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1 décembre 2015 2 01 /12 /décembre /2015 09:29
De l’autre l’inatteignable fond.

Passer voir Erika
l'ange
fre
sque @J3

Photographie : Marie Néplaz.

Tout mouvement est vertige pour la seule raison qu’il nous dépasse et nous entraîne là où nous ne saurions être, en-dehors de nous, dans quelque territoire inconnu. Cette image nous la regardons et en sommes d’emblée évincés comme nous le serions d’un carrousel nous exilant à sa périphérie. Nous ne parvenons pas à la lire, à y repérer les sèmes dont, habituellement nous nous entourons, dans la fixité, afin que nous trouvions les attaches existentielles délimitant notre propre silhouette, mais aussi celle de toute altérité avec laquelle nous avons affaire. Identiquement combien nous serions troublés de nous enquérir d’une fuyante géographie sur un planisphère constamment animé d’une giration infinie. En effet, pour que deux choses se reconnaissent, il faut nécessairement qu’elles soient en situation de face à face afin que, se dévisageant, elles signifient chacune son tour de ce mutuel échange. Cette forme humaine, pour autant, ne s’exonère pas totalement de sa nature et, bien vite, nous saurons y reconnaître l’image d’une femme en mouvement, à la vêture bleu de nuit, jambes gainées de cuissardes, une écharpe virevoltant à sa suite dans le tourbillon qu’elle a généré.

Cependant une photographie nette, précise, sans la moindre ambiguïté visuelle nous eût-elle apporté autre chose de plus qu’une esthétique fidèle à son modèle ? Bien sûr nous aurions pu faire une description détaillée de la chevelure, en dire la teinte exacte, inventorier avec un souci d’entomologiste chaque détail des yeux, leur transparence ou bien leur densité, la courbe des cils, l’allure générale du nez, la dominante colorée de la carnation, l’affirmation ou bien la fuite du menton, l’allure du maxillaire empreint de volonté ou s’effaçant au contraire dans un adoucissement de la physionomie. Nous aurions pu encore préciser la stature corporelle, son profil longiligne, son éventuelle plénitude, la cambrure du dos, l’effacement du bassin, la souple affirmation des jambes. En un mot il nous eût été donné de faire un inventaire soucieux d’exactitude, d’élaborer une savante taxonomie de manière à ce que se rendent visibles les contours définissant cette Inconnue. Mais, à vouloir cerner de près cette effigie, y aurions-nous gagné une once de vérité, rencontré la justesse de la vision ? Bien évidemment aucune prétendue vérité ne saurait résulter d’une dissection anatomique et le scalpel se révèle un bien piètre instrument destiné à une fin de connaître. Tout au plus cette activité d’inventaire comble notre exigence de rationalité et notre besoin de faire constamment appel au principe rassurant d’une logique.

Sans doute notre saisie du Sujet de l’image nous laissera-t-elle un peu désemparé, constamment soucieux d’y voir clair, de n’être nullement dans une aperception approximative, comme si, passant à côté de la réalité, nous en appauvrissions la substance soudain vidée de son contenu. Seulement exposés à ne recevoir qu’une illusion, à rendre préhensible un artefact, à nous mettre en quête d’un contenu strictement imaginaire. Il en est ainsi de l’homme qu’il ne cherche de justification que dans l’ordre de la représentation non dans celui de ce qui, inapparent, en est l’essence plénière, la nervure qui soutient toute l’architecture ontologique. Car ici, sans plus attendre, il devient nécessaire de produire une apodicticité, de faire s’élever une intime conviction - certains diront une pétition de principe -, affirmant que la réalité c’est l’être. Mais énonçant ceci à la manière d’une tautologie, d’un absolu indépassable, il faut argumenter. Il faut décrire et confier au langage la tâche de faire apparaître ce que, toujours, il dissimule de sens dans l’organisation de ses mailles serrées. Comment pourrions-nous témoigner d’une façon plus pertinente qu’à utiliser ces mots par lesquels l’homme indique son essence ? Toute pensée est constituée de mots, tressée de signes jusqu’en ses moindres manifestations. Et toute forme, fût-elle esthétique, iconique, anthropologique se traduit toujours, en dernière analyse, par une énonciation verbale, une écriture, une mimique faite de ces briques langagières qui sont comme notre chair, notre sang, l’air qui gonfle nos alvéoles et nous tient debout le temps d’une légende. Donc les mots. Toujours les mots. Rien que les mots. En soi, être homme n’est rien de plus qu’une concrétion de chair levée dans l’espace et seulement cela tant que la parole ne l’aura pas transcendé comme l’être qu’il est au regard de sa propre conscience.

