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18 janvier 2014 6 18 /01 /janvier /2014 09:13

 

Au-delà des êtres périssables.

 

addep 

 Caspar David Friedrich 

L’Abbaye dans un bois (1809)

Source : Wikipédia.

 


 

(Écriture à 4 mains - Le texte en graphies rouges est celui de Senancour - Le texte en graphies noires est le mien. NB : Petit essai, au travers du temps, de développer quelques thèmes qui traversent l'Histoire.)

 

 

 "Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne peut mieux ; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent sur l’avenir dont je n’attends rien, et perdant sans peine le passé dont je n’ai pas joui. Mais il est en moi une inquiétude qui ne me quittera pas ; c’est un besoin que je ne connais pas, qui me commande, qui m’absorbe, qui m’emporte au delà des êtres périssables..."

 

Etienne de Senancour.

Oberman

                                  LETTRE XVIII.  (Extrait).                            

 

 

"Ma situation est douce, et je mène une triste vie.  Mais comment l'existence peut-elle associer douceur et tristesse si ce n'est par la vacuité de tous les instants qu'elle introduit en notre âme alors même qu'une paix semblait nous être acquise ? Ici, dans ce Manoir retiré du monde - les champs alentours sont l'idée même d'un lent océan -, alors que nul bruit ne me parvient que celui de quelques oiseaux nichant dans les cèdres centenaires, comment cette lassitude de l'esprit à se mouvoir peut-elle se manifester ? C'est une bien grande usure du corps que de le sentir incapable d'imposer sa loi à une volonté défaillante. Mais sans doute, s'agit-il moins de volonté que d'une décision du destin à mon encontre. C'est comme une sombre menace qui envahirait l'azur, répandant en son sein de bien funestes nuages. Et pourtant, qui passerait en cet endroit retiré du monde, disponible à la rumeur du vent, au chant de la source, aux sourds craquements de la glèbe en retirerait aussitôt un sentiment de plénitude. Penchant de tout homme à s'immerger dans ce qui l'accueille avec bonté et ne semble rien demander en retour.

  Je suis ici on ne peut mieux et, souvent, au cours de mes rêveries, je me surprends à penser à ces merveilleuses "Charmettes" du bon Rousseau, à cette "maison blanche avec des contrevents verts…une couverture de chaume" et quoique ma demeure ait des volets couleurs d'argile et un toit en tuileaux, je me sens quelque affinité avec le logis que souhaitait le Citoyen Genevois. A moins que mon inclination à aimer ce décor rustique n'ait pour fondement, davantage l'amour du Philosophe que le style de sa demeure qu'il souhaitait campagnard afin d'être en accord avec lui-même.

  … libre, tranquille, bien portant, sans affaires; libre en effet, mais au sens de l'absence de contraintes, non en raison d'un choix que ma conscience m'aurait dicté. Tout, ici, coule uniment sous la couleur éternelle du ciel, sous le glissement infini des nuages. Comme si rien, jamais, ne devait plus entraver le cours des choses. De l'insaisissable à portée de la main, de l'inatteignable à profusion, de l'invisible couché sous la lame distraite des yeux. Que ne puis-je saisir ces instants pareils au galop de l'alezan dans les prairies semées de vent ? Que ne puis-je devenir souple crinière et m'accoupler à l'air, entendre ses murmures, connaître ses secrets ? Certes ma santé est suffisante et hormis quelques douleurs vite effacées, l'indolence est mon ordinaire. A tel point que certaines parties de mon corps sont des isthmes attachés au continent de l'âme par une terre à peine perceptible, un simple filament oublieux de lui-même. Quant à mes affaires, elles se résument à peu de choses et mon souci serait plutôt de n'en pas avoir, livré à la mesure incontinente des jours, à leur bavardage subtil mais cerné, toujours, d'une impalpable inquiétude.

