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6 octobre 2020 2 06 /10 /octobre /2020 08:58
Autoportrait : poser les contours de l’être

Croquis pour un autoportrait.

Huile sur arches, 45 X36 cm

François Dupuis

 

***

 

   Regarder une œuvre est toujours la prendre en soi, la soupeser à l’aune de sa subjectivité. Il n’y a pas d’autre ressource que celle-ci, nous sommes cloîtrés à l’intérieur de nos propres frontières, ces dernières fussent-elles poreuses. Cependant ceci ne veut nullement dire que nous devions porter sur les choses un regard purement subjectif, sinon tendanciellement orienté, irréductible à sa propre visée. Prenant acte de ce bel ‘Autoportrait’ de François Dupuis, nombreux seraient ceux qui pourraient l’interpréter en tant que simple valorisation de l’Artiste par lui-même montré, selon telle esquisse qu’il aurait choisie. Autrement dit, l’autoportrait, chez les Artistes, ne serait que pur décret solipsiste, mise en évidence d’une singularité qui, par son rayonnement, effacerait bien des choses alentour. Œuvre égotiste en quelque sorte. Je crois ce type de jugement entièrement fallacieux car il ne prend en compte qu’une perception au premier degré qui, toujours, est parcellaire, sinon partiale. A notre regard, il faut un nécessaire recul. Le réel correctement visé ne se donne que dans la mesure d’un écart, d’une faille à creuser entre ce qui nous fait face et notre propre conscience.

   Existe-t-il, chez l’Artiste, une différence fondamentale de nature entre le traitement d’une œuvre quelconque - nature morte, paysage, nu -, et celui qu’il destine au motif de sa propre représentation ? Si la réponse à cette question est affirmative, si l’autoportrait est valorisé, surexposé par rapport à l’ensemble de l’œuvre, alors on peut craindre, chez tel Artiste, une tendance à vouloir briller au détriment de toute autre chose qui végéterait dans l’ombre et ne mériterait que cette part nocturne. Bien évidemment, cette référence ne constitue qu’un cas d’école saisi à des fins de démonstration. Dans la venue au jour de l’œuvre, quelle qu’elle soit, il ne saurait y avoir de hiérarchie pour la simple raison d’une nécessaire analogie de valeur : toute création en vaut une autre car c’est la notion même d’Art qui est en question. Ecartons donc, d’emblée, toute commedia dell’arte, toute tentation de jonglerie contingente, toute falsification d’une matière qui ne peut se montrer que dans la perspective de son exigence. Mais regardons deux autres œuvres de François Dupuis et tentons d’y déceler ce qui y figure en filigrane, à savoir une même volonté de dire l’exactitude du monde aussi bien que la sienne. Ceci se nomme ‘Vérité’, demande une constance, appelle une éthique.

Autoportrait : poser les contours de l’être

La coquille, gravure de François Dupuis.

Plaque taille 5.9 ′′ x 3 ", 2020.

 

   Chaque jour qui passe, cet Artiste trace infatigablement les lignes et les formes qui constituent son œuvre. Cette belle régularité ne peut se fonder que sur une passion réelle, alimentée par un impératif de tracer un sillon qui ne déroge pas à une visée première, de fournir du monde, une image aussi précise, détaillée que possible. Donc un souci de réel qui est, de facto, souci de vérité. Une telle assiduité en est la mesure formelle. Nul ne peut longtemps demeurer dans la contrefaçon sans, un jour, ôter son masque, se mettre à nu.

   

   Les enjeux de la représentation : une coquille, un nu, l’autoportrait

 

   Ce que je voudrais monter ici, la nécessaire implication d’altérité qui traverse chaque œuvre de la même manière. Or, s’il y a altérité, y compris dans le traitement de son propre portrait, ceci signifie que l’Artiste place le tout de sa création dans une perspective unique au centre de laquelle l’épiphanie de son visage n’est nullement réductrice à un problème d’ego, qu’elle contribue à sa façon à la poursuite d’une même quête artistique, le souci premier étant l’Art et non ce qui pourrait en tenir lieu si quelque complaisance pouvait se déceler dans telle ou telle figure. Nous-mêmes, en tant que Voyeurs des énoncés plastiques, nous sentons bien qu’il y a une homologie de traitement de tous les sujets. ‘La coquille’ se montre à nous dans la pureté de sa forme qui est pureté de son être. Elle surgit de l’ombre de l’inconnaissance, vient à nous avec ses reflets de nacre, son bord finement ourlé, ses avancées, ses retraits, ses zones d’ombre et de clarté. Le plat qui la recueille n’est pas seulement un reposoir, il est un exhausseur de sa présence, il joue avec elle en mode de relation. Rien n’est laissé au hasard qui voilerait notre perception, nous conduirait au doute. Bien évidemment, ‘La coquille’ est le tout autre de l’Artiste, une chose du quotidien qui a croisé son regard, a jeté son appel afin d’être reconnue parmi la complexité du monde. Elle est cernée d’une évidence qui nous la fait adopter intuitivement comme un objet de notre propre univers.