Être c’est dire JE SUIS et peu importe le cogito sur lequel on s’appuie pour prendre figure : la pensée, le doute, le projet, la totalité, la Nature, l’ego, l’autre, l’amour. Tout ceci, déclinaisons de l’être, innombrables hypostases sous lesquelles il se dissimule car jamais l’être ne saurait se rendre visible, l’exister seulement. Être est le sens ultime par lequel la vie s’arrachant au problème du souci, de la préoccupation, se manifeste comme le néant, le rien avec lequel il se confond. Être est le principe à partir duquel l’essor devient possible, être est le tremplin originaire, la lumière avant la lumière, le mouvement avant le mouvement, le geste avant le geste. Ramené à son contenu d’absolu il recèle tous les possibles par lesquels le vivre se réalisera. Cette sublime et subtile abstraction - qui est le réel dans sa mesure la plus verticale -, est difficile à appréhender tout comme l’est l’invisible fil qui fait se sustenter à la cimaise des consciences la valeur transcendante de l’art. Fil si ténu qu’il disparaît à même son apparition. C’est parce que la Sainte-Victoire a été sublimée par le génie de Cézanne qu’elle s’adresse à nous sur le mode de l’étonnement. Quelques phénoménologues au regard acéré nous ont fait le don inestimable d’une exégèse de cette œuvre qui, à la façon du sujet qu’elle représente, - la Montagne -, tutoie ce qu’il y a de plus élevé dans le domaine de l’expression artistique, à savoir un chef-d’œuvre qui semble ne s’appuyer que sur le silence. En effet, bien des Sainte-Victoire ne vibrent dans la couleur qu’à l’aune de ces interstices, de ces blancs qui sont comme sa respiration, le « degré zéro » dont s’est servi le peintre pour leur donner assise en même temps qu’assurer leur envol. Toute œuvre portée à son acmé, en effet, est en sustentation, comme absente de ses propres fondations, attirée par une aire célestielle dont elle fait son centre de rayonnement. Cette allusion à l’œuvre de Cézanne a essentiellement pour but de faire apparaître la troublante analogie existant entre ces blancs du tableau et ces autres blancs, ces espaces, ces silences entre les mots qui les séparent tout en les liant. « Proches sur des monts éloignés » pour citer la belle et significative assertion du philosophe mettant en relation poésie et pensée. C’est toujours d’une différence dont il s’agit, d’un écart, d’un vide dont naît la signification. Supprimez les blancs de la peinture de Cézanne et vous supprimez l’œuvre. Ôtez les intervalles entre les mots et vous condamnez le langage à n’être qu’une coquille vide.

Le problème princeps de la signification c’est qu’elle est toujours davantage mise en relief par ce qui semble lui échapper - l’être d’une chose -, que par ce qu’elle semble affirmer à l’aune de sa présence, l’existence concrète par lequel elle se manifeste. Tout sens résulte de cette dialectique, de cette effraction, de cette faille. Cette forme qui apparaît sur la photographie est, grâce au flou qui la révèle tout en la reprenant dans une sorte de mutisme, cette forme donc se situe à la jonction d’un décret ontologique (ce qu’elle est en son essence) et d’un décret existentiel (ce qu’elle peut prétendre figurer, telle ou telle personne particulière livrée au régime immanent des contingences). Or, et c’est bien l’habileté de cette représentation, cette image paradoxale, dédoublée, vibrante, comme en mouvement alors que l’instantané l’a figée dans une posture pour l’éternité ; cette image joue sur un double registre, de l’être et du paraître. Dévoilant, sans outrepasser l’équilibre d’une visibilité en suspens, suggérant sans parler à voix haute, mettant en scène depuis l’ombre des coulisses, elle nous invite à méditer ce qui toujours doit l’être, la relativité des choses en regard de l’absolu dont elles proviennent. L’énigme de vivre ne résulte que de cette tension qui est l’effort de marcher au-dessus de l’abîme entre le pôle originaire et celui de la finitude. Seuls le mouvement, le métabolisme, la transitivité, la médiation, le passage peuvent témoigner de la complexité de l’être qui nous visite sur la pointe des pieds en même temps qu’il se retire dans une sublime autarcie. Toute donation de présence, toute phénoménalité ne peut faire face que sur le mode de la réserve et du retrait. C’est toujours à une parution de l’indicible que nous sommes confrontés. Le mouvement de l’image accomplit en nous le processus d’une prise de conscience subliminale dont nous ne percevons jamais que les irisations.

C’est parce qu’il y a flou, bougé, trouble de la vision que nous sommes tenus en haleine par ce qui pourrait advenir si l’être surgissait à même le monde. Ce que le bougé nous propose correspond aux intervalles entre les mots, aux blancs qