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5 février 2017 7 05 /02 /février /2017 09:26
A l’insu de Soi.

La durée de la nuit.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   La nuit : vision hallucinée.

 

   Cette jeune enfant dont nous ne percevons même pas le visage demeurera une inconnue à jamais. Comment, en effet, pourrions-nous prétendre accéder à une altérité dont la physionomie demeure celée en son secret ? Est-elle au moins réelle ? Est-ce l’imaginaire d’une Artiste qui l’a dotée de cette singulière présence ? Ou bien est-ce nous qui l’avons inventée à seulement tâcher de nous soustraire a la geôle de la solitude ? Cette Jeune Apparition est si énigmatique dans son immobile posture si bien qu’on la croirait tout juste sortie d’un conte pour enfants, petit prodige portant sur son dos cet helix aspersa aspersa qui prend subitement allure du fantastique écrit par un Hoffmann. Cette réalité troublante qui nous atteint en notre dénuement car, décidemment, jamais nous ne saurons de quoi ce réel est composé, quelle en est la texture, le statut profond qui le caractérise puisque chaque subjectivité le réaménage selon soi et le soustrait donc au jugement, à l’analyse. Tout coule et fuit entre nos doigts avec l’insistance d’un insaisissable vent. La durée de la nuit est cette sorte d’espace sidéré au cours duquel le rêve, et lui seul, dresse son chapiteau afin qu’échappant au piège de la quotidienneté, nous puissions revenir à une manière d’origine, nous ressourcer et renaître chaque aube après le long voyage nocturne. C’est pourquoi tout réveil est une douleur qui ne nous livre de nous qu’une esquisse de brume et les yeux sont hagards qui interrogent. Nous ne nous connaissons pas.

 

   Le jour : vision illusoire.

 

   A peine sommes-nous sortis des cernes de la nuit que nous gagnons le jour et parcourons les rues avec les bras tendus comme ceux des somnambules. Nous titubons. Notre marche est si peu assurée. Encore ourlée des ombres, entourée des corridors sans fin, placée sous des volées d’escaliers qui parcourent les songes de leur mécanique céleste. Comme des rouages dont nous serions les innocentes victimes. Comme si nous n’étions que des pantins dont on tirerait les fils depuis un invisible castelet. Marionnettes. Gesticulations. Sauts sur place. Grimaces dérisoires dans une physionomie de carton. Nous avançons le long des trottoirs de ciment. Nous usons nos pas sur les nappes de bitume. Nous croisons des Anonymes sans visages, des Curieux sans mains, des Etonnés sans bras. Des sortes de Ravaillac écartelés par leur insoutenable destinée qui n’est que celle de ne pas pouvoir faire le tour de soi, de s’envisager selon telle ou telle perspective, mais toujours en des lignes fuyantes, en eaux plongeant sous la ligne de flottaison.

 

   Une manière de clair-obscur.

 

   Oui, car le réel est cette nécessaire fragmentation qui nous désarticule et ne parvient, jamais, à réaliser notre synthèse. Nous sommes des autistes aux corps morcelés. Nous sommes des portefaix qui n’ont dans le havresac de l’impénétrable colimaçon que des secrets de Polichinelle. Tout le monde les connaît mais nul ne les profère. Ce serait une trop grande affliction que de se révéler à soi comme cet être du manque éternel, du désir avorté, du bonheur refoulé, de la création remise à demain, du projet échoué avant que d’être bâti. A l’instar de cet étrange personnage qui ne se découpe sur le fond qu’en raison de la blancheur de sa vêture. Nous tous, les humains, sommes comme elle. Nous marchons dans une manière de clair-obscur. Côté cour avec ses ombres, ses mensonges, ses atermoiements. Côté jardin avec ses éclaboussures de lumière, ses luminescences, ses torches si semblables au rayonnement d’une vérité. Mais notre tragédie est d’occuper cette position médiane, cet intervalle sidéré de se trouver entre deux eaux. Être au milieu du gué c’est faire attention à ce passage, à cette transition qui n’est ni vérité, ni mensonge puisque situé à leur intersection. Nous n’apercevons jamais que le trait d’union (-) qui les tient à égale distance dans une même indistinction. La vérité du réel ne saurait se satisfaire de ce demi-jour qui est le domaine de l’illusion, de l’approximation, du spectre. Le trait d’union (-) n’est qu’une chambre d’écho, une réverbération, une image, donc une représentation de ce qui est. Non ce qui est réellement dans son essence plénière, à supposer que le réel en soit investi. Peut-être n’est-il qu’une existence avec ses continuels clignotements, ses dérobades, ses esquives, ses fuites et autres subterfuges ?

