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21 janvier 2017 6 21 /01 /janvier /2017 09:29
Défi de soi.

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

Après la plaine blanche…

 

   L’hiver avait commencé avec une belle ardeur. Le vent, venu de Sibérie, avait envahi la moindre parcelle de poussière et le dos des collines s’inclinait sous le souffle polaire. Nul n’osait s’aventurer au dehors. Le spectacle du monde était identique à celui que devaient présenter, dans « Les Châtiments » de Victor Hugo, les étendues livides de la Retraite de Russie. Sauf que les Combattants ne parcouraient « après la plaine blanche une autre plaine blanche » qu’à l’intérieur de leurs murs où d’asthmatiques poêles de tôle s’époumonaient à réchauffer l’air. Si, à l’évidence, la froidure s’était immiscée dans la faille des corps, elle instillait son venin d’une façon bien plus impérieuse dans des âmes en perdition. Quiconque eût osé le geste inconscient de sortir se fût immédiatement exposé à se métamorphoser en congère ou en stalactite de glace, sort si peu enviable que les humains avaient renoncé à admirer le spectacle de la grande chape blanche qui courait d’un horizon à l’autre. On se terrait dans les maisons, on se vêtait de lourdes houppelandes, on dissimulait son visage aussi bien aux assauts des aiguilles du froid que des étincelles du feu qui en accentuaient la terrible rigueur. On pouvait demeurer là, tout près de l’âtre salvateur, jusqu’à la fin de ses jours, lesquels étaient comptés si, du moins, la bise s’entêtait à faire un siège dont les conséquences étaient des plus funestes. Une manière d’avant-goût de fin du monde. De quoi réjouir les sectes illuminées de millénaristes et plonger dans le plus pur désespoir ceux qui avaient foi en un rayonnement de l’homme sur ce lopin de terre qui leur avait été attribué de toute éternité.

 

La cristallisation d’un songe.

 

   Mais toute règle, par simple nécessité logique, porte en son sein l’exception qui en révèle la vérité. Et cette règle d’une survie à tout prix, à la mesure d’un lot infini de précautions, se voyait soudain battue en brèche - et de quelle manière -, par la simple existence de Défi de soi, cette incroyable venue au jour du prodige même, surgissement d’une image venue du plus loin de l’imagination, manière de brume éphémère qui trouvait sa sublime consistance à seulement prétendre exister avec naturel parmi le déchaînement des décisions d’un temps pris de folie. En réalité, sans qu’on put pour autant supputer quelque trouble de la vision, quelque hallucination, Celle qui se montrait paraissait tout droit sortie d’un « Conte des Mille et Une Nuits », génie de la lampe d’Aladin portant devant les yeux surpris des hommes la concrétude d’un rêve, la cristallisation d’un songe. Comment croire à ceci qui faisait phénomène sans être soi-même atteint d’un délire, sans être retombé dans la naïveté fondatrice de la petite enfance ? En un lieu qui n’en était pas un, en un temps qui se dissolvait dans sa chronologie même, était une Féerie, un corps d’éphèbe à peine marqué des signes de son sexe, deux grains de café en guise de poitrine, de fines attaches de verre, des jambes pareilles à de jeunes sarments dans le dépliement du printemps.

Et la vêture ? Imaginez donc un voile posé sur la bouche - non un bâillon -, simplement le dire de la grâce de la parole, le flûté d’une voix qui se dissimulait dans le silence, une fragile culotte couleur de chair, puis un inapparent drapé faisant du bas du corps une sorte d’objet luxueux enveloppé dans son papier cristal. Dans la main droite, cette pince si discrète, l’élévation d’une flûte de champagne et sa jaune ambroisie. Au sol, dans les plis de mousseline vaporeuse, une bouteille cerclée d’or dont on devine qu’il s’agit d’une marque prestigieuse, ce vin blanc dont les bulles signent les grandes occasions, scellent des accords, engagent des vies communes, concluent des amitiés impérissables.

 

Défi de soi : rejoindre son être.

 

   Si Défi de soi méritait cet étrange nom de baptême, cela venait en source directe du fait que, chaque fois qu’elle dépassait l’ampleur même de ses propres vertus, elle s’accordait le contenu d’une flûte, cérémonie aussi solitaire qu’empreinte de recueillement. La griserie, elle la frôlait seulement et avait, en quelque manière, un genre de science infuse qui la portait au seuil d’une révélation sans basculer cependant dans une inconscience qui eût obéré l’événement dont elle sollicitait la survenue. Vous l’aurez deviné, cette diaphane créature se livrait aux joies d’une extase toute païenne, tout comme d’autres cultivaient des orchidées pour l’exception florale qu’elles constituent. Simple question d’affinités avec les choses, que les plus sagaces trouvent d’emblée, que les plus égarés n’aperçoivent jamais, privés en cela d’une immédiate et constante félicité.

