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5 septembre 2015 6 05 /09 /septembre /2015 08:14

 

L'immatérielle vision.

 

 

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Photographie de Yaman Ibrahim.

  

Regardons-nous les images pour ce qu'elles sont ou bien nous arrêtons-nous à leur apparence, nous contentant de laisser glisser notre regard sur leur surface polie et, sans doute énigmatique ? Car, à défaut de nous interroger plus avant, nous demeurons en retrait, sur le seuil et, souvent, n'osons dévoiler ce qui se dit dans leur perspective ombreuse. Pour autant, notre interprétation ne saurait se limiter à la face éclairée qui vient à nous dans une manière d'évidence.

  Ainsi, cette image, nous pouvons en proposer une thèse et dire, par exemple, le miroir de l'eau, les rives plantées de végétation, l'arbre au premier plan avec son double tronc, l'homme affairé à quelque tâche artisanale, l'objet qui en résulte tenant à la fois de l'embarcation, de la voile, du poisson dans un emmêlement aussi habile qu'étonnant. Disant ceci, non seulement nous aurons décrit une réalité nous faisant face, mais, en même temps, nous aurons ouvert la porte du questionnement. Nous évoquerons alors la beauté plastique de l'œuvre, nous ferons allusion à sa visée esthétique, à sa composition équilibrée où le mince convoi fluvial joue en contrepoint de la périssoire de joncs assemblés, où la ligne de fuite de la végétation  occupe le tiers supérieur  de l'image, isolant ainsi, au premier plan, le personnage placé idéalement, dont nous cherchons à comprendre l'étrange activité. Sans doute nous questionnerons-nous sur la raison d'un artisanat au cœur du paysage, sur la destination de l'embarcation, sur la nature de son chargement, peut-être sur la variété d'arbre dont les feuilles découpées nous aideraient à connaître l'origine.

  En réalité, nous aurions beaucoup questionné et peu appris. Nous nous serions simplement laissés aller à notre inclination d'homme occidental, lequel, avant de percevoir l'essence de ce qui se dévoile dans l'image, dans une manière d'immédiateté, de préhension  spontanée du sens, s'installerait dans une distance, un éloignement, un recul afin que puisse s'instaurer  une saisie conceptuelle de la scène. Et, bien évidemment, nulle conscience occidentale ne s'offusquerait de ce point de vue, somme toute bien naturel. Au pays des Lumières, pourrait-on s'étonner d'une inclination de l'esprit à formaliser; de l'entendement à faire du "Principe de Raison" l'instrument par lequel une réalité nous est donnée; de la psyché une axiomatique des sentiments où tout doit recevoir sens et explication selon des règles préétablies ?

  Seulement, notre mode de connaître est tellement imprégné de tels préceptes que nous ne les percevons même plus. Ce qui nous fait face, nous le catégorisons, nous en établissons le possible théorème, nous nous comportons comme des géomètres rigoureux plus soucieux d'exactitude que de finesse, comme des architectes obsédés de perspectives et de plans quadrangulaires plutôt que courbes et de lignes de fuite tout en souplesse, en invention. En définitive, il se sera agi, d'abord de donner une assise au jugement, ensuite une quadrature à la vision. Mais la mathématisation de la nature, si elle peut trouver ses raisons dans l'édification des cartes de géographie et des documents d'arpenteurs ne peut, pour autant, s'exonérer de ce que nous pourrions nommer "Principe de Contemplation", souhaitant marquer par là l'indispensable ouverture au sentiment du paysage et à la sensibilité qui lui est associée. Ce qui n'indique nullement le retour à un romantisme naïf ou bien à une exacerbation bucolique d'une poésie champêtre.

  Mais, formulant ceci, la possible existence d'un "Principe de Contemplation", déjà nous nous sommes fourvoyés dans un des excès dont la rhétorique occidentale est coutumière. Car, parler de Principe nous renvoie, d'emblée, à "l'archè" donc aux causes premières et, par voie de conséquence, aux causes finales. Donc à l'introduction du temps et, parallèlement au questionnement sans fin dont la notion d'origine est obligatoirement porteuse.

  Mais il nous faut revenir à l'image et nous pencher sur sa réalité envisagée, maintenant, à la manière orientale. Ici, la vision n'est nullement préoccupée d'introduire du concept, de la raison, de fixer un cadre logique à partir duquel toute interprétation recevrait sa légitimité. Ici, il n'y a pas d'origine invoquée, pas de spatialisation ou bien de temporalisation. Ici, tout est libre, délié de quelque contingence, tout est en apesanteur, en suspens. La contemplation est cette libre disposition de soi à ce qui, par hasard, voudrait bien advenir. Or se disposer à une  activité intellectuelle chargée de  réaliser la synthèse de ce qui est posé devant soi n'est nullement un préalable indispensable. C'est même du contraire dont il s'agit puisque l'acte contemplatif est premier par rapport aux prédicats affectant telle ou telle chose dès qu'elle est envisagée dans le cadre d'une déduction logique. C'est cette notion que précise Plotin dans "Ennéades, V, 3,10 lorsqu'il parle de l'état contemplatif : 

 

  "…contact ineffable et inintelligible, antérieur à la pensée."

