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2 février 2017 4 02 /02 /février /2017 09:52
« La pâte même des choses ».

Monotype sur kraft.

Œuvre : Sophie Rousseau.

 

 

 

 

   Savoir qui nous sommes.

 

   Nous regardons et nous n’avons pas d’efforts à faire, pas de concept à élaborer qui nous conduirait vers une sphère intellective, par exemple cette notion classique de Beau Idéal. Non, les choses sont plus simples, affectées d’immédiateté, animées de spontanéité. Non seulement nous sommes auprès de l’œuvre sans délai, mais en quelque sorte nous la dépassons, nous traversons sa matière pour paradoxalement surgir au point même dont nous sommes partis, à savoir qui nous sommes dans notre quête d’une connaissance intime. Visant Monotype sur kraft nous ne faisons que transgresser l’image pour mieux nous retrouver. Mais il faut aller plus avant dans l’explication de cet étrange processus. Ce qui nous fait face, ces nervures, ces retraits, ces textures, ces lacis, ces ombres comme autant de signes d’une infinie polysémie ne jouent pas à titre d’écho nous réverbérant notre propre image. Ils ne sont nullement un lexique spéculaire nous renvoyant notre présence par un phénomène de réflexion identique au miroir dans lequel Narcisse découvre sa propre physionomie. Le mécanisme est plus complexe qui d’abord nous requiert en tant que celui, celle que l’on est pour nous confronter à cette matérialité par laquelle s’opèrera notre métamorphose. Car l’unique principe ici est de nous disposer dans une manière de ravissement, d’arrachement, lesquels nous remettront dans une nouvelle perspective ontologique. Comme si, soudain, il y avait changement de régime de l’être abandonnant une peau pour en revêtir une autre. Etonnante exuvie par laquelle la conscience accède à soi afin de réaliser sa tâche de connaître et, surtout, de SE connaître, prélude à tout exercice d’appropriation du réel.

   Mais comment ceci est-il possible, au simple contact de ce paysage pictural qui, au premier abord, semblerait plongé dans une mutité, dans un silence d’où nulle parole ne semblerait pouvoir s’élever ? Tout simplement à l’aune d’une projection. Ce qui vient à nous dans l’indistinction, dans un genre de chaos, dans un fourmillement de formes nous questionne et nous place face à notre situation qui est celle d’émettre la demande du « Qui suis-je ? ». Alors nous nous livrons, consciemment ou non, au jeu des identifications. Et ce que nous découvrons n’est nullement LE monde, mais UN monde, le nôtre avec sa syntaxe particulière, son style propre, son originalité au travers de laquelle naît le contour de notre subjectivité. Ici, en effet, s’est du SUJET dont il est question et uniquement de lui.

 

   Corps et âme à l’œuvre.

 

   Grâce à la médiation de cette œuvre nous nous découvrons telle cette terra incognita dont nous surprenons le réseau complexe de tensions, la multiplicité des ramifications, le jeu des puissances souterraines, le profond tellurisme, l’effervescence de la matière. Les formes créent leurs propres harmoniques, leurs points de rupture, leurs subtiles confluences. Alors comment ne pas y lire, à la façon d’un écorché d’une salle d’anatomie, le graphisme complexe de notre corps, ses lignes de flexion, ses géographies de réseaux sanguins, les connexions de ses nerfs, les sédiments des tissus, les couches d’aponévroses, les édifices d’os, les cratères des viscères, la pliure du diaphragme, le coeur systolique-diastolique de la vie en son subtil battement ? Comment ne pas y repérer, dans la richesse infinie de ses signes, l’anatomie du mental, la libre floculation de l’esprit, la roue polychrome des désirs, le fourmillement de l’imaginaire, les aiguillages des sentiments, les feux sourds de la passion, les contre-feux de la mélancolie, les stries coruscantes de l’angoisse, les déflagrations de la joie mais aussi, mais surtout, la venue à bas bruit de la finitude, ses entailles tels des coups de scalpel ? Comment faire l’économie de tout cela alors que les stigmates de la condition humaine sont tressés des cordes d’une troublante aliénation ? Comment ?