   ‘Le nu’, en sa composante humaine est le presqu’autre de l’Artiste, une manière de décalque de son propre corps, une vibration à l’entour de son être, un satellite de son aura, une projection de ce qu’il pense, de ce qu’il est. Bien évidemment le coefficient de proximité est ici proche. Le nu pourrait être un nu réel tissant, dans la vie de l’Artiste, la trame pulsionnelle d’un amour, la résille dense d’une relation. Qu’il le soit ou non n’a aucune importance pour l’Artiste lui-même, pas plus que pour nous les Voyeurs puisque l’horizon est celui de l’Art, donc de l’universel qui s’oppose au singulier, au particulier. L’Artiste, traçant au fusain le geste flou du visage, la chute des épaules, l’éminence de la poitrine, la fuite des jambes, trace, en quelque sorte, l’écho de sa propre forme, il rejoint la grande marée des Existants, cette altérité complexe, multiple dont il est l’un des fragments. Toujours en lui, dans le moindre de ses gestes, l’immémoriale présence de la condition humaine.  

  

Autoportrait : poser les contours de l’être

Vingt Septembre

 

   Et, maintenant, qu’en est-il de lui-même ? Comment son Portait peut-il façonner, en quelque manière, la silhouette de l’altérité ? Ceci paraît si étrange. Soi comme un Autre. Oui, c’est bien de cela dont il s’agit, d’un déport de soi, d’une distance, d’un intervalle au sein desquels la conscience conduit à se percevoir soi-même en tant que différent. Se doter d’un regard qui ne soit nullement convergent, autocentré, mais d’un regard divergent, lequel passant par la figure de l’Autre vienne se poser sur lui et lui faire reconnaître son architecture intime, peut-être même le faire naître à qui il est, être d’éternelle incomplétude. Comme nous tous qui sommes fragmentés, divisés, en retard sur notre propre être. En quelque sorte une déclinaison du « Je est un autre » rimbaldien où il faut chercher à l’extérieur de soi les motifs d’une unité propre, d’un possible équilibre, d’une espérée harmonie. Car, si nous voulons nous inscrire dans l’essence de la vérité de ce qui est autre, cet autre, il faut en avoir fait l’expérience dans l’insularité qui est le don qui nous a été originellement remis. Un truisme qui est rarement aperçu, sinon jamais énoncé : ‘Jamais je ne verrai mon propre visage, pas plus que mon dos ou l’entièreté de mon corps. Seul l’Autre le peut qui me place sous la totalité de son regard’. Or nous savons bien, au moins depuis Sartre, que le regard de l’Autre, aussi bien me détruit qu’il me constitue et que je ne pourrais m’en passer qu’à me réfugier dans ma propre folie.

  

Donc soi comme un autre donc cet ‘Autoportrait’ de François Dupuis.

 

Autoportrait : poser les contours de l’être

De la même manière que l’Artiste trace sur le papier les figures de ‘La coquille’, du ‘Nu’, il projette sa propre image sur la surface de la toile. Résumons : tout autre de ‘La coquille’, presqu’autre du ‘Nu’, Soi comme autre dans ‘Autoportrait’. L’Artiste ne se voit pas lui-même, mais, à proprement parler, ‘son Autre’, cette image que lui renvoie le miroir, ce mirage, ce spectre identiques à ceux qui hantent les profondeurs de la ‘Caverne platonicienne’. Se peignant, que fait donc l’Artiste, sinon saisir de soi ce qui peut l’être, soustraire au Néant une figure qui en provient, y retournera dans cet illisible et inconcevable Absolu ? Tenter d’arrêter le fugitif, fixer l’instant, mettre un terme provisoire à la confondante impermanence. Au fond, le Peintre doit faire face à une réalité bifrons à la Janus : une altérité que l’on pourrait qualifier ‘d’objective’, les rayons renvoyés par le miroir ; une altérité ‘subjective’, celle dont il trace la figure sur la face du subjectile. Altérités en abyme, si l’on veut, chacune reflétant l’autre et leur synthèse s’abreuvant à la personne même du Peintre.

