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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 17:16
De la vertu du microcosme.

Sans titre - 2016

4x5 - FujiFilm

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

 

   Longtemps il faut marcher. Longtemps il faut méditer et sentir les grains de lumière grêler sa peau avant d’arriver ici où le monde semble finir. Alors qu’il ne fait que commencer. On le sent au mystère du jour. On le sent à ce mince cirque qui, au creux du ventre, inaugure la possibilité d’un événement. Au début, au tout début, c’est à peine l’ébruitement d’une source, comme une musique ancienne posée sur l’énigme claire d’une fontaine. Ça fait ses minces remuements. Ça s’immisce dans le glacis du derme. Ça visite la chair avec une cymbalisation de cigale. Alors on est rivés sur le bord du paysage et l’on ne demande qu’advenir à soi. Dans la plus grande confiance, dans la légitimité à être sous le dôme glacé du ciel. Les jambes sont roides, non d’avoir marché. De se trouver dans l’immédiat sentiment d’une révélation. On le sait depuis au moins des temps immémoriaux. Cela va venir. Cela va s’ouvrir, s’éployer en gerbes étincelantes jusque dans la pliure de l’âme, là où l’ignition est grande, tissée d’attente. Peut-être d’impatience aussi, d’instante disposition à se connaître tout en arrivant au monde. L’air vibre au rythme d’une imperceptible respiration. Les mailles du jour encore à venir tressent leurs fils d’Ariane et c’est comme si l’on entrait dans quelque labyrinthe inconnu. Mais nullement celui qui voudrait apparaître sous la figure de la geôle ou bien emprunter le chiffre d’une insondable perte. C’est le contraire qui s’annonce, le rebond dialectique d’une joie dont toute menace s’écarte avec ses confondantes membranes de suie. Il n’y a, soudain, plus de place ni pour la sombre mélancolie, ni pour l’urticante tristesse, pas plus que pour un romantique spleen qui nous atteindrait au cœur de notre concrétion.

   Tout est si loin qui fait son bruit de rhombe et les hommes, loin là-bas, courbent l’échine sous les fourches caudines du temps. Parfois, entre les commissures du vent, on perçoit leur râle pareil à une lugubre mélopée. Il y a tant d’angoisse partout répandue que recueillent comme une lourde obole les sillons de la Terre. Tout en bas, dans les gorges vides des rues, sur les places aux arbres décharnés, sur les agoras où court une haleine blanche sont les attitudes qui implorent mais les doigts sont gourds et les yeux emplis de résine. La marche des Egarés, leur étrange cheminement claudiquant sur les chemins du monde est une longue procession ivre d’une ambroisie que, jamais, ils ne saisiront entre leurs lèvres de carton. Tout a été bu jusqu’à la lie et ne demeure plus que l’écume et un genre de perdition pour le futur de l’âge. On fait du surplace, on pose la dalle de ses chaussures dans la figure de ses propres empreintes, on s’essaie à répéter sa propre nomination mais le palimpseste de l’identité est usé jusqu’à la trame, jusqu’à son illisible irréalité. On est comme dépossédé de soi, nullement de son corps, cette risible larve, cette tunique de chrysalide étroite qui crie son éternelle souffrance et la proche imago ne sera, visiblement, qu’un naufrage consommé. Qu’un voyage sans retour. Qu’une unique plainte se glissant dans les encoignures contingentes des choses. Un scellement, une occlusion, une fermeture définitive du regard à tout ce qui scintille et énonce sa beauté. Sur la faucille grise de la Lune. La réverbération de l’étoile sur le miroir de l’étang. Le chant de l’amour dans l’âme de l’Aimée.

   Voilà, on est arrivés là où, depuis toujours, nos pas devaient nous conduire. Il n’y a plus d’espace devant. Il n’y a plus de lieux derrière. Plus rien en dessous que le bruit d’écoulement du lourd magma. Plus rien au-dessus que la vitesse infinie du ciel, son éclaboussure noire sous lequel gonfle le nuage, où bientôt s’inscrira le vol courbe de l’oiseau. Le temps, cet éternel glaçon qui fond entre les doigts, le voici qui se cristallise, dresse son glaive dans la matière souple de l’éther, sonne les trois coups simultanés de ce que nous avons été, serons et sommes, ici et maintenant, comme le mystère le plus entier de l’être avec son incroyable charge d’absolu. On est, à la fois, soi dans l’intimité de son être, soi dans le monde, soi dans la pluralité des choses présentes. On regarde l’étincelante lentille du lac et on en est sa réverbération, on en connaît tous les secrets, jusqu’à la myriade infinie de la moindre diatomée, cette architecture si parfaite qu’elle ne peut être que celle de l’intellect, de l’ignition de l’esprit, de la beauté souveraine faite matière, faite chose préhensible parmi tous les errements de la manifestation. On regarde la falaise d’obsidienne, on se heurte à son obscurité, on gravit par la pensée son éboulement de moraines. Mais on n’est nullement dénués, absent de ce qui se montre. On est aussi bien cette nervure de pierre, ce tumulte de gravier, cette étonnante densité par laquelle connaître tous les secrets de la terre, parcourir toutes les levées des sillons de glaise, faire irruption dans l’humus originel dont nos mains sont encore enduites, tout comme l’étaient les mains négatives de nos ancêtres dans la projection pariétale d’une conscience primitive, archaïque mais en voie d’avènement, dans le procès de son propre dépliement. On est cette instance suspendue qui se dévoile à même la périphérie de l’univers, de ce qu’il veut bien confier à nos pupilles artistes, à nos doigts façonneurs, à nos jambes parcourues de l’infinie trémulation du connaître.

