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23 décembre 2020 3 23 /12 /décembre /2020 13:23
Sous la nuit du ciel

"Village dans la nuit qui vient"

Photographie : Patrick Geffroy Yorffeg

 

 

« Dans un village déserté et sous la voie lactée, les mains levées au ciel, tu prononçais des paroles anciennes. Offrande du dedans pour le dehors si froid... »

 

***

 

 

   Il ne suffit pas de regarder, il faut imaginer. Car le réel, loin de se montrer tel qu’il est, nous appelle à sortir du dedans pour gagner le dehors. Les collines alentour sont arasées, leur argile rouge broyée, leurs buissons carbonisés, leurs arbustes calcinés. Etrange peau de sanguine que traverse, parfois, l’éclair blanc d’un calcaire, l’étrave levée d’une souche, les contorsions d’une diluvienne racine. Et ces arbres près de la rivière, ces fiers peupliers, flammes jaunes jetées dans l’espace, qu’en reste-t-il sinon une mince torche, quelques cheveux épars, quelques feuilles ajourées ? Et la fuite d’eau du ruisseau dans la rigole de glaise et d’humus tend si bien à son étiage que, bientôt, il n’en demeurera qu’un lointain souvenir, un glougloutis, une chute cristalline dans une faille de terre. Et le bosquet aux claires frondaisons, ce balancement sous le vent, voyez donc, soudain, ce dénuement de clairière, cette ronde conduite par des enfants invisibles, cette marelle sans joueur, cette partie échec et mat.

   Rien ne demeure de ce que nous pensions être la matérialité du monde. Tout se brise entre nos mains arbustives et ce sont des moignons que nous tendons aux choses, des supplications si étiques qu’elles ne peuvent franchir la herse de nos dents, seulement tourner en rond dans la grotte de la bouche en produisant des petits bruits semblables aux couinements plaintifs du rat. Eh bien, oui, il nous faut être dépossédés de nous-mêmes, laisser notre nasse de peau quelque part à l’angle d’un talus, nous saisir de notre bâton de pèlerin et gagner le vaste sentier qui, en-deçà, au-delà de nous, nous ouvrira aux infinies richesses du monde.

   Pour corps on n’a plus que cette guenille inconnaissable, cette voile épidermique gonflant sous le vent de l’absurde, ces claquements ossuaires qui disent la géométrie de notre finitude. Pour esprit cette simple absence, cette dilution éthérée, cette fumée se dissolvant dans les mailles soufrées de l’air. Plus de concepts, plus de simagrées intellectuelles, plus de théorèmes mais la sensation pure, ses palmes doucement agitées dans le tube vide de notre anatomie. Pour âme (non la religieuse qui n’est qu’une hypostase de l’autre, la Grande Âme, le Principe Premier par lequel nous sommes présents au monde), pour âme donc, la vitre du Néant sur laquelle, à intervalles indéfinissables, se posera la buée d’un ancien Langage, avant même le Babélien, l’émission originelle, sans doute une simple production de voix, un cri, une onomatopée, un [AAA], un [OOO], étrangement modulés, à la fois voix humaine et glapissement animal, peut-être même surrection minérale, en tout cas quelque chose de primitif, d’originaire, de si archaïque que l’on penserait à l’initial mouvement d’une diatomée dans une eau native, noire, profonde.

   Voilà ce à quoi il fallait nous employer, à régresser suffisamment afin d’accueillir en notre nouveau bourgeonnement la possibilité d’une Nature si résolument élémentaire que nous pourrions nous confier à la Vérité du Paysage qui n’est que sa forme désincarnée, violemment ancestrale par laquelle se dira la valeur première des choses. Convoquer la pauvreté, solliciter la disette, rencontrer le sol de la pénurie, telles sont les voies au détour desquelles un dévoilement consentira à s’offrir. Qui sera si éloigné des habituels mensonges que nous en sentirons la poésie naïve, sans doute grossière, certainement attachée à l’ombilic d’où tout naît et se donne à voir en tant que fondation du paraître. Partir de l’homo sapiens en quelque sorte, puis passer par l’homo erectus, puis l’habilis pour terminer par l’africanus et puis le singe est là qui veille dans sa posture limbico-reptilienne.