 

   Tels des chrysalides.

 

   Nous ne nous connaissons pas. Nous ne parvenons même pas à notre être. Comment pourrait-on gagner celui de l’altérité, l’humain en sa présence, le monde en son inépuisable polysémie ? Nous ne nous connaissons pas. Ceci comme une antienne à répéter en tant que mélopée de l’indépassable de la condition humaine. Mais regardons la belle œuvre de Dongni Hou dans sa perspective métaphysique et tâchons d’y trouver, à défaut d’une certitude, à tout le moins une indication pour la pensée. Insu de soi (nommons le Sujet qui apparaît ainsi), est cette façon de chrysalide non encore parvenue à sa propre éclosion. Elle est identique à une interrogation, au début d’une phrase dont les mots qui la constituent ne sont pas encore tous proférés. En voie de l’être, seulement. « En voie » veut dire sans finalité, sans horizon prévisible, sans signe qui en clôturerait le sens accompli.

 

   Tunique du paradoxe.

 

   La tunique d’allure si étrangement balzacienne (n’oublions que cet auteur génial est le fondateur de La Comédie Humaine, autrement dit d’une exploration passionnée du réel afin de lui faire rendre raison de sa nature jusqu’en ses ultimes retranchements), la tunique donc est elle-même un tel décalage par rapport au conformisme du se vêtir, qu’elle prend d’emblée le visage de l’invraisemblable, du paradoxe. A l’intérieur même de cette forteresse amidonnée ne peut habiter que l’icône de l’enfant, non l’enfant lui-même dont on s’attendrait à le voir évoluer dans une mode quelque peu contemporaine non dans cette manière de romantisme désuet. Là est le lieu d’un questionnement. La motte des cheveux disparaît presque dans cette figuration si floue qu’elle biffe constamment ce qu’elle semble vouloir émettre. Et le VISAGE, cette Majuscule Présence par laquelle nous disons notre irremplaçable identité, affirmons le sourire, distillons les sentiments d’angoisse, prouvons notre affliction, faisons surgir les stigmates de la joie, voici que cet emblème de l’humain ne nous est nullement perceptible. Mais l’est-il davantage pour Insu de Soi qui n’a aucunement accès à sa réelle perception ? Il faudra le subterfuge du retour spéculaire de façon à ce que le vrai visage fasse phénomène auprès de celle qui le possède, mais en mode dérivé, en sensation atténuée, en simple fantaisie, soit grâce au travail de médiation de l’imaginaire qui le restitue comme un étrange pouvoir être. Nous ne sommes à nous que dans le miroir. Là est le lieu de la perdition, la morsure de la déréliction qui nous abstrait de nous-mêmes et nous remet, sans délai, dans les mains de l’Absurde lui-même.

 

   Rivage ou Visage des Syrtes ?

 

