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10 juillet 2016 7 10 /07 /juillet /2016 07:45
« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

« Chantier interdit au public ».

Avec Emilie June.

Œuvre : André Maynet.

Petite incise préalable à une lecture adéquate de ce texte.

Bâti sur le style de la nouvelle brève, cet écrit se veut non seulement polémique mais souhaite rendre justice, à l’aune de l’écriture, aux perdus de la société, aux mal-aimés, aux pauvres qu’éclabousse l’arrogance et la morgue des riches. Ces derniers dont l’insuffisance notoire n’a d’égal que l’impécuniosité de l’âme en même temps que l’inflation de l’avoir, à défaut de connaître l’être par lequel assumer l’essence non calculable de l’homme. Ces nantis méritent donc amplement que l’on se penche sur leur sort, que l’on considère avec envie leurs châteaux de cartes, que l’on se pâme devant leurs collections de maîtres, leurs suites princières et les clinquants dont ils brodent, à l’envi, leur existence inféconde. Si, riches, vous lisez cette prose, qu’elle décille au moins vos yeux et vous rende moins superficiel. Toute profondeur est celle du cœur. Il ne tient qu’à vous de vous reconnaître dans l’entreprise aussi fougueuse que dévastatrice dont Simplicité, ici, se fait l’héroïne. Fût-elle multipliée par mille afin qu’un peu de sagesse éclabousse votre fière et altière condition ! Mais terminons donc par un trait d’humour que vous, les patrimoniaux, apprécierez à sa juste valeur : « Plus il y a de riches, moins il y a de pauvres ! ». Si cette assertion est vraie du point de vue de la logique, elle est fausse du point de vue de l’humain. Cherchez l’erreur !

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

« Dépeindre » et elle entaillait la peinture avec le silex de ses ongles ; « dépeindre » et elle lacérait le vernis du mors acéré de ses dents ; « dépeindre » et elle érodait la mince pellicule couleur de guimauve de la râpe de sa langue. C’était comme une furie logée au creux de l’ombilic, une rage labourant la caverne du ventre, une lave jaillissant de l’antre de la gorge. Cela faisait des heures que cela durait, et la révolte ne cédait en rien, la colère ne décolérait pas, la bourrasque continuait à produire ses effets dévastateurs. Aussi, nul dans l’immeuble cossu ne se fût risqué à une manœuvre d’approche, à émettre un conseil, à tenter de réduire une agitation qui paraissait ne jamais avoir de cesse. « Dépeindre », disait-elle, et même ses vêtures avaient subi l’outrage d’un courroux trop longtemps contenu, pareil à celui d’un enfant contrarié qui casse ses jouets afin que le dépit consommé il ne demeurât rien qui pût en témoigner. On ne sait pourquoi (sans doute pour ne pas humer de vapeurs toxiques), elle avait bâillonné sa bouche d’un mouchoir blanc identique à ceux que portent les Orientaux afin de ne propager leur contagion à leurs congénères ; ses seins menus comme des mandarines étaient comprimés dans une sorte de bandeau de gaze ; le vertige d’un chemisier entourant sa taille alors que ses pans tombaient le long des flancs dans le genre de haillons qui n’auraient trouvé refuge qu’à tutoyer les hanches de Simplicité.

Simplicité, tel était le nom que, de toute éternité, elle porterait puisque l’insupportaient les affèteries, les artifices, les colifichets dont nombre de gens importants s’affublaient afin d’être reconnus et fêtés à la hauteur de leur talent. La dentelle ne tolérait guère la proximité de la toile grossière, du coutil rustique ou bien de la serge brute. Donc, Simplicité, dans l’appareil le plus simple qui se fût imaginé, se tenait tout en haut de sa garçonnière, sous la lumière crue d’un abat-jour de tôle au centre d’une teinte grise que ne rehaussait que l’éclaboussure blanche d’une toile anciennement tendue sur un cadre de bois. Toile dont il ne demeurait plus qu’une vague géographie telle celle d’un continent glacé perdu dans la dérive d’une mer inhospitalière. Quiconque eût cru à un naufrage, à une quelconque perdition, au tutoiement d’un abîme se fût grandement trompé. Cette image somme toute de désolation signait au contraire l’épilogue d’une aventure menée contre le mauvais goût et les barbillons ostentatoires d’une bourgeoisie en mal de paraître. Et bien que la Jeune Femme ne fût en aucune manière révolutionnaire ou bien affiliée à quelque mouvement radicalement engagé dans une œuvre de destruction, elle ne supportait guère les entraves faites à la beauté. Donc, apercevant la laideur, elle sévissait, elle entaillait, elle détruisait jusqu’au terme d’un acte qu’elle jugeait non seulement réparateur mais apte à rétablir une injustice.

