mercredi 2 février 2011, par Jean-Paul Vialard
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D’abord il y a le corps. D’abord il y a le lieu. Le lieu du sens à créer à partir du corps. Le corps comme
création originaire, écriture. Texte du corps, corps du texte. Mais le texte ne pourra jamais signifier à la manière d’une narration, d’une disposition à l’événement, d’une ouverture à la simple
quotidienneté. Le texte est ontologique, qui engage l’être dans sa dimension totale, plurielle, polysémique. Car l’essence du corps artaudien repose sur l’ambiguïté essentielle du recueil et de
la dispersion. Recueil en un foyer des énergies disséminées, obsession d’une centralité, d’une aimantation. Limaille existentielle dont il faut assurer la convergence, le fragile rassemblement
dans le creuset d’une anatomie qui peine à contenir, à circonscrire, à exister par le dedans de ses propres membranes. Nécessité de reconduire les trajets du métabolisme, les vibrations
sensorielles, les énergies mentales à la bouche d’un puits, à une source, à un abri.
Mais ce mouvement de condensation ne trouve sens qu’à ériger un tremplin à partir duquel puisse avoir lieu la dissémination, la fragmentation, la
diaspora. Car le corps unifié est dans une geôle, il ne saurait signifier à partir de lui-même. Le corps est trop étroit pour enclore la puissance primordiale qui le peuple, ses convulsions
géologiques, les mégalithes de la pensée, les météorites du sens. Il lui faut trouver la voie d’une expansion, de la multiplicité seule à même d’assurer le rayonnement de l’être. La vastitude du
monde figurera le théâtre de cette dramaturgie. Seul ce déploiement sera à la mesure des attentes d’une conscience torturée, exigeante, cherchant à s’extraire de l’inévitable
déréliction.
Alors commencera le long voyage initiatique, tantôt imaginaire, tantôt réel, qui le projettera à l’extérieur de lui-même, sorte de giration, d’orbite mentale sans fin dont son corps de supplicié sera l’épicentre. D’une certaine façon, reniant ce corps comme il le ferait d’un objet "in-signifiant", il cherche à le projeter vers un signifié invisible, transcendant la matérialité, l’ordre des choses, leurs menus arrangements au sein d’une quotidienneté qui l’atteint si peu. Long cheminement existentiel, parcours sémantique en acte. La lucidité, l’intelligence ne lui laissent aucun répit, aucun repos. Plus l’esprit se dévoile, plus les orbes d’un sens perceptible se font jour, plus le corps régresse. Tragique dialectique du maître et de l’esclave. Combat de la lumière contre l’ombre. Combat de la fluidité de l’intellect contre un corps opaque, rebelle, insoumis mais dont les forces s’épuisent.