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16 mars 2020 1 16 /03 /mars /2020 20:18
Ciel de profusion

Huile.

Œuvre : Elsa Gurrieri

 

 

 

 

      

   D’abord la nuit de l’œuvre

 

    D’abord il faut partir de la nuit de l’œuvre, se réfugier dans cette zone d’ombre qui est comme un accueil, une aire de repos, mais douée d’inquiétude, doublée d’une sourde angoisse. Il faut éprouver le retrait du langage dans un silence d’obsidienne, sentir la perte des couleurs où paraissent s’abolir les significations du jour, où les chemins du songe s’enfoncent dans la lourde étrangeté des ténèbres, où la densité des choses est telle que tout se confond en une teinte unique, celle d’un néant originaire non encore parvenu aux premiers mots d’une phrase. Pas même un balbutiement. Seulement une attente longue, un ennui s’abreuvant à sa propre source, une cécité qui ferme les yeux à la beauté du monde. Ici, dans cette primitivité confusionnelle, on est ramenés à la pesanteur de la terre, à l’empreinte grasse du limon, au resserrement de la glaise autour des tiges séculaires des racines.

  

   Lacet de la finitude

 

   L’espace est un non-espace. Le temps est un non-temps. Le temps est profondément soudé, reclus dans sa cosse. Il ne dit rien, ne sait rien de lui-même, n’a même pas accès à ce qui en constitue l’essence, ces trois extases passé-présent-futur par lesquelles il se manifeste comme cette infinie mobilité qui en traverse le corps immatériel. A la rigueur il pourrait se donner à la façon d’un éternel présent qui, encore, n’aurait nullement décidé de paraître, demeurerait en réserve, se dissimulerait, disparaîtrait à soi-même en quelque manière dans la faille d’une obscure nature. Temps d’ubac et de ravine. Temps de grotte et de douve. Temps de latence et de suspens. Temps de rien dont rien ne se déploie que le lacet encerclant de la finitude.

 

     Conscience ouvrante de sens

 

   Humains juste issus du limon originel nous avançons dans cette zone convulsive qui semblerait fermée à jamais. Les cataractes d’ombre, les enveloppements de suie, les souricières de bitume nous en sentons les lianes arbustives enlacées à notre anatomie d’aliénés. Il est si difficile, si éprouvant, d’avancer dans ce quadrillage de tourbières, de tâcher de se frayer un passage dans le dédale des mottes et des fondrières. Est-ce là le premier sacrifice existentiel que de se dégager de cette masse informe afin que, libérés de la matière, nous puissions figurer au monde tels des Sujets pourvus d’une indispensable liberté ?

   Sans doute, être des individus conscients d’eux-mêmes, est-ce, en premier lieu, s’arracher à cette gangue de mystère qui nous attache, nous lie à l’ombilic de la Terre, nous rive à une immobilité avant-courrière d’un possible essor, le seul à même de nous affranchir de l’enchantement fondamental, de la dépendance organique, de la soumission au sol qui nous tient en otage.

   Sans doute la materia prima est-elle celle qui nous retient en-deçà de la création, dans un illisible giron, c’est de cette prime essence dont il nous faut nous extraire soit à la façon des alchimistes en recherchant la pierre philosophale, soit par l’exercice de la poésie (cette sublime création), soit en façonnant un pot de terre qui, symboliquement interprété, ne sera que la manière de se modeler soi-même, de se mettre en forme, condition préalable à toute épiphanie. Nous ne sommes jamais au monde qu’à la mesure d’une extraction volontaire. L’art, toujours, nous invite à transcender la nuit primitive pour gagner la clarté de la conscience ouvrante de sens.

 

   Ce ciel lumineux

 

   Donc, après le voyage nocturne, que voyons-nous qui pourrait nous faire tenir debout, nous projeter en direction de notre singulier destin ? Nous étions, jusqu’ici, dans une sombre veine, tels les haveurs d’Emile Zola dans « Germinal », allongés dans le lit de houille noire, attaquant le schiste, dégageant les blocs avant de parvenir au bout du long tunnel qui les livrerait, hagards, à la lumière violente du jour. Qu’apercevons-nous au sortir de l’obscur, si ce n’est ce ciel lumineux que des générations de peintres appliqués ont mis des siècles à nous livrer de façon qu’à leur contact, un signe de feu entre en nous, nous exonérant, soudain, de la ténébreuse angoisse qui nous étreignait ? Le Ciel jouant avec la Terre sa partition alternée. Le Ciel jouant avec la Terre ce dialogue nous ouvrant au langage de l’exister. Terre rétrocédant, mourant pour que s’éploie le Ciel en sa radiance, son effusion illimitée, la promesse d’un futur emplissant les yeux des hommes.

 

   Sortir de la nuit

 

   Là est le déploiement de soi dans la draperie colorée qui nous convoque au plus haut de nous-mêmes. Sortir de la nuit, jaillir en plein jour, voici que tout se donne avec l’assurance d’une immédiate félicité.  Non à conquérir mais à cueillir dans le récipient ouvert de nos mains. L’offrande est si teintée d’une juste oblativité que l’effort ne sera que de courte durée. Seulement le temps d’un décillement. Le temps d’une accommodation. Sortir de la Caverne mythique est toujours lié à un éblouissement. Soudain délivrés de nos chaînes, la liberté est immense qui nous emplit d’une inévitable ivresse. Haut est le Soleil qui nous tire à lui de toute la force de son énergie vitale. Le Bien est soudain si visible que toute possibilité d’effroi est radicalement évincée, que les ombres funestes, les ombres captatrices de vie s’effondrent à la manière d’un château de cartes. Voir ceci n’aura lieu qu’en creusant le site d’une analogie avec « L'éruption du Vésuve » de Pierre-Jacques Volaire, datant de 1802.