 

   L'observateur oriental, s'il est en cohérence avec sa culture, observera cette photographie dans une manière de dénuement auquel son être acceptera de se disposer afin que puisse émerger de ce réel, une dimension de vérité. Y parvenir suppose une manière d'ascèse, un abandon de ses préjugés, une ouverture de la conscience à tous les phénomènes pouvant, à chaque instant, surgir du monde. Cette belle équanimité de l'âme, cette parenthèse selon laquelle l'esprit se libère de ses assises habituelles, cette psyché originaire, tout ceci définira le mode d'apparition de l'art. Il n'y aura plus d'entrave à la compréhension. Le Regardant sera, d'emblée, du côté des choses, immergé dans la pose hiératique du sculpteur d'infini, flottant sur le miroir de l'eau, mêlé au végétal luxuriant, esprit de l'arbre, ligne de jonc comme une pure idée prenant forme, air translucide faisant la synthèse du sublime dont ce paysage est l'intime révélation.

   Mais on ne saisira jamais mieux la ligne de partage des cultures, de l'occidentale, del'orientale, qu'en faisant sienne la belle formule d'Emile Bernard dans "Propos sur l'art", laquelle met en exergue les trois états différents repérables dans la fonction du regard :

 

 "Trois opérations : Voir, opération de l'œil. Observer, opération de l'esprit. Contempler, opération de l'âme. Quiconque arrive à cette troisième opération entre dans le domaine de l'art."

 

  Il faudrait donc s'initier à regarder mieux, à regarder plus profondément, à regarder plus essentiellement. Si nous nous contentons de voir nous demeurons dans le domaine de la physiologie; d'observer et nous nous contraignons à nous limiter à l'hypothèse déductivo-logique; de contempler et, là, est le déploiement de l'âme et le surgissement dans l'aire ontologique dont l'art veut bien nous faire la faveur. L'être-œuvre de l'œuvre nous est directement accessible, pour le dire en termes phénoménologiques. Il ne saurait guère y avoir d'expérience plus aboutie, de connaissance s'approchant d'un genre d'absolu, de quête infiniment ouverte sur une pluralité de significations.

  L'Orientall'Occidental, s'ils diffèrent par leur mode d'aperception du réel n'en sont pas moins identiques quant à leur essence. La culture les a marqués, l'un et l'autre, d'une façon singulière. Peut-être convient-il de savoir conjuguer les deux modes d'approches, le rationnel, l'empirique. D'une vision matérielle du monde à une immatérielle vision, tout est dit de ce qui signe la pluralité des approches. Aucune ne s'impose à l'autre, simplement parce qu'il s'agit de latitude, d'espace accueillant soit le soleil levant, soit le soleil couchant. Deux belles métaphores disant, chacune à sa manière, ce mode de passage de la lumière à l'ombre, de la révélation au secret.L'art est sans doute cette médiation entre une présence, une absence.

 

  "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible."

 

C'est ce qu'affirmait Paul Klee dans "Extrait de la théorie sur l'art". Ce qui a à être rendu visible est de même nature sous tous les horizons, cependant les manières de l'aborder sont différentes, à la mesure de la belle polyphonie humaine. Parfois serions-nous tentés - mais c'est une tentation bien occidentale -, de réaliser une synthèse des modes du regarder au travers de la médiation d'une "raison sensible" telle que la propose Michel Maffesoli. Le problème est celui de savoir si ces deux entités sont miscibles et capables de créer un troisième corps de nature différente par le truchement de quelque "affinité élective". Peut-être convient-il de nous y adonner sans réserve !

  Quoi qu'il en soit des modes d'approche de l'œuvre, intuitive, sensible, émotionnelle ou bien versée dans l'aridité de l'abstraction intellectuelle, c'est bien d'une immersion dans l'art dont il s'agit. Or, ici, il serait inconséquent de limiter cet essai de compréhension à une pure question d'épistémologie. Il ne s'agit pas uniquement de mettre à jour un nouveau paradigme de la connaissance. Il y va de notre être en relation avec l'être même des choses. Rien ne saurait remplacer la singularité d'une rencontre. Sans doute est-il utile qu'elle soit le moins possible livrée à un calcul, un projet,  une hypothèse. Regarder l'une des merveilleuses estampes ayant pour sujet le paysage ne saurait se réaliser sous quelque impératif que ce soit. Une liberté sereine est au fondement de tout commerce avec l'art.

 

 

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   Les soixante-neuf stations du Kiso Kaidō

Hiroshige.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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