible. Sur la levée de terre cernée de pruneliers, les branches épineuses commencent à griffer l'air, à y imprimer des graffitis couleur de cendre. Puis le triangle de la cabane des paludiers imprime sa ligne brisée alors que les salines piègent la clarté dans les bassins pareils à une plaque de zinc usé.

  A l'orient, alors qu'une vibration commence à s'annoncer, ce sont les premières brumes qui se posent sur le massif des arbres, les premières gouttes de rosée qui se mettent à luire à la façon de minces étincelles. Tout se confond dans une même harmonie, le chant des oiseaux, le reflet des arbres dans le miroir du lac, les hampes des joncs faisant leur ponctuation verticale. Univers d'eau, de terre, de ciel où rien ne cherche à luire, dominer, se singulariser. Tout infiniment uni, tout concourant au simple, à l'élémentaire comme s'il s'agissait d'une parole neuve, d'une fable des origines à partir de laquelle le monde surgirait à profusion. Corne d'abondance libérant son miel, sa gemme claire, ses gouttes oblongues voulant dire la beauté de l'existence, la plénitude de l'être, le ressourcement infini de la nature.

  Oui, les paysages simples sont beaux. Ils s'annoncent dans la discrétion, ils marchent sur la pointe des pieds, font de subtils pas de deux, d'étonnantes chorégraphies. Ils sont pareils aux fils de la vierge sur le bouton hérissé du chardon, pareils au visage pur et cuivré de l'Indienne sous son voile couleur corail, à la course blanche du Soleil au zénith, au gonflement de la Lune sur l'eau des rizières.

L'instant avant le jour, en son incomparable beauté, nous fait signe vers tout ce qui croît et se déploie, modestement, à l'abri des regards, près des eaux claires, dans l'ombre discrète, dans l'inapparent. Car, du visible nous sommes toujours trop abreuvés pour qu'il perdure dans une manière d'annonce qui retiendrait notre attention. Sous la ligne d'horizon, tout près des feux de la conscience, s'incline toujours, pour notre vision intérieure, la merveille des merveilles, la vérité du monde en son unique apparition. 

 

                                                                                                            

 

 

 

 

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