 

Ciel de profusion

L'éruption du Vésuve

Pierre-Jacques Volaire

Source : Chercheurs de vérités

 

 

  La partie droite du tableau, comme dans l’œuvre d’Elsa Gurrieri, est la figure nocturne d’où tout provient avant que d’émerger dans le champ libre des souverainetés célestes. Les hommes se tenant face au volcan sont ceux issus de la Caverne platonicienne, ces anciens prisonniers libérés du carcan des illusions, de la parodie des apparences, heureux d’accéder enfin à la vraie connaissance, ce réel qui se manifeste dans toute sa splendeur sans qu’il soit besoin de simulacres, d’agitateurs de marionnettes aux ombres trompeuses. Le Ciel d’Elsa est enflammé, parcouru de rivières mouvantes, doué de virtualités fascinantes, comme si Héphaïstos en personne s’y livrait à la forge des prépotences démoniques, tirant de son enclume le foudre de Zeus qui incendiera l’univers tout entier.

  

   Continuel rayonnement

 

   Ciel de braise et de soufre. Ciel qui dit le prodige de sa présence alors même que nous, les hommes, subissons sa loi, le craignons mais ne rêvons que d’attirer ses faveurs. C’est une grande beauté que cette huile lumineuse qui ruisselle, appelle à elle et, dans un même mouvement, tient à distance, dans un éloignement respectueux. Voir le Bien à l’œil nu est un tel prodige que nous sommes envoûtés, cloués sur la face de la Terre, que nous nous laissons pénétrer par cette lumière étincelante teintée de spiritualité, empreinte de mysticisme, toute tissée de crainte admirative. Les dieux sont si étrangement captivants, magnétiques, pulsants, que notre corps lui-même en ressent les vibrations, en éprouve les tensions, en demande le continuel rayonnement.

  

   Battements internes

 

   Certes on pourra objecter que dans le tableau contemporain ne figure nul personnage, pas plus que ne s’enlève du fond l’image d’un volcan. Et l’on aura raison au regard de la stricte discursivité logique. Mais l’art nous donne toujours bien plus à voir que ce qui se montre sous l’autorité d’une activité déductivo-logique. Toujours, sous la surface, des forces latentes sont à l’œuvre, elles œuvrent à même la matière , à même la couleur qui est travaillée dans sa texture même, dans sa chair vive, traversée de courants d’énergie, de battements internes qui en disent la vérité. Regarder adéquatement une toile n’est jamais le travail d’un habile géomètre qui en tracerait l’exacte topographie, en dresserait les méridiens et les tropiques. C’est bien plutôt question de regard qui fore le réel jusqu’en ses soubassements, vision de Poète, vision souvent d’écartèlement, seule condition d’accès au ravissement. Car il faut abattre nos idées reçues, gommer nos poncifs, enrayer nos jugements trop tôt formulés. Il faut se rendre libres, en un mot. Ecoutons l’injonction de Rimbaud :

 

« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.»

 

   Sensation vive

 

   Oui un « dérèglement de tous les sens » qui, de la pure perception sensorielle brute transite vers cette inouïe et inépuisable fluence de la sensation vive, cette écorchure à vif sans laquelle il ne peut y avoir de sentiment esthétique, de passion éprouvée et a fortiori d’ouverture à l’art. Certes dans le beau travail d’Elsa on peut se contenter de l’aspect simplement coloré, de la composition, de la forme climatique du sujet traité et n’y voir qu’une aimable diversion d’une Nature mise en image. Mais on peut aussi y voir naître toutes sortes de manifestations, depuis la sombre et énigmatique présence des dieux jusqu’à la fournaise de la vérité en passant par l’activité volcanique qui n’est que l’archétype de notre propre effervescence. Sans doute plus qu’une longue argumentation inopérante, vaut-il mieux citer ces quelques phrases de J.M.G. Le Clézio en quatrième de couverture de « La Fièvre » :

 

   « Ces neuf histoires de petite folie sont des fictions; et pourtant, elles n'ont pas été inventées. Leur matière est puisée dans une expérience familière. Tous les jours, nous perdons la tête à cause d'un peu de température, d'une rage de dents, d'un vertige passager. Nous nous mettons en colère. Nous jouissons. Nous sommes ivres. Cela ne dure pas longtemps, mais cela suffit. Nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n'est oubliée. Voilà le danger. Nous sommes de vrais volcans. »

 

   En plein orage

 

   Ce court morceau d’anthologie pour dire la nécessaire folie dont nous sommes quotidiennement traversés. Vertiges, colères, jouissances trament en nous le lexique troublant se disant tel le paradigme d’une connaissance intime de soi, laquelle est le sésame d’une approche véritative de cette étrange altérité que constitue l’œuvre d’art. L’aborder n’est nullement question d’une saisie heureuse et détachée des choses. Seulement une immersion en plein orage, un saut à même la gueule béante et soufrée du volcan. La lave dit toujours infiniment plus que cette croûte refroidie qui étale devant nos yeux le fleuve mort de son ancienne fulgurance. Oui, nous voulons nous abreuver à l’ambroisie divine, elle seule peut étancher notre soif. Elle seule !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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