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2 février 2018 5 02 /02 /février /2018 09:46
 L’étrange foisonnement du monde

 

                                                                     Debout

                                                       Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

                                                                                  Le 1° Février 2018

 

 

 

   Oui, Sol, aujourd’hui c’est de dépouillement dont je vais te parler, d’un état du réel en sa plus simple donation, et, inévitablement, de disparition. Toute chose en ce vaste monde est corruptible à commencer par nos effigies de carton dont le continuel délitement est la nervure même de la déréliction, cet ingrédient de la condition humaine que nous aurions voulu ignorer. Cependant vivre n’est nullement choisir comme le croient les naïfs et les inconscients. Je ne doute une seconde que tu trouveras mes propos bien pessimistes et, sans doute, me croiras-tu converti au scepticisme. Je l’avoue, j’ai un penchant pour la tristesse, une inclination aux idées moroses et rien ne m’insupporte davantage que le divertissement, rien ne m’horripile plus que le jeu gratuit. Mes lectures en témoignent : « Le sentiment tragique de la vie » de Miguel de Unamuno, « De l’inconvénient d’être né » d’Emil Cioran. Tu vois, mes fréquentations ne sont nullement recommandables, sans doute sont-elles « toxiques » pour user d’un néologisme à la mode.

   Et ceci est gravé au plein de ma nature, comme la goutte de résine se détache de l’arbre qui en a été la source. Je dois être un épicéa hors d’âge que la mémoire de sa jeunesse a déserté, il ne demeure que plaies et bubons qui font gonfler l’écorce. Mais ces métaphores anodines ne m’apportent nul apaisement et les écrire est déjà une sorte de vacuité de l’âme. Et, surtout, ne va nullement imaginer que le temps qu’il fait soit à l’origine de mon humeur vitreuse. Oui, « humeur vitreuse » comme si, en arrière de mon regard, se donnait à voir une manière de gélatine qui rendrait floue, inexacte, toute perception du monde alentour. Non, assurément, ni la pluie ni le vent ne sont à incriminer. Vois-tu, depuis mon habituelle tour où je noircis des pages, la vue s’ouvre en cet instant sur un lumineux paysage. Après les cataractes de pluie des jours précédents, l’accalmie est enfin arrivée qui, déjà, semble porter avec elle les premiers effluves du printemps. Bientôt il me sera loisible, délaissant un moment mes manuscrits, d’aller flâner sur les chemins de cailloux, ces blanches saillies qui traversent les massifs de chênes noirs, sinuent au milieu des haies de buis.

   Mais qu’advient-il de ton existence en ces régions dont la beauté est à la mesure d’une radicale austérité ? Sûrement le froid doit encore régner, être vif, te contraindre à te chausser de lourdes bottes, à inscrire tes pas dans la neige, à éviter fondrières et congères. C’est un peu comme si, enjambant la distance, tu venais me rejoindre en ma haute solitude, en la froidure qui fait son continuel trajet, sème son frimas dans un destin sans autre amarres que les livres, les feuilles blanches éparpillées au hasard de ma table de travail. Nulle douleur toutefois. Ne déduis de tout ceci la persistance d’un quelconque malheur qui s’ingénierait à faire mon siège. Il me faut ce sentiment d’errance, cette sorte de continuel flottement, cette longue dérive, ce sont les conditions mêmes d’une vie entièrement vouée à l’étude, à ses avancées, ses erreurs, ses presque renoncements parfois. Puis vient une idée, une atmosphère, une subite réminiscence et tout rebondit et tout se présente tel le jaillissement d’une eau de source.

   Mais le temps est venu de parler de cette troublante photographie que je t’ai fait parvenir, il y a peu. Pour ma part, une première vue en a délivré une manière d’allégorie de ma propre existence. Mais comme je suis loin d’être unique, c’est le caractère universel de la destinée humaine qui s’y est bien vite inscrit avec la force d’une certitude. S’il t’est loisible d’accomplir le même chemin que le mien, tu apercevras cette large couronne noire, ce ciel mutique (les dieux l’ont-ils vraiment déserté ?), cette turbulence d’air neigeux, presque hostile, en tout cas auréolée de mystère. Les vastes espaces célestes ont toujours ceci inscrit dans leur appel symbolique, de nous faire venir en direction des hautes valeurs morales, des qualités esthétiques transcendant le commun, l’ordinaire ; de convoquer les ressources de notre esprit, de susciter l’envol de l’âme, de nous confier à l’accueil du sacré, d’ouvrir pour nous les portes ineffables des œuvres d’art. C’est bien en raison de tout ceci que nous sommes désemparés, dès l’instant où le ciel s’éclipse, saisis d’un profond sentiment d’abandonnisme.

   Alors, que nous reste-t-il à faire sinon chercher un sens ailleurs, quelque part peut-être du côté de ce sol qui nous arrime à notre être ? Mais, Solveig, tu en conviendras, ce socle entièrement nocturne n’est guère accueillant, il disparaît même dans l’étrangeté de sa propre profusion. Ici tout est si dense, si obtus, irrévélé et il ne semble plus y avoir d’issue que dans un renoncement à poursuivre l’immémoriale quête d’exister. Ne serait-ce point là la dernière figure de l’homme en son exténuation ? Consentir à s’effacer, renoncer à poursuivre plus avant une tâche maculée d’aporie, s’exonérer d’une marche à tâtons parmi les moraines de l’absurde, une avancée vers une noire eschatologie ? Sisyphe vaincu par sa pierre, écrasé par le poids d’un trop lourd destin. Il y a de quoi être inquiets, nous les hommes au temps comptés ! Chorégraphie terminale. Quelques pointes, quelques entrechats. Puis « Fin de partie » comme chez Beckett. Enjarrés jusqu’au cou avec, au-dessus de la tête, le couvercle fuligineux de la finitude.