   Oui, c’est cela qui se montre dont nous ne voyons que l’écume, les bulles irisés éclatant à la surface d’un marais. Ce qui nous parle de tragédie, d’amputation, de biffure, de négativité, de mort ou bien leur contraire, sous la figure d’un fugitif et hypothétique bonheur, tout se résout dans ce jeu des formes dont nous feignons de penser qu’il est le seul à proférer l’espace d’une vérité. Au lieu de nous en remettre au vertige d’une métaphysique, de repérer les origines, les emboîtements des causes et des conséquences, de gloser sur la liberté ou de supputer les possibilités d’apparition d’une esthétique, nous cherchons dans l’image les amers rassurants pour notre vie immédiate. Ainsi, dans les reliefs de l’image, apercevrons-nous une silhouette humaine, quelques efflorescences végétales, peut-être l’esquisse d’un animal ou bien la perspective d’un objet. Mais ceci ne fera que nous berner et, faute d’aller plus avant, nous assignerons à notre habituel décryptage le signe de la légèreté, de l’insouciance, de la certitude acquise à l’aune d’un regard serein dont nous pensons qu’il nous soustraira aux affres d’un éternel questionnement.

 

   Matiérisme.

 

   Mais, afin de mieux pénétrer le langage dont cette œuvre est investie, il est nécessaire de l’inscrire dans un contexte plus large, à savoir celui du matiérisme, lequel, se manifestant après la Seconde Guerre mondiale, sera cet art informel interrogeant l’homme jusqu’en ses racines puisque la terre y est un matériau largement utilisé. Jean Dubuffet, cet inventeur génial de l’Art Brut aura consacré quelques uns de ses titres les plus célèbres aux Terres radieuses et autres Pâtes battues. Comment mieux dire l’immersion de la dimension anthropologique dans le berceau qui l’accueille comme sa patrie immédiate ? Terre fondatrice d’un être-au-monde. Cet art pauvre, austère, primitif, archaïque devient rapidement le lieu de confluence polyphonique intensément matériel de tout ce qui peut faire sens dans l’ordre du modeste, de l’inapparent, mais aussi et surtout dans l’utilisation du signe en tant que médium d’une possible compréhension de l’exister. C’est la « pâte même des choses » qu’il s’agit d’interroger. Donc la prolifération des sèmes qui sont la chair de la vie, son bourgeonnement intime, les rhizomes par lesquels elle se donne à penser. Variations à l’infini de Dubuffet sur les Topographies, Texturologies, Empreintes, Matériologies comme pour mieux dire notre appartenance à tout ce qui fait son site dans l’orbe de la pierre, du sable, de la feuille, de l’écorce, du fragment d’insecte, enfin de tout ce qui peut témoigner de ce qui subsiste, qui constitue la quadrature habituelle dont l’homme est environné, le plus souvent à son corps défendant.

 

   Tàpies - Burri - Fontana.

 

   Alors, comment ne pas parler des nouvelles expériences artistiques qui se firent jour et des Artistes qui en furent les inventeurs ? D’Antoni Tàpies, des lacérations qu’il inflige aux toiles, des nœuds de matière, des griffures, des projections de graviers, des matériaux plastiques aux somptueux empâtements, aux rendus de glaise et de limon, ses empilements de paille comme si l’œuvre était surgissement de nature au plein de la signification. Evoquer aussi les compositions d’Alberto Burri où se laissent voir, au travers de ses Blancs et Goudrons, ses Sacs rapiécés, l’âme en quelque sorte de ces objets qui ne nous interrogent vraiment que si l’on s’occupe d’en démêler la texture intime. Magnifiques espaces du commun avec ses scarifications, ses blessures, ses abrasions, ses éraflures, autant de métaphores qui, au sortir de la dernière grande conflagration mondiale, sont une manière d’exorciser le mal humain, de panser les chairs meurtries, de cautériser ce qui peut l’être à la mesure d’un art qui fore le réel jusqu’en ses plus infimes recoins. Citer aussi Lucio Fontana, son obsession à taillader ses toiles comme si, ce faisant, il voulait percer l’opercule têtu du réel, lui faire rendre raison. Geste de révolte en même temps que symbole d’une douleur inscrite à même la longue dérive des Existants. Ses boules de terre cuite perforées tellement semblables à des grenades offensives qui auraient semé, alentour, la terrible grenaille de la mort.

 

   Existentialisme en acte.

