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2 avril 2017 7 02 /04 /avril /2017 07:53
D’eau et de terre.

" Et nous restons plantés là ... "

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

« Et nous restons plantés là

comme Aldo sur le rivage des Syrtes

à attendre je ne sais quoi. »

 

« Très tôt le matin, plage des Hemmes

près de Calais, près de chez moi

en plein brouillard matinal... »

 

 

 

 

   On s’appelle Ayal.

 

   De ceci, cette « irréelle réalité », on ne peut se rendre compte qu’à l’aborder un matin tôt, dans la lenteur des premières heures. On s’appelle Ayal. Seulement Ayal et rien d’autre. D’où vient ce nom, où va-t-il, comment joue-t-il avec le monde ? On n’en sait rien. On ne s’en soucie guère. Marchant depuis la lisière de la ville où sont les hommes occupés à dormir, on flotte entre deux eaux, on chante doucement, on fait son bruit de claire fontaine. On n’est pas plus apparent que le vent dans la nasse étroite des roseaux. On ne sait pourquoi, on susurre son nom, comme ceci : « Ayal…Ayaaal..Ayalll… », en faisant de sa bouche un tube d’où s’écoulent les sons en un mince clapotis. Cela gonfle tout contre le massif de la langue, cela fuit dans le goulet des lèvres, cela murmure sous le dais du ciel teinté de brouillard. « Ayyaaall » : on est soi-même brume, flocon d’eau, goutte de rosée, gemme de cristal transparent que nul ne pourrait apercevoir si ce n’est le goéland aux yeux perçants, la mouette rapide avec son rire éraillé qui entaille le temps. On est immensément liquide. On est déjà bien au-delà de ces pieux plantés dans la vase qui délimitent les choses, les enserrent dans des ornières terrestres. On est fils de l’air, cousin du peuple liquide.

 

   On est plein. On est bulle.

 

   La barrière, là, qui croyait nous retenir, on l’a franchie à la manière du poisson : quelques coups de nageoire, un frétillement de la queue et on est dans un autre univers, on est onde, on est écume, on est abysse. Quelle liberté alors ! Quelle ivresse de sentir son corps aussi fluide que l’heure belle, aussi souple que le frôlement de l’amour, aussi généreux que l’ami qui accueille sur le seuil de son logis avec les bras qui s’ouvrent, baie pour abriter la goélette. On est plein. On est bulle. On est sphère avec une musique venue de quelque Ondine, son qui s’enroule autour de soi avec l’inoubliable fluence de l’algue, l’affinité de l’anémone de mer. On est toutes les étendues d’eau du monde. Sans limite, sans séparation.

 

   Infiniment libre.

 

   On est les eaux grises qui écument le long de la côte d’Irlande. Les eaux de la blanche Albion et ses touffes de galets. Celles du Baïkal où glissent les glaces bleues. Celles du Querococha qui étincellent sous les coups de boutoir du soleil péruvien. Celles du Saimaa que lustre la lame translucide du ciel de Finlande. On est tout ceci et aussi les chemins clairs des grands fleuves qui traversent la Terre de leurs sinueux parcours, les rivières sous les frais ombrages, les cascades franchissant les digues de moraines dans le silence des grottes. Alors on est libre, infiniment libre et on le sent jusqu’au centre de ses grappes d’eau, dans la texture même de ses molécules, dans le jeu subtil de ses atomes. Dans les mailles imperceptibles du brouillard. On n’est peut-être que ceci, d’infimes gouttelettes pareilles à du mercure avec son étonnante mobilité, son idée de plénitude, sa dilatation heureuse. Soudain l’on comprend son nom, Ayal. Une ouverture, puis le glissement d’une liquide, puis une ouverture à nouveau, enfin une finale liquide comme si cette succession d’ondulations, cette ligne flexueuse disaient une façon d’éternel recommencement, une liberté se ressourçant à sa propre origine. Alors on comprend l’incompréhensible : à savoir l’essence de la liberté. Ce prodige !

 

   Rodéric ou bien Pierrick.

 

   L’on aurait pu, aussi bien, se nommer Rodéric ou bien Pierrick ou bien encore Gregor mais on se serait situé d’emblée en-deçà des brise-lames, du côté de la terre avec ses tas de cailloux aigus et les moignons de ses cairns, avec ses môles de granit, ses affleurements de schistes et ses tubercules de grès. Certes on n’avait rien contre le pays intérieur et l’on aimait aussi bien ses landes sauvages couvertes de bruyère que ses massifs usés d’où l’on pouvait apercevoir le moutonnement des vagues. Mais demeurer en retrait de cette belle eau c’était comme confier son existence à quelque piège, s’enclore entre les murailles d’une geôle qui obturait le regard, rendait sourd à tous les bruits du large. Oui, du large, de l’espace qui courait loin là-bas sur l’immense steppe d’eau.

 

   Être un simple nom.