   Nous ne nous connaissons pas. Et, du reste, comment ceci serait-il possible puisque notre visage est cet inconnu, ce mystérieux continent surgissant de quelque portulan comme l’île s’élève de la mer qui l’accueille et la réalise en totalité. Seulement nous ne sommes pas une île. Nos avons une conscience et celle-ci demande son dû. Elle veut posséder et tout unir, corps, esprit, dans une même unité signifiante. Mais à ceci elle ne peut qu’échouer. Etrange vérité tout de même qui livre notre propre face à l’inconnu de passage, demeurant pour celui, celle qui en sont les détenteurs, une propriété noyée sous les brumes à la manière du Rivage des Syrtes qui se laisse deviner seulement, jamais atteindre dans sa plénitude. De moi à l’autre, un face à face qui ne fait face qu’à la mesure de l’incoercible abîme creusant sa tombe entre les deux, deux identiques spectres à la recherche de ce qu’ils ne trouveront jamais, à savoir cette certitude qui n’est nullement d’essence humaine. Peut-être prédicat pour le rocher, la montagne, ces éternités qui connaissent leur être à la mesure de l’infini, mais aussi en raison de cette lourde inconscience dont ils sont tissés jusqu’au plein de leur matière.

 

   Question en forme de sphinxitude.

 

   Nous ne nous connaissons pas. Pas plus que Fillette qui porte sur son dos cet étrange ballot, ce colimaçon replié sur le dédale d’une question sans réponse. Non seulement Insu de Soi n’apercevra jamais son dos, comme elle voit le paysage devant elle, mais le verrait-elle que le contenu dérobé du sens se situerait dans cet inextricable dédale qui joue la partition de l’invisible dans sa labyrinthique essence. Le message crypté d’une existence, quel est-il ? Est-il la réponse que faisait Œdipe dans sa rencontre avec le Sphinx ?

 

   Question du Sphinx :

"Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes, puis deux jambes, et finalement trois jambes ?"

Réponse d’Œdipe :

"L'homme, car dans sa prime enfance il se traîne sur ses pieds et ses mains, à l'âge adulte il se tient debout sur ses jambes, et dans sa vieillesse, il s'aide d'un bâton pour marcher."

 

   Si l’habile Œdipe se soustrait à la fureur du monstre ce n’est qu’en raison de sa ruse, non pour des motifs qui dessineraient les contours d’une absolue liberté de la parution humaine. Cette existence qui transparaît dans sa réponse apparaît comme très dépendante d’une confondante négativité, liée à une perte, à la désespérance d’une disparition proche. Or, connaître son être en totalité (ne plus avoir besoin du regard de l’Autre, de la face réfléchissante du miroir en tant que mythe du beau Narcisse), c’est, bien au contraire, s’assurer de l’usage d’une liberté transcendant cette lourde matérialité qui, chaque jour un peu plus, insidieusement, nous fait plus voûtés, plus inclinés vers ce sol qui appelle, réclame sa part. Serions-nous sortis de notre fragmentation qui nous enjoint de renoncer à nous, accèderions-nous, vraiment, à cette totale plénitude qui serait remise à l’homme comme son plus propre pouvoir être ? Mais n’est-ce pas, alors, le plus cruel des fantasmes ou une manière de comédie que nous nous jouerions à nous-mêmes, espérant nous sortir d’affaire par l’effet d’une simple pirouette, d’un peu de sable jeté aux yeux des Existants ? Renoncer à nous traîner sur le sol de poussière dès notre jeune âge, escamoter le bâton qui soutiendra peut-être notre dernier cheminement, n’est-ce pas, tout simplement, postuler un Absolu qui n’existe pas, confier son esprit à la baguette magique d’une Fée ?

 

   Du désir d’être une sphère.

 

    Si tout ceci était vraisemblable jusqu’à en pénétrer les cellules de notre corps, nous serions identiques à la sphère, cette superbe monade à la forme parvenue à son terme, qui vit éternellement dans la projection de son être car, nulle part ailleurs, il ne saurait y avoir de monde plus accompli, plus réalisé jusqu’en son infinité. Seulement nous ne sommes pas des sphères. Seulement des êtres de chair qui, à la façon d’Insu de Soi avançons dans l’ombre de l’inconnaissance. Privés de passé parce que tout y est noir, illisible. Privés d’avenir pour la même raison. Privés de présent puisque même à notre être intime nous ne pouvons accéder. Nous n’avons ni ce visage pour parler, ni cette bouche pour aimer, ni ce nez pour humer les subtiles fragrances de la beauté. Il nous faut un miroir. Oui, un miroir pour éviter la folie !

 

 

 

 

 

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