  … indifférent sur l’avenir dont je n’attends rien d'autre qu'une suite anonyme des heures, une fuite à jamais des secondes. Le plus clair de mon temps confié à mes livres dont l'inventaire toujours recommencé est pareil à ce qui fuit derrière l'horizon et que, jamais, nous ne rattrapons. Jadis, les maroquins sombres, les dos luisants marqués au fer me tenaient lieu de projet. A seulement en regarder l'ordonnance au milieu des chaudes boiseries, mon bonheur était assuré. Et puis, parfois, un titre attirait-il mon attention et je n'avais de cesse d'en relire des passages cent fois lus. Maintenant les lettres défilent sous mes yeux hagards comme la rivière poursuit sa course liquide sous le couvert des arbres, dans une manière d'égarement de soi.

  … et perdant sans peine le passé dont je n’ai pas joui. Ce passé qui n'est plus qu'un lointain écho, une veine d'argile se perdant au profond de la terre. Ce passé que, tous les jours, je rejoins par les vertus du songe, par les ruines qu'il ne manque pas d'évoquer, dont la vieille Abbaye non loin du Manoir est la mortelle image. Pourquoi donc les choses ne demeurent-elles pas telles qu'en elles-mêmes ? Pourquoi cette impermanence qui étreint le corps, vide l'esprit, emplit la pensée d'une passion aussi envahissante que vaine ? Mais que pourrions-nous retirer à faire surgir des nuits anciennes quelque souvenir dont, aujourd'hui, la lumière vacillante éclairerait notre cheminement ? Ces temps sont fossilisés au même titre que ces pierres usées qui n'ont plus rien à nous dire. Aussi pathétiques que ces arbres lançant contre le ciel les lézardes noires de leurs branches. Il faut nous résoudre, nous aussi, dans quelque repli de notre âme, à accueillir les prémices de cette mort à laquelle nous pensons continûment, mais dont personne ne veut nommer la faux définitive. Car les choses sont sans retour et nos yeux se portent au ciel, à sa vacillante lumière, plutôt que de chercher à apercevoir les fondations, les racines qui s'égarent dans les ombres denses du sol. Nous ne jouissons du temps qu'à le voir fuir, nous échapper puisque telle est son essence à jamais occluse. Là est bien cette réalité que nous assignons au silence, que nous destinons aux oubliettes de l'entendement. Mais à quoi bon s'indigner puisque notre condition est mortelle et que nous ne vivons qu'à défaut  de ne pas encore mourir ?

  … Mais il est en moi une inquiétude qui ne me quittera pas, depuis toujours je l'éprouve sans en bien saisir la silhouette. Depuis toujours elle m'habite et fait ses ramifications, enserre ma poitrine dans un réseau serré de mailles, étrécit mon souffle à la taille du doute fin comme la lame.  …c’est un besoin que je ne connais pas, qui me commande, qui m’absorbe, et contre lequel il ne me servirait à rien de m'élever. S'insurgerait-on contre la fuite du vent, la lumière des étoiles, la cascade chutant sur les rochers  dans une myriade de gouttes étincelantes ? Il en est du destin de l'homme comme du cours des fleuves; parfois nous les contraignons en édifiant des barrages à leur encontre, mais l'aval les appelle qui, toujours, les gagne à son territoire, la mer où vivent les majestueuses vagues. Et la mer est toujours inquiétude : sous la face brillante qui réfléchit le ciel, est l'abysse impénétrable habité de poissons aveugles. Au fond de moi, en quelque habitable obscur, depuis les lointains de l'enfance, je sens palpiter cette eau de lagune triste, cette immobilité immémoriale qui me rattache, par-delà ma conscience, aux forces primitives qui m'habitent, comme elles vacillent en  tout homme, mais dont il se dissimule l'existence. Je la sens là, aux aguets, cette invincible force, cette puissance démiurgique, ce tourbillon infini … qui m’emporte au delà des êtres périssables..., qui a pour nom "NÉANT". C'est par lui que j'existe, c'est par lui que je meurs. Comme les ruines de l'Abbaye qui s'écroulent pour retourner à leur origine, ce sol dont elles ne s'élèvent que l'espace de paraître à la manière d'un symbole dressé devant la conscience des vivants.

 

 

 

 

 

 

 

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