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29 février 2020 6 29 /02 /février /2020 14:57
Où, la beauté ?

                               « En Malepère »

                        Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Longtemps les hommes avaient tourné à l’entour d’eux-mêmes. Longtemps ils avaient voyagé sur des ferries immenses comme des immeubles. Les cheminées fumaient, haut dans le ciel, deux cordes fuligineuses qui cinglaient l’écume des nuages. Longtemps ils avaient longé les longues coursives blanches, passant d’une cabine à une autre, d’un salon chargé de stucs multicolores à une salle de jeux où, sous la lumière d’aquarium des vertes opalines, de méticuleux croupiers faisaient glisser, au bout de leurs rateaux, des piles de jetons marqués du chiffre aigu de la convoitise. Les hommes étaient descendus à Dubrovnik ou bien à Venise, ces « Perles de l’Adriatique », ils avaient visité tout ce qu’il y avait à visiter, les cafés, les musées, les restaurants, les magasins chargés de souvenirs. Ils avaient vu les gondoles en plastique avec leurs proues levées, les Ponts des Soupirs en plâtre peint, les églises baroques et les palais en bois polychrome. Ils avaient vu « la beauté » sur les catalogues aux pages glacées des voyagistes, ils avaient vu, en réalité, son envers, sa face brillante qui lustrait les yeux mais ne pénétrait nullement les âmes. Ils pensaient avoir vu mais demeuraient logés au cœur même de leur nuit. Ils n’étaient nullement sortis de leurs propres et étroites enceintes.

   Le jour n’est pas complètement le jour, la nuit n’a encore renoncé à étendre la toile noire de son prestige. C’est un étrange mélange des deux principes, du clair et de l’obscur, un sortilège subtil, une rencontre qui se fait dans la manière d’une osmose. En ses plis de suie, la nuit porte encore la mémoire du temps qui vient tout juste de bourgeonner. En ses écharpes boréales teintées de gris, le jour annonce le temps futur, celui qui nous surprendra, nous les hommes, nous les femmes, à peine issus du monde des songes, projetant déjà mille menus projets qui ourdiront les mailles d’un bonheur grésillant dans le lointain, nous en sentons déjà la moisson dans la conque docile de nos corps. C’est si heureux d’être là, parmi l’esseulement du monde. Rien ne saurait nous distraire de la tâche de voir. Oui, de « la tâche » car il y a exigence à porter sur les choses le regard qu’elles sollicitent afin qu’exactement connues, elles puissent nous parler ce langage de la vérité qui est immanent à la Nature juste et belle, cette exception que trop peu perçoivent, leurs yeux perclus d’objets de pacotille qui les attirent, les fascinent et les clouent à demeure, dans l’étroit réduit des envies d’usage et de maîtrise, ces liens qui enserrent les esprits et les maintiennent « dans les fers ». Nul ne peut être libre dont la condition est de dépendre de ceci ou bien cela qui ne se donne jamais qu’en « monnaie de singe ». Désirez intensément cette babiole qui vous aguiche et vous n’aurez alors plus grande certitude que de contribuer à votre inévitable aliénation.

   Ici, en Malepère, ce haut pays qui fait tellement penser au paysage buriné de Hurlevent, à sa dense austérité, à ses vastes étendues de lande, à ses herbes folles couchées sous le vent, à ses caravanes de nuages rôdant au ras du sol, ici donc, est le domaine de la pure liberté, de la vérité si elle possède un lieu et, conséquemment, de la beauté inaltérée de ceci même qui a été préservé de toute souillure, de toute invasion, dont le silence et l’âpreté de la géographie sont les tensions essentielles qui animent son constant voyage vers l’illimité, le ressourcement immédiat, peut-être l’infini, cet horizon si bas qu’il semble en peine de proférer son propre nom.

   Il en est ainsi des perspectives simples, elles viennent à nous avec tant de naïveté, de spontanéité que notre peau en est touchée sans même que nous en éprouvions le délicat glissement, quelques cercles posés dans le frémissement de l’air. Nous, les adultes, dont les yeux ont été usés par tant d’images virtuelles, dont les oreilles ont été envahies par des nuées de percussions diverses, peut-être sommes-nous les derniers à pouvoir nous ouvrir à cette sensation purement minérale, géologique, primaire en quelque sorte. Seuls de jeunes enfants doués d’une saisie instantanée des phénomènes pourraient en témoigner. Ils sont purs, inaltérés, et leur naturelle innocence constitue le réceptacle même au gré duquel ce voile de nuages, cette mer noire du ciel, cette pente à peine proférée du sol, cet arbre perdu dans la vastitude de l’espace, ce pli de terrain pareil au cerne qui délimite une figure, cette herbe rase qui se perd dans le proche illisible, apparaissent avec toute la profondeur dont ils sont investis. Peut-être est-ce le peuple doué de candeur et d’ingénuité, l’enfance aux mains vierges, qui pourrait être à même d’en mieux décrypter le sens ?

   Nous, les adultes, devant ce pur prodige de l’être-Nature en sa plus fraîche donation, sans doute serions-nous tentés de rajouter, à cette beauté, des cortèges de mots dont nous penserions qu’ils pourraient se donner en tant que commentaires mélioratifs de cette réalité-là, posée devant nous dans sa plus grande sobriété, dont nous souhaiterions exhausser le caractère singulier. Usant du langage à la façon d’un simple cosmétique. Mais combien ceci est erroné, combien ceci est lié à une perception exacerbée des vertus anthropologiques. Ne dire mot, tel l’enfant dans sa première découverte du monde, voici la seule attitude qui vaille. La seule qui ouvre la matière sourde, qui fasse sa constellation d’esprit, qui métamorphose le réel en cette troublante cosmopoétique qui atteint les rêveurs d’idéal, les alchimistes du sens, les magiciens des rimes et les jongleurs de prose.

   Les lieux où se donne la beauté sont entièrement autonomes. Nul besoin d’une hétéronomie - une parole, un dessin, une esquisse -, qui serait commise à en majorer la présence. C’est du centre même de leur être que tout rayonne. Nous n’accroissons nullement les prédicats du ciel, de l’arbre, de l’herbe au simple motif que nous en constatons l’émergence. Nous n’apportons rien de plus que ce qui, déjà, s’y trouvait, inscrit en creux, logé au plein de sa propre manifestation. Nul besoin d’un bavardage supplémentaire. Peut-être suffirait-il de créer des espaces intouchés, libres de toute atteinte, en quelque sorte de dresser des conservatoires où la beauté se regarderait comme dans un miroir. Nullement narcissique, cependant, l’ego n’est qu’une détermination de l’être humain dont il use avec la prodigalité qu’on lui connaît. Nous questionnons ainsi : les territoires vierges de toute incursion, ne seraient-ils ceux qui, en toute sérénité, diffusent le plus grand éclat, l’essence la plus  accomplie ? Nous interrogeons.

 

 

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