   Alors, au terme du voyage que reste-t-il sinon cette pathétique gesticulation sylvestre parvenue à sa plus grande immobilité ? Stupeur jouant en écho avec la stupeur du monde. Oui, du monde. Notre univers en constante expansion (en constate déflagration ?), sait-il au moins où il va, pour quelle cause, quelle brillante finalité qui, bien plutôt que de posséder la fulgurance d’une queue de comète, n’est peut-être que le dernier acte d’une lumière noire, d’un trou infini à la creuse interrogation, d’un absolu qui ne se connaîtrait lui-même que sous le visage d’une automutilation, d’un point à jamais dissous dans le vide sidéral ? Oui, vertige. Vertige du vertige, assemblage de poupées gigognes en leur ignorance mutuelle, en leur impossible préhension de soi, en leur éternelle gestation qui n’est que le symptôme apparent de leur incommensurable désarroi.

    Cet arbre-ci, décharné, dramatique, est-ce les hommes qui l’ont tué ? A force d’insouciance, « d’insoutenable légèreté de l’être » ? Est-ce l’arbre qui a procédé à sa propre extinction pour la simple raison que sa venue au monde portait déjà en ses racines, en son écorce, en sa pulpe les insignes thanatogènes qui, paradoxalement, sont les incontournables bourgeonnements de la vie ? Oui, ma Muse du Nord, ces interrogations sont épuisantes qui n’ont nulle autre fin que leur propre égarement. Tu le sais bien, les conduites humaines deviennent rapidement oiseuses dès l’instant où l’on déchire la peau du réel, où l’on entre dans le derme, où commence à jaillir le sang blanc du silence, la lymphe aliénante de la solitude.

   Et pourtant nul n’en fait l’économie, surtout pas les insoucieux et les soi-disant optimistes, les épicuriens au teint solaire. Ils ne font que dissimuler, aux yeux lucides de leur esprit, toute cette boue sur laquelle ils ont fondé leur irréfragable bonheur. Ils font comme les cochons sauvages qui se vautrent dans la soue pour se débarrasser de leurs parasites. En réalité les parasites ne s’en enkystent que davantage dans la chair de leur inconscient. Rien n’est pire que de se refuser à voir. Rien n’est plus sidérant que d’effacer de sa mémoire les stigmates des diverses aliénations qui en ont affecté le tissu, d’évincer les phosphènes qui ont impressionné les grains d’argent de la conscience. Rien ne s’annule jamais. Que nous le voulions on non les archétypes nous surplombent du haut de leurs terribles falaises. Les ignorer est simplement s’exposer à leur puissance et accepter que l’outre de sa peau en soit le tragique réceptacle. De cette affligeante scène, la plupart se détournent, préférant le luxe de leurs salons où jaillissent sans arrêt les images bigarrées, diaprées du monde. Une manière d’infinie pantomime, une comédie bien réglée, une machine à soumettre les esprits aux seules images immanentes qui viennent les percuter de la violence des signes indomptés.

   Ce monde si étrangement foisonnant que nous n’en percevons que la gigue singulière à défaut d’en chercher la signification profonde. Notre société, n’est-ce pas Sol, surfe sur la vague des loisirs rapidement satisfaits, des plaisirs consuméristes, des voyages dans des jets au fuselage étincelant. Une étincelle en cache une autre. Celle de l’urgence à évaluer, à soupeser la seule chose qui mérité de l’être, à savoir cette vérité qui, chaque jour qui passe, se recouvre des strates de ceux, celles qui refusent de livrer leur libre-arbitre à l’examen de ce qui est, qui mérite tous les égards, toutes les attentions : l’existence en son propre. Combien d’arbres, d’hommes, de peuples, eurent leur cours totalement entravé de n’avoir été point vus ? Combien ?

   Je sais mon discours fatalement vain. Mais a-t-on un autre choix que celui de lancer des imprécations depuis les quatre murs de pierres dont on fait sa fortification ? La force des idées, la lame des convictions traversent-elles autre chose que notre propre ressenti ? Tout ceci ne s’aliène-t-il pas à même notre butte de chair. Tout ceci n’est-il si inutile que nous soyons à jamais des ombres à la Don Quichotte jetant leur énergie contre l’impassibilité des moulins à vent ? On crie, on vitupère, on invective et les boulets de nos paroles s’écrasent contre l’enceinte de pierre et les ailes continuent à tourner et la Terre fait son éternel manège. Pourrait-il en être autrement, je te le demande ? Ta lettre me fera le plus grand bien, fût-elle le simple constat du baroque de mes délibérations ! Je t’attends en elle avec le secret espoir d’exister encore. Te lire est toujours une parenthèse enchantée au milieu des turbulences du monde. Dis-moi le temps qu’il fait en ton Nord magnétique. Je menace d’être une boussole dépourvue d’aiguille !

 

 

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