   Connaître et savoir que nous sommes, d’abord et en totalité des êtres voués à cerner l’infini des choses, voici de quoi faire notre éternel étonnement, peupler notre existence du luxe qui nous a été assigné au feu de notre naissance. Il n’y a pas de plus belle royauté pour l’homme que de dresser devant lui ce mystérieux menhir qu’il s’engage à déchiffrer tout comme Champollion le faisait de la « Pierre de Rosette ». Savoir les secrets, savoir l’impertinence du vivant, y débusquer le moindre hiéroglyphe signifiant, voici de quoi emplir de joie notre trajet hésitant, le rendre sûr, plein de confiance, l’amener à paraître dans la nuance diaprée et polychrome du réel. Alors de cela, de cette tâche claquant telle l’oriflamme dans le bleu du ciel, il faut faire son breuvage quotidien. « Cultiver son jardin » faisait dire le très estimable Voltaire à son héros dans son conte philosophique « Candide ou l’Optimiste ». Impératif des Lumières par lequel accéder à soi au travers de cette culture reposant sur une maîtrise de la pensée, un constant labeur intellectuel, un raisonnement exigeant car toute advenue de l’homme dans l’espace de ses rivages propres ne se réalise qu’à l’aune de cette tension qui n’est nullement affaire de la seule volonté mais résulte tout autant de la joie dont ce chemin est constamment et inévitablement jalonné. Le Jardin dont il est question ici n’est nullement l’Eden de la religion qui solliciterait la croyance aveugle en une foi, un dogme qui, par définition, indémontrable, exonère de penser plus avant. Aliène donc plus qu’il ne libère. La liberté, ce sentiment sans pareil dont l’homme est toujours en quête, à la source de laquelle il cherche continûment à s’abreuver, jamais il ne la rencontrera mieux qu’à réaliser cette fusion, cette synthèse, ce sentiment profondément unitif entre lui et le monde. Car il ne saurait y avoir de jardins séparés : le mien d’un côté, celui des choses présentes de l’autre. Non, il y a nécessairement relation affinitaire entre celui que je suis et cet immense continent qui m’accueille comme l’un des siens. Je parle et c’est le monde qui parle. L’arbre s’ébroue dans la rosée de l’aube et ce sont mes larmes qui sont fécondées par la sublime parution. Le vol stationnaire et invisible du colibri se met-il en subtil mouvement et c’est mon âme, à l’unisson, qui chante la fable d’un jour nouveau.

   On est là, devant le lac d’argent, tout près du rivage presque inaperçu, auprès du lit de cailloux, dans l’anse descendante de la colline, éclairés par la brume blanche du nuage, lissés de noir au contact de la lame sombre du ciel et c’est tout ceci que l’on est à la fois, le reflet de l’eau, la dureté de la pierre sous la morsure du froid, la pente déclive de la montagne en voyage pour la belle rencontre, le gaz aérien gonflé d’absolu, l’illimité du firmament qui, bientôt, se comblera des visions multiples des étoiles. On est là, dans le silence, l’immobilité, glacés par la fascination, peut-être en attente de quelque aurore boréale aux éclats verts comme l’énigme de l’émeraude. On est dans le microcosme de son corps et, d’un seul et même mouvement de la perception, de la sensation, de la pensée, dans l’immense macrocosme qui nous fait signe du plus loin du temps, du plus loin de l’espace. On est situés à l’exacte pliure de toute cette immensité, à cheval sur deux infinis qui ne sont que les polarités qui nous traversent et nous intiment d’être hommes devant l’ordre du cosmos. C’est pour cela que ce qui vient à nous le fait dans l’imperceptible, l’inaperçu, de manière à ce que, déchirant la toile de notre cécité, nous puissions parvenir à déclore la sphère qui nous entoure et nous employer à notre propre surgissement dans le visible. De l’homme à la taille infiniment réduite (pensons au « ciron » de Pascal), aux espaces illimités de l’univers s’instaure, métaphoriquement parlant, ce merveilleux et inlassable métier à tisser qui entremêle en un seul et même mouvement de sa navette les fils de l’espace, du temps, et ceux infiniment ténus de l’humaine condition. En définitive, nous ne sommes que ce patient ouvrage toujours en cours de confection auquel nous sommes conviés en raison de notre essence questionnante. Nous ne sommes que cela et ne parcourons le monde qu’à en décrypter le sens polysémique, microcosme inclus dans le macrocosme qui contient à son tour le microcosme comme si la figure constamment remise en question du chiasme en était le moteur ontologique. Cette belle photographie est une telle mise en musique. Sachons la loger en nous telle la gemme qu’elle est ! Il n’est guère d’autre façon d’être.

 

 

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