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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:31

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Alors que Léonard semble planer à des hauteurs peu communes auxquelles moi, homme du peu, ne peux guère espérer le rejoindre, je le prie de me renseigner plus avant sur la nature du génie dont il est, à l’évidence, la lumineuse trace :

   « Maître, qu’en est-il du génie ? Peux-tu, au moins, en tracer un rapide portrait ? », lui demandé-je d’une voix mi-hésitante, mi-passionnée. Ce problème de la création portée à son acmé me questionne depuis des temps anciens.

   « Question bien complexe que tu me poses là. Pour bien faire, le génie, comme pour beaucoup d’autres sciences, il faudrait l’aborder de l’intérieur, partir de lui et, par un effet de cercles concentriques croissants, aller à la rencontre du monde. Seule cette façon de faire est correcte, toutes les autres procédures ne sont que des pis allers, tout au plus de simples velléités. »

   Bien évidemment, ne pouvant en aucune manière entrer dans l’esprit de Léonard, je me dispose simplement à l’entendre pérorer sur un sujet dont il paraît posséder l’alpha et l’oméga. Cependant que le Toscan continue, du bout de son fusain, à tracer les écheveaux complexes des tourbillons et autres remous, caressant parfois sa longue barbe d’une main vive afin d’en démêler la toison, il se met en devoir de m’expliquer ceci :

   « Vois-tu, je vais adopter le cheminement inverse de celui que je viens de t’exposer à l’instant. Je vais donc partir de l’homme commun et le rapporter à l’homme de génie. Ainsi, par un naturel contraste, l’une des conditions éclairera l’autre et vice-versa. L’homme commun, mais tu le sais pour en avoir rencontré souvent, n’est préoccupé que de sa vie immédiate. Pour cette raison il avance au milieu des choses, sans plan bien déterminé, cueillant ici le fruit de la vie, là un amour de passage, là encore un livre dont il lira quelques passages au hasard, plus loin des tâches diverses et tout ceci constituera un jeu si emmêlé qu’il pourra faire penser à une pelote de fil embrouillé dont on ne peut plus connaître ni le point de départ, ni le point d’arrivée. Quant à ce qui se situe au centre, le parcours en est si erratique que plus rien n’est reconnaissable, plus rien ne peut être nommé ! »

   « En un mot, tout est confusion, me hasardé-je à proférer, tout est sens-dessus-dessous, rien n’est plus lisible du destin de l’homme. Comme des ruines antiques : un peuple de broussailles qui enserre les pierres, si bien que plus rien n’est reconnaissable du temple. »

   « Oui, ta remarque est juste et ta métaphore illustre parfaitement mon propos. Tu sais la complexité du monde, tu sais la nécessité d’en ordonner le tumulte. Tu sais l’être de la Nature, son fond chaotique, son visage indéterminé, sa puissance toujours renouvelée, tu sais les métamorphoses incessantes qui sont à l’œuvre qui altèrent en permanence la physionomie des figures, tu sais les continuels flux d’énergie qui, à chaque seconde, naissent et meurent, tu sais le fourmillement du monde, la course des planètes dans le ciel, les convulsions de la matière terrestre, ses éruptions parfois, ses geysers de lave, ses projections de bombes ignées, tu sais tout ceci et je pourrais parler pendant des heures sans jamais pouvoir épuiser le sujet. Les phénomènes sont ainsi faits qu’ils sont les lieux d’événements infinis qui, toujours se renouvellent, que rien ne semble pouvoir faire tarir. Fixer parfois dans l’éclair de l’intuition, porter au jour de l’être dans une œuvre, immobiliser dans la peinture sur la toile, souder à l’immobilité du marbre dans une statue, voici le prodige dont le génie possède le secret, mais ceci ne peut se communiquer. L’homme de génie est un messager du cosmos, il dompte par sa voix, son écriture, son geste, son jeu, les forces primordiales, archaïques, il s’oppose et canalise l’informe, le titanesque, le monstrueux, la démesure originelle, la surabondance organique qui traverse le Vivant. Vois-tu, s’il fallait résumer en une formule lapidaire l’empreinte du génie sur le monde, il s’agirait de ceci : le génie est celui qui, face au chaos, au multiple, à l’indéterminé, met en ordre, en lumière le divers et le porte à sa clarté, à son unité. »

 

 

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