   Surgissement d’un être polyphonique, d’un chant à plusieurs voix, Sujet situé au carrefour même d’une parole ciselée par de purs cristaux kaléidoscopiques dont l’étrangeté aussi bien que la source sont bien difficiles à cerner. Esquisses composites dont toutes ont prétention à indiquer une Présence humaine, l’image joue en écho avec la peinture, avec le corps de chair. Sans doute y a-t-il prévalence du corps pour de simples notions physiologiques, mais le contenu ontologique, lui, est pluriel, hautement symphonique. Nous sommes aussi des représentations, des symboles, des allégories. S’il n’y avait ceci, notre propre statue se lézarderait sous les coups de boutoir de la facticité et nous ne nous distinguerions ni de l’animal, ni du végétal.

 

   Lecture lacanienne du soi comme autre dans cet ‘Autoportrait’

 

   Rien plus que la théorie lacanienne du ‘Stade du miroir’ (notion récurrente dans mes textes, au titre de son universalité), ne saurait mieux nous faire comprendre la dimension initiale de l’altérité en soi, puis de l’autre en tant qu’autre s’imprimant dans la conscience du petit enfant. Observant d’abord son image dans le miroir, il la prend pour la présence réelle d’un autre enfant dans sa zone de perception immédiate. Puis, petit à petit, il apprivoise cette image jusqu’à la faire sienne, décréter son Moi, entrer dans le principe d’individuation qui le conduira, en des étapes successives, jusqu’à la plénitude heureuse d’une conscience plurielle de qui il est, parmi le peuple des autres Existants.

 

Autoportrait : poser les contours de l’être

‘Stade du miroir’

 

 

   Or ce paradigme de la connaissance de soi, il faut en poser l’hypothèse, contamine d’une manière positive, non seulement le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes, mais aussi avec nos semblables. Si bien que toute création de nature spéculaire, ici l’image de l’Artiste reflétée par le miroir, ne fait que réactiver ce processus natif par lequel une première visée du monde, de soi dans le monde, se donnait à même cette perception princeps, matrice réelle de toutes nos sensations futures d’ipséité. ‘Je suis moi, semblable certes à l’autre, mais dans mon unicité, mon essentielle non-reproductibilité, le foyer de mon être’. Superbe conjonction des esprits : l’interprétation lacanienne rejoint la sublime intuition rimbaldienne. Si l’autre de Rimbaud est la poésie, qu’il cherchera toujours fiévreusement à rejoindre, d’une identique façon, l’autre du tout jeune enfant est le premier nom qu’il portera, qui l’individuera, manière d’initiale inscription poétique au fronton du monde.

   Si nous reportons ce schéma ontologico-existentiel à la sphère de l’Artiste, nous n’aurons guère de mal à énoncer que l’Art en tant que son autre est ce qui mobilise toute son attention, toute son énergie. Bien plus que sa propre image déposée de manière singulièrement égotiste sur la toile, il s’agit de débusquer, à travers cette tension spéculaire, aussi bien spéculative du reste, les linéaments, les lignes de force qui traversent une esthétique et la portent aux cimaises d’une création. Toute une constellation de signes qui concourent à une identique présence, de l’enfant avec son univers à portée de la main, du Poète avec ses voyelles colorées, du Peintre avec son propre microcosme qu’il projette aux limites du dire. Tout, en réalité, est question de langage, au sens étendu de ce qui signifie, pour nous les hommes

   . Nous sommes des mots devenant phrases, devenant textes. Nous sommes des notes de musique sur une portée musicale. Nous sommes des touches de couleur sur une palette. Ainsi le monde se constitue-t-il de gestes d’enfants, de rimes et de vers, d’huiles et de fusains. L’Autoportrait est l’une des déclinaisons de ces modes d’être. Certes il n’en épuise nullement la perspective de donation. Il en témoigne. L’Artiste prend le premier modèle offert sous sa main, à savoir son propre corps. Ni tentative sacrificielle, ni exultation de quelque vanité personnelle, le portrait nous interpelle au plus profond puisqu’il met en jeu qui nous sommes, des incarnations au travers desquelles se laisse saisir l’esprit de l’Art. Une façon contemporaine de destiner une partie de son être à la figuration du monde est entièrement contenue dans l’art du tatouage, parent proche des stigmates et autres scarifications rituelles, il prend valeur sacrée, sinon religieuse et dit notre appartenance commune à la Terre et au Ciel.

   Merci François Dupuis d’avoir prêté visage à ces bien trop rapides méditations. Votre belle œuvre témoigne en permanence de ce souci de tout Artiste de rejoindre son corps éthéré qui, bien évidemment, n’est que celui de l’Art.

 

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