 

   Chez Sophie Rousseau, dans cette belle œuvre pleine d’une simple présence transparaissent ces mêmes lignes de force qui disent, selon nous, la désespérance, la tragédie d’un cheminement contingent, l’empreinte d’une déréliction qui place l’homme face à la verticalité d’un destin qui le dépasse, destin qu’il aura à transcender par ses actes afin d’accéder à cette liberté qui, seule, assurera sa marche vers le futur, épanouira la corolle de ses projets. Que l’intention de l’Artiste ne soit nullement de s’inscrire dans cette dimension radicalement existentialiste n’a en soi que peu d’importance. Toujours s’agitent en sous-œuvre quantités de sources fondatrices qui, souvent, ne trouvent leur possible résurgence en surface qu’à la mesure d’un geste impensé, du hasard des supputations. Toujours sous le phénomène dans sa visibilité formelle, d’autres alternatives de sens qui, parfois, visent des valeurs qui y fraient leur voie. Aucune œuvre, fût-elle remarquable par ses qualités esthétiques ne parvient à son acmé en s’exonérant de sa doublure éthique. Si les clairs-obscurs d’un Rembrandt ou La Madeleine à la veilleuse d’un Georges de La Tour se présentent à nous avec autant de force, c’est en raison de cette spiritualité qui en émane et en assure le rayonnement, non uniquement en raison de leur traitement plastique, de la richesse de leur composition, de leur exactitude et de leurs harmonies. Jamais création ne se détache de son environnement historique, de ses présupposés idéologiques, des racines culturelles qui lui ont donné naissance.

   Sans doute aujourd’hui la situation n’est-elle pas comparable à celle des années consécutives à la guerre. Les enjeux ont changé, nullement l’essence de l’homme toujours confronté à ses angoisses fondamentales. S’il est convenu, aujourd’hui, de considérer la philosophie sartrienne comme dépassée, remplacée par le structuralisme, la phénoménologie, l’herméneutique ou bien la psychanalyse, le fond sur lequel se développent toutes ces théories et écoles successives demeure identique à ce qu’il a toujours été, à savoir le sentiment d’une étrange solitude, le questionnement permanent lié à la catégorie du désespoir, l’angoisse devant la mort, le vertige de l’existence, l’incontournable contingence des choses. La valeur historique de l’existentialisme en tant que philosophie et donc connaissance de l’homme, les interrogations qu’il a fait surgir dans le champ immense de la liberté humaine sont une étoile au ciel du monde. Et, comme toutes les étoiles, évidemment irremplaçable. Notre sentiment, notre ressenti au contact aussi bien des expériences de Dubuffet, de Tapies, de Burri, de Fontana ou de Sophie Rousseau sont fondés sur ce principe indépassable de cette contingence qui nous terrasse et nous fait prendre conscience de la fragilité de notre être. Ce qui se laisse approcher dans toutes ces manifestations artistiques n’est rien de moins que l’étonnement philosophique dont est saisi Roquentin dans La Nausée, ici, au milieu du Jardin Public de Bouville, lorsque percevant l’incroyable densité des choses, leur surgissement obstiné dans l’être, une lézarde creuse sa faille dans la conscience d’un individu qui prend soudainement acte de ce qu’exister veut vraiment dire :

 

   « Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurai répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup c’était là, c’était clair comme le jour : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l’existence ».

 

                                                                                  J.P. Sartre. La Nausée.

 

 

   « Encre dans un buvard ».

 

   A la lumière de cette pensée du réel en sa nature, voici, en effet, que tout s’éclaire, que tout rayonne et converge à la manière d’un prisme sur cette pointe extrême au-delà de laquelle il n’y a plus que la finitude et les espaces vertigineux du Néant. Focalisant notre attention, un instant, sur ces fulgurations, ces failles qui tutoient l’abîme, ces craquelures, ces déchirures, ces entailles, subtils interstices dont notre conscience s’empare afin de mieux connaître le réel dans sa texture même, nous nous sommes livrés à cette belle « matériologie » dont Dubuffet a été l’un des plus brillants représentants, artiste au talent multiforme, aux traces polyglottes qui nous disent, en signes cryptés, ce que seul un génie pouvait mettre à jour : l’art en son déploiement n’est jamais qu’une question que le monde nous pose, que la question que nous sommes venus lui poser. Le temps d’un regard nous aurons été libres, infiniment libres. Le premier acte de liberté est la compréhension de soi avant qu’elle n’affecte les autres et l’univers qui nous accueille en tant que ses Passagers. Partout sont les empreintes qui écrivent notre trace, celles de l’altérité dans la grande aventure des hommes.

   Se perdre dans le monde, selon la belle métaphore de l’écrivain du Flore, c’est se « faire boire par les choses comme l’encre dans un buvard ». (L’Être et le Néant). Se hisser du monde c’est tracer de cette encre les signes de la beauté, ceux aussi de l’interprétation de ce qui vient à nous. Rien n’égale la belle rencontre afin d’échapper au pouvoir d’attraction du buvard ! Qui n’est que le synonyme de cette terrible contingence qui nous réifierait si nous ne prenions garde à l’art. Or nous sommes des choses munies de pensée.

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