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8 septembre 2018 6 08 /09 /septembre /2018 12:27
A l’ombre des Demoiselles

      « Ce soir...le Canigou rêve de son passé !!! »

                 à Orgues d'Ille-sur-Têt

                Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   J’étais arrivé en Roussillon, ce pays que je croyais béni des dieux, aux alentours de Pâques. Le temps était froid, uniformément gis. Certains jours de longues lames de vent trouaient les rues et les gens étaient rares qui s’y aventuraient. J’étais descendu dans un hôtel de Saint-Cyprien, bien décidé à faire avancer l’article que je consacrais à l’écologie, une idée neuve en ces temps lointains, bien que consuméristes. Le matin serait consacré à l’écriture, les après-midis à quelques randonnées en direction des Albères. Je voulais revoir Cadaqués-la-Blanche : un amour de jeunesse que j’avais délaissé depuis bien des années. Ma fenêtre donnait sur la lagune avec ses ilots de maisons écumeuses et la nappe claire de la mer. Lors des éclipses de l’écriture, je laissais mon regard planer sur le vol silencieux des mouettes, une voile dressée dans le vent, parfois des quidams tachaient l’asphalte de leurs minces silhouettes. Ta lettre, je l’avais emmenée avec moi, glissée dans le fatras de mes notes. De temps à autre j’y jetais un coup d’œil, lisant au hasard une phrase parmi d’autres. « N’oublie pas de rendre visite aux Demoiselles ».

   Ce matin le ciel est une belle aventure, une avenue libre de toute contrainte. Les oiseaux de mer volent en rafales, font mine de plonger puis rebondissent dans l’air qui crisse telle une feuille. On s’agite dans le damier des rues. On hisse les focs, ils faseyent de belle manière, invitent au grand large. Les toilettes sont plus claires, les rires plus visibles, les hâles déjà posés sur la plaine des épidermes. Mon article bouclé, me voici disponible aux « Demoiselles ». Les rencontrant, je n’aurai, sans doute, de pensée que pour toi. Peu de monde sur la route. A ma gauche la vitre brillante d’un grand lac, un essaim de maisons, des caves aux hautes façades. Puis, dans une sorte de brume diaphane, le dessin de l’irréel lui-même, la touche subtile de l’imaginaire, le dépliement du rêve lorsque l’aurore point. J’ai posé la voiture, emprunté un chemin qui sinue en direction des hautes falaises. A cette heure matinale tout repose encore dans son étole de nuit. On en devine encore quelque réminiscence, cette nappe grise en haut du ciel, ce frémissement qui attend l’heure de sa germination. Plus bas, l’espace s’ouvre dans le genre d’un cirque de lumière. La clarté rebondit, là-bas au loin, sur l’étrave du Canigou. Elle en détoure la géométrie, en accentue le caractère sacré. Vois-tu, c’est si majestueux une montagne, avec ses sentes vives, ses étagements, ses sources, le peuple de ses arbres qui ne gravissent jamais tout à fait les pentes. Là-haut, si près du ciel, est le domaine des grands oiseaux de proie, des vents solitaires, des plaques de neige immortelle, des plumets blancs des asphodèles, des chardons hirsutes au rose fuchsia éclatant, peut-être des sublimes édelweiss à moins qu’il ne s’agisse de notre désir de les voir couronner un pic si attachant !

   Au début, ce n’étaient qu’ombres longues et visions à contre-jour. Maintenant la lumière a tout gagné qui tapisse et débusque la moindre touffe de végétation. Les habits verts des chênes pubescents, les pistachiers lentisques dont les baies rouges doivent s’impatienter de paraître, les arbousiers et leurs fruits rouges en attente de mûrissement. Tout est là dans la rumeur disponible du jour. Tout est là et la fête de la présence peut avoir lieu. Oui, les Demoiselles sont visibles dans leurs robes d’apparat. Un blanc doux que rehausse le gris discret de leurs volants, ces belles strates qui nous disent leur âge et nous inclinent à la modestie. Et puis leur coiffe est si distinguée qu’on dirait tout juste confectionnée pour aller au bal. Au bal du temps, le géologique contre le nôtre, l’humain, qui semble si inapparent dans les rouages de l’heure. Puis les couleurs qui forcissent, déploient les ramures de leur être, ces touches qu’un pinceau délicat a à peine effleurées, une lueur d’argile claire rehaussée, semblable à un miel soutenu, à la teinte accueillante d’un poil animal, peut-être un chamois, le site pourrait si bien leur être dévolu.

   Cet étonnant paysage à l’allure de rideau de scène d’un théâtre fantastique, il faut l’archiver au profond de la mémoire, le mettre en sécurité, en faire ce précieux patrimoine qui se hissera de lui-même lors des journées tristes où la Tramontane balaie la plaine du Roussillon de son haleine glacée ou bien quand le Marin, porteur de brumes, limitera la vue, glacera les yeux de ses milliers de fines gouttelettes. On pourrait demeurer un temps infini à regarder ces prodiges du sol faire leur beau ballet. Le jour, avec l’infinie variation de ses teintes. La nuit, sous le vernis blanc de la Lune, cette lactescence qui irait si bien à ces altières figures tout juste sorties d’un conte de fées. Oui, elles sont d’abord, malgré leur grand âge, des images pour de jeunes enfants babillant à la seule vue de ces hochets géants qui agiteront leur bras de celluloïd sur l’ouate de leurs rêves. A simplement les regarder, nous redevenons des bambins insoucieux des atteintes de l’âge, nous applaudissons des deux mains, naïvement, comme s’il s’agissait d’un théâtre de marionnettes qui nous aurait conviés au spectacle, quelque part, peut-être sous les frondaisons du Jardin du Luxembourg.

   Tu apercevras combien les associations d’idées sont inouïes ! Les manuscrits de mes articles, j’ai pris l’habitude de les relire près du bassin de la Fontaine Médicis, je ne sais pourquoi. Peut-être ce calme des reflets d’eau jouxtant la turbulence de la grande ville. Demain je rejoindrai Paris. Je range mes dernières affaires. Quelques voiliers rentrent au port. Quelques attardés frissonnent dans l’air qui fraîchit. Avant de rentrer à l’hôtel, je suis allé faire un tour au bord de l’étang de Canet. Sur l’eau étale, le Canigou répandait son ombre claire, ses arêtes encore enneigées dépliant leurs nervures alors que sa base reposait dans une ligne de nuit. Une bande de ciel gris-bleu au-dessus, puis des nuages à la teinte d’acier à perte de vue. D’ici, les Demoiselles sont invisibles. Sans-doute dorment-elles déjà, emmitouflées dans les plis de leur âge ! A quoi rêvent-elles, pourrais-tu me le dire ?

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

  

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