 

Dessiner une rose.

 

   Le défi qu’elle se lançait consistait dans le dessin d’une rose. Pas n’importe laquelle. La rose-thé seulement dont les pétales paraissaient détachés du corps même qui la soutenait dans la délicatesse. Sur un grand parchemin blanc elle prenait soin de poser, les uns après les autres, les signes de la beauté. La couronne extérieure d’abord, cette aurore à peine naissante, cette teinte qui n’en était pas une, cette vibration de la lumière dont les grains s’articulaient les uns aux autres sans qu’on en puisse comprendre le mystérieux mécanisme. Cela naissait de soi, cela faisait effusion, cela touchait les yeux avec la grâce infinie de la brume au-dessus de la pellicule d’un lac. Puis il y avait cette faille d’ombre qui s’ouvrait en direction du cœur de la fleur, un clair-obscur si vaporeux qu’il semblait l’émanation de quelque lointaine contrée, le profond d’une pupille, la densité veloutée d’un épiderme pliant sous le plaisir. C’était comme de marcher sur le bord d’un volcan éteint, d’en distinguer à peine le fond de lave brune alors que, dessous, l’on supputait les vagues de lave dans leur subtil repliement. Une immémoriale parole qui ne s’ébruitait qu’à paraître dans cette hésitation du jour encore cerné de nuit où les étoiles s’allumaient dans le luxe du silence.

Le pinceau courait sur la plaine de papier, laissant ici une réserve de blanc immaculé, déposant là un lavis semblable à un fragile corail, plus loin encore l’envers de l’aile du flamant à contre-jour du ciel. C’était l’impalpable qui se disait. C’était la couleur dialoguant avec l’âme. C’était le glissement d’une neuve clarté brodant dans l’esprit les mailles de la joie. Tout alors était suspendu. Tous alors ne vivait que de cette attente, de cette irrésolution qui proférait bien plus que n’auraient su le faire de bavards rhéteurs. Le blanc butinait avec le rose, l’instant jouait avec l’éternité. Car il en est ainsi des choses belles en leur éclosion : elles figent tout dans une sorte d’incantation et l’émerveillement fait ses boucles infinies au rythme même de la création. On ne sait plus très bien où cela commence, où cela finit. On ne sait plus où sont ses propres frontières de peau, si l’on diffère de cette rose en train de naître, si l’on en constitue le dépliement, si le bouton dissimulé au centre du resserrement des pétales, c’est celui du sujet que l’on dessine, ou bien si c’est son ombilic assistant, médusé, à son intime déploiement.

Défi de soi aimait cette confrontation aux mouvements souples de la brosse, cette luminescence de la feuille, ces irisations pareilles aux cercles d’eau que dessinent les insectes aquatiques aux pattes de dentelle. Défi aimait ce bruit inapparent, ce glissement par lequel l’art de la minutie, de la précision se signalaient à la manière d’une luciole faisant son doux éclat dans la prairie d’été. Parfois, dans l’intervalle inquiet de deux touches, elle humectait ses lèvres du breuvage royal et, alors, tout son corps s’électrisait, tous ses membres vibraient à l’unisson et elle sentait la sève inventive couler jusqu’au bout de ses doigts, faire ses ramures jusque dans la pulpe du subjectile. On ne savait plus alors l’endroit précis où se produisait le prodige. La rose était-elle cause d’elle-même, procédait-elle à sa propre venue au monde à l’abri de l’action de quelque mystérieux démiurge ? S’élevait-elle du papier telle une vapeur liée à un processus alchimique ? Les pétales sortaient-ils de la touffe de crins du pinceau ? Ou bien, plus étrange encore, étaient-ils la simple continuité de la main de Défi, la fluence de son corps de liane, le bourgeonnement de son âme à même le réel ? C’était si complexe une création, si emmêlé aux processus de la vie que l’on n’en pouvait percevoir ni l’origine ni en supputer la fin.