 

   Il y avait tant de bonheur à être un simple nom, un genre de poème glissant tout en haut des gerbes vertes et bleues de la Manche ou bien de l’Océan ou encore de la Mer, fût-elle Tyrrhénienne à la si forte densité qu’elle ne semblait être qu’une ombre ; Baltique avec ses remous de bulles claires ; d’Iroise avec ses paquets d’écume blanche, les hampes de ses phares plantés dans la brume solaire. Vent de liberté que de pouvoir proférer entre les lames d’eau son simple nom Ayal, Ayaaal, comme une antique mélopée, une sourde modulation venue du fond des âges, peut-être d’un brick échoué sur les hauts-fonds avec encore entre ses flancs décharnés les refrains des marins en partance pour quelque aventure.

 

   Leur haute solitude.

 

   " Et nous restons plantés là ... ", semblent dire les pieux de bois, méditant sur leur sort de sédentaires à vie, promis à la tâche destructrice d’une infinie érosion. Usure du bois, abolition du temps. Trame d’un destin que dessinent les heures emmêlées à leur haute solitude. Navette immémoriale des secondes qui s’écoulent, invisibles, laborieuses, entêtées à poursuivre leur œuvre maléfique. Pourtant le spectacle est si beau de cette brume diaphane, à peine la couleur légère d’une aurore ou bien la délicatesse d’une rose-thé dans le luxe d’un clair-obscur. Inclination infiniment poétique que cette belle alternance, dans le flou de la perspective, de ce peuple aussi calme que mystérieux, tout occupé à défendre la Terre des assauts de la mer. Comme si tout pouvait soudainement s’inverser : la liberté maritime devenant le danger alors que l’anse de terre est la protectrice des furies venues du plus profond mystère. La grande mesa liquide prise de folie, déchaînée, emportant avec elle des milliers d’oiseaux blancs sacrifiés qui joncheront les plages de leur effroi roidi. Supplications muettes disant au rocher, à la vague, aux coquillages, au sable mutique le danger de l’inconnu où sifflent les aquilons de la mort. Oui, ce qui était si rassurant s’est métamorphosé en un monde aveugle, sans pitié, semant la terreur et allumant dans les cœurs les flammes vives de la peur. Alors on se prend à regarder les Sentinelles de Bois avec infiniment de tendresse, avec reconnaissance. Leur sombre régularité nous rassure, leur haie à claire-voie nous protège, leur présence est celle d’une mère bienveillante qui prend en garde nos existences hasardeuses.

 

   Rodéric-de-la-Terre.

 

   On s’appelle Ayal-de-l’eau et l’on devient, comme par miracle, Rodéric-de-la-Terre. On ramasse à la hâte quelques guirlandes de goémon, des bouts de branche, quelques cailloux épars qui, déjà, relient au sol qui attend, au seuil qui appelle, au feu qui fait son bruit de forge dans le foyer cerné de vives lueurs. On entend la respiration des hommes. On devine la lumière dans les yeux des femmes, on perçoit le grincement des jouets de bois dans les mains des enfants. On vient du bout du monde, de l’univers flottant qui n’était peut être qu’un mirage. On est traversé de rapides images. De hautes tours de bois montent la garde. Etranges silhouettes que démultiplie le brouillard, qu’avive le miroir des songes. On ne sait plus très bien qui l’on est. Ayal-l’enfant-libre, Rodéric-de-la-Terre et ses cabanes de bruyère d’où l’on voit le grand dôme d’azur partir vers l’horizon illimité. Ou bien encore ces pieux de bois n’étaient-ils que les survivants d’une ville fantôme qui avait existé autrefois, telle la ville d’Ys, la « ville sous la mer » telle que nous la restitue le mythe ? Ou bien s’est-on échappé, comme par magie, du livre d’un poète ? Peut-être de celui de Jules Supervielle qui nous parle de cet étonnant « Enfant de la haute mer ». Mais écoutez, tendez l’oreille. C’est une voix très lointaine qui court entre ces vestiges d’un temps passé, c’est une parole faite d’eau et de pierre, de bois et de légende :

   « Comment s’était formée cette rue flottante ? Quels marins, avec l’aide de quels architectes, l’avaient construite dans le haut Atlantique à la surface de la mer, au-dessus d’un gouffre de six mille mètres ? Cette longue rue aux maisons de briques rouges si décolorées qu’elles prenaient une teinte gris-de-France, ces toits d’ardoise, de tuile, ces humbles boutiques immuables ? Et ce clocher très ajouré ? Et ceci qui ne contenait que de l’eau marine et voulait sans doute être un jardin clos de murs, garnis de tessons de bouteilles, par-dessus lesquels sautait parfois un poisson ? »

   N’est-ce pas ceci, cette ville fantomatique que notre imaginaire a bâtie à la seule vision de ces rythmes de bois ? N’est-ce pas ceci ?

 

 

 

 

 

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