   C’est à peine sorti du ventre de la Terre, ça en a les couleurs de caverne, les sombres lueurs de grottes, la sourde densité de l’humus en sa fondatrice position. Les herbes sont courtes, une ligne sombre, une ligne plus claire, elles ne portent nulle graine, elles sont à la limite des plantes, à la limite du minéral, on les penserait fougères arborescentes naines, tubes coraliens, hydres ou anémones des abysses. Oui, des abysses. Ici tout est de l’ordre de l’abyssal, de l’indescriptible masse en sa secrète genèse. Confusion magmatique, croûte pachydermique dissimulant en son sein la violence même du monde. Nuit primitive en attente de sa propre manifestation. Ça bouillonne, ça s’impatiente, ça s’inquiète mais cela ne bouge pas encore car la montée est intérieure, levain poussant la pâte, forces multiples, arborescentes mais contraintes, mais réduites à demeurer en leur état dormant, gisant.

   Et au centre, là, au point de convergence du regard, ces inventions cubistes, ces formes synthétiques, à peine ébauchées, tout juste sorties des limbes du génial Picasso, ce primitivisme tout droit venu des Masques Africains, de leur Magie Noire. Combien de figures ancestrales s’y dissimulent que nous ne voyons pas, intuitionnons seulement, en éprouvons  le ténébreux rituel, fiançailles de la Vie et de la Mort, union du Réel et du Mystère en leur indéchiffrable énigme. 

 

Sous la nuit du ciel

 

Picasso. Maisons sur la colline à Horta de Ebro

  

   A peine maisons, plutôt abris de boue expulsés de la matrice tellurique, peut-être gîtes troglodytiques avec leurs boyaux souterrains affiliés aux flammes de l’Enfer. Ce sont des tubercules non encore détachés du travail de parturition. On suppose les eaux amniotiques, les liquides placentaires, les mares d’hémoglobine parmi le travail de mise au monde de ce qui, bientôt, sera. Alors la naissance se donnera en tant que prolongement de cette aventure nuitamment commencée. Premières collines si semblables aux roches volcaniques criblées de trous, noires par endroits, rouge sombre en d’autres, on y entend encore le bouillonnement de la matière, la dilatation du basalte, le gonflement de la ponce, on y perçoit la circulation des gaz soufrés.

   Tout ceci est si ancien, si soudé à la première généalogie de la matière, on croirait à l’avant-présence du Monde, à la préparation de ses prémices depuis quelque antre secret d’alchimiste. Une autre bande plus haut, encore arrêtée dans des marges d’obscur. Décidément rien ne se donne d’emblée, tout se tient en réserve, tout se distrait de soi à seulement végéter, retarder sa croissance.

   Puis, pour clore ce tableau antédiluvien, l’écharpe bleu-nuit du ciel, ce bleu tellement saturé, cette teinte sublimée du fascinant lapis-lazuli, cette pierre flottant entre l’azur (le Ciel) et l’outremer (l’Océan), comme pour nous dire la relativité de notre position humaine interrogeant toujours les deux pôles dont notre regard est en quête, cet Infini qui toujours nous échappe. De quelle manière mieux poser l’interrogation de notre ici et maintenant qu’à nous confronter, en définitive, à cette couleur qui, peut-être, n’en est pas une, simplement l’appel du spatial, du cosmologique en tant qu’ils sont les seuls vis-à-vis avec lesquels, en définitive, nous puissions avoir commerce. Et cet œil étrange de la Lune qui ne semble posé là qu’à accroître la profondeur de notre incertitude.

 

« Offrande du dedans pour le dehors si froid »

 

   Sans doute nous reste-t-il ceci, à prononcer face au Ciel et à la Mer cette manière d’incantation magique ? Suffira-telle à faire se conjoindre le dedans  et le dehors ? Il fait si froid sous la nuit du ciel. Si froid !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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