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

Les choses simples, modestes étaient si belles dans leur naturelle innocence, dans leur touchante ingénuité. Ce qu’elle aimait, ceci : un clair de Lune au bord d’un lac, le vent léger faisant frissonner les feuilles d’érable pareilles à des lames d’argent, le glissement de l’eau sur le ventre souple des galets, la lumière à peine levée de l’aube à l’entour d’une dune, la fraîcheur d’une oasis sous le balancement des palmiers, la belle clarté sur la margelle d’un puits, la tache brune d’un maroquin sur une étagère, le luxe vert-amande d’un céladon tout près du four qui l’a vu naître, le translucide parchemin des cloisons d’une maison de thé, le bruissement d’une fontaine ou bien le parcours inaperçu d’une eau se perdant, quelque part, dans le silence de la terre. C’était cela qui lui plaisait, cette à peine visibilité des choses, cette mince élévation de brume dans la jeunesse du monde. Sentir glisser un glacis d’air sur sa peau, se disposer à recevoir la pluie du ciel, s’allonger sur la pierre humide de mousse, toucher du bout des doigts le vernis d’une jarre, la corolle d’une fleur, la légère pierre ponce sur le versant de lave d’un volcan. Toute une symphonie mineure, faite de simples attouchements, de couleurs à peine affirmées, de sons si discrets que, pour les entendre, il faut tendre l’oreille et en éprouver le bruit d’éponge dans le mystère d’une crypte. Une manière d’être à soi, aux autres, au monde dans une attitude si involontaire, si naturelle, si inclinée à la reconnaissance de l’immédiat, du disponible, qu’être devient tout simplement un acte de pure présence, tout comme le grésillement du criquet dans la chaleur qui l’accueille et le féconde tel l’unique phénomène qu’il est, une musique dans le concert de l’univers.

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

Maintenant, Simplicité était dans la pose d’un enfant qui vient de commettre une bêtise et ne sait comment l’annoncer, comment la réparer ensuite. Devait-elle se saisir du rouleau à peindre, du seau de laque et badigeonner les murs, dissimuler son forfait, prier Dieu que personne ne vînt prendre acte de son délit que nul ne cesserait de commenter comme celui d’une personne prise de folie ? Ou bien habitée d’une étrange inclination monomaniaque qui l’avait conduite à tout niveler, à tout annuler, à reporter à une manière d’innocence originelle, de neutralité comme au commencement d’une histoire. Oui, se nommer Simplicité et aller jusqu’au bout de sa propre logique, c’était cela même, détruire la laideur et faire émerger, sinon une beauté instantanée, du moins annuler ce qui déposait dans l’âme d’inexplicables scories, d’incroyables manifestations d’un orgueil humain qui confondait sa mise en exergue avec une juste esthétique. Mais comment donc l’idée lui était-elle venue de louer cette bonbonnière tout en haut de cet immeuble haussmannien, en plein Paris, avec vue sur les frondaisons du Parc Monceau, sur les appartements gonflés de vanité et de médiocrité, l’une portant l’autre en son sein ? Quelle idée ? A moins que son geste de destruction n’ait eu un soubassement inconscient, n’ait été animé d’une nécessité de désobéissance sociale, de nivellement par le bas de tout ce luxe gangréné qui habitait les « beaux quartiers ».

Mais qu’avaient-ils de « beau » ces quartiers de carton-pâte, ces amoncellements d’encorbellements de pierres éblouissantes, ces tentures ostentatoires qui ne disaient que l’insuffisance foncière qui était logée dans la tête de ceux qui en avaient fomenté l’ordonnancement ? Oui, qu’avaient-ils ? Sinon la phosphoreuse vérité du mépris étalé à la manière d’une décoration imméritée, volée sur un champ de bataille inglorieux, peut-être sur le corps même d’un valeureux combattant dont le sang avait coulé en pure perte, juste pour qu’un jour pût s’affirmer la différence de hauteur, la dénivellation de la puissance, la morgue des possédants. Oui, symboliquement, effaçant les moulures de plâtre, gommant les rideaux de soie et d’organdi, peignant le velours des bergères de la teinte de l’anonymat, éliminant toute trace de domination, Simplicité avait créé les conditions d’une nouvelle Genèse dont elle serait l’ordonnatrice, elle qui voulait du fond de sa conscience qu’un homme égale un homme, qu’un mérite ne fût jamais plus haut qu’un autre, que deux consciences pesassent le même poids sur le plateau d’une balance enfin habitée de justice, de juste répartition de cela qui, par nature, n’appartenait à personne, sinon sous la juridiction des puissants et des ladres.

Oui, la tornade passée, Simplicité meublerait son nouveau logis de la rigueur du phalanstère, tendrait sur les murs la toile libre de l’Utopie, disposerait les assises de la lutte sociale. Partout seraient les livres libérateurs, ceux annonçant une ère nouvelle, ceux dénonçant les injustices, ceux faisant de l’homme la valeur à nulle autre pareille : Les Rougon-Macquart de Zola ; les Balzac de la Comédie humaine ; les Jules Verne du rêve éveillé ; l’ode à la pauvreté d’un Oliver Twist de Dickens ; Jacques Vingtras, le grand roman social de Jules Vallès, puis Les Misérables de Victor Hugo le magnifique, puis sans doute faudrait-il aller jusqu’à Mort à crédit de Céline, le roman de l’enfance douloureuse, de la misère la plus sordide qui se puisse imaginer. Oui, la révolte de Simplicité n’aura pas eu lieu en vain. Toute remise en cause de l’absurde (l’exploitation de l’homme par l’homme est, bien évidemment de cette nature sordide), est de l’ordre d’un gain, une victoire sur le silence du non-dit, sur le renoncement à être dont l’oppression est comme le fer de lance, le délictueux et ténébreux officiant. Sans doute l’image la montre-t-elle désemparée, privée de langage, de mouvement, sans doute proche d’un état de sidération avec l’impératif dont l’a affublé son Créateur : « Chantier interdit au public ». Oui, bien des chantiers de la petite histoire (la nôtre), mais aussi de la Grande, l’Histoire événementielle des hommes sont parsemés de citadelles de ruines devant lesquels nous restons « interdits » comme face à toute tragédie qui affecte l’être en ses fondements. Oui, tels des Simplicité, nous voulons saper les fondements de la laideur, nous voulons rétablir l’honneur des faibles et des opprimés. Sans doute l’une des plus belles missions sur Terre !

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