De Défi à la jaune ambroisie, à la rose-thé, il n’y avait qu’un seul et même geste, un unique mouvement, une subtile effusion qui entrelaçait dans l’harmonie aussi bien la peau couleur de nacre rosée, le pétillement somptueux des bulles, l’enroulement voluptueux des pétales tels les remous d’une soie onctueuse, les flagelles d’une anémone de mer. De Défi à ce qui naissait de ses doigts il y avait solution de continuité, subtil ruissellement, fluence naturelle comme si l’œuvre, transcendée par le mystère de sa Muse, en devenait la simple émanation, le naturel prolongement, l’arborescence terminale. Voir sortir du papier cette fleur qui n’en était qu’une à la mesure d’une pure illusion tenait du prodige et nul ne se fût hasardé à interrompre la magie qu’au prix d’une violente frustration ou d’une perte de soi dans les inextricables mailles de l’incompréhension. Ce que de savants esthètes avaient mis des siècles à formuler en signes pressés sur d’illisibles traités, voici que cela faisait son lumineux tracé, sa pure donation de présence, là, dans le demi-jour d’une conscience qui, bientôt, serait envahie de clarté en sa totalité. Car l’on ne pouvait demeurer aveugle à l’événement qui se produisait, peinture que le corps paraissait initier comme l’un de ses fluides naturels, peut-être une légère exsudation s’élevant de l’épiderme, se métamorphosant en substance œuvrée au contact même du jour. C’était troublant, tout de même, d’assister à cette mue, de voir de ses yeux, sans médiation aucune, l’âme se résoudre à devenir matière, mais éthérée, à la limite d’une visibilité, à l’extrême pointe d’une possible préhension. Tout ceci venait de si loin, allait si loin, bien au-delà des corps, bien au-delà des esprits, se perdant dans la brume dense des estimations songeuses, des délibérations imaginatives. Comment ne pas être saisis de vertige lorsque l’inconnaissable en sa silhouette hiéroglyphique se présente à découvert, se dit tel l’inatteignable qu’il est mais dont on perçoit le premier signe d’une ineffable et inépuisable rhétorique ? Tout faisait sens jusqu’à l’infini. Tout bourdonnait et la rumeur de l’art butait contre la paroi mobile du tympan. Tout chantait les louanges du paraître et gagnait les spires de la cochlée avec un bruit de source.

 

« La rose est sans pourquoi.. »

Défi de soi.

Gustave Moreau.

Rose thé.

Source : Images d’art.

 

 

   Voilà, Défi dans la plus modeste posture qui soit, vient de poser une dernière touche à son œuvre. Se recule, observe, fait varier la lumière sur la plage de la feuille. La rose n’est pas la rose unique à laquelle elle vient de donner vie, mais un bouquet de roses, mais la totalité des roses du monde, celles qui dorment dans le frais des cryptes, celles près des bassins d’eau qui bruissent dans les patios andalous, celles du désert sous les bleus ombrages des palmiers. Oui, toutes les roses et ceci est le prodige de toute création parvenue à l’essentiel dans la simplicité. Nulle fioriture, nulle concession à quelque décoration ou à quelque simagrée voulant dire en termes suaves, policés, la rencontre avec les choses. Présence de l’œuvre vraie qui est toujours une exception, à savoir celle de l’art en son inimitable éclosion. L’art fait venir le rare au jour, en livre son essence qu’elle déploie jusqu’à l’infini, produit d’inépuisable sèmes qui parcourent l’univers. L’art est ceci ou bien n’est que subterfuge, ambiguïté, tromperie des sens au profit d’une simple mascarade.

Défi, afin de mesurer la qualité de cette fleur née de ses doigts n’a nullement besoin de se poser de question. Cela coule avec naturel d’elle à la fleur, de la fleur à elle. Cela dit le bonheur du jour, trace l’étincelle de la joie, allume dans les yeux les braises de la certitude. A petits coups de langue, comme le ferait un jeune animal, Défi déguste cette ambroisie qui n’est jamais que le symbole du geste esthétique qui a été accompli en toute beauté. Dans l’air tissé de clarté se laisse entendre une manière de légère et insistante incantation, un susurrement, la poussée d’une résurgence entre des lèvres de calcite. Ça palpite. Ça fait son doux ressac. Ça conduit à l’évidence des saisies immédiates. Ça s’élève en douce intuition :

 

"La rose est sans pourquoi,

fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a souci d'elle même,

ne désire être vue."

 

   C’est la belle assertion d’Angelus Silesius qui, depuis le lointain des siècles, remonte jusqu’à la conscience de Défi, la déploie en milliers de fins rivelets doués d’une vibration identique à celle du cœur d’un quartz. La Rose est sans pourquoi. Défi est sans pourquoi. L’Art est sans pourquoi. Rose, Défi, Art fleurissent parce qu’ils fleurissent. Rose, Défi, Art n’ont souci d’eux-mêmes. Rose, Défi, Art ne désirent être vus.

   Il en est ainsi des choses belles qui ne se laissent apercevoir qu’à même leur rapide apparition. La simplicité est leur mode d’être, l’instant la mesure de leur temporalité, la sensibilité l’échelle par laquelle se disposer à leur nature. Merci Défi de nous faire voyager si loin. Jamais espace ne se referme dès l’instant où la merveille est présente !

 

 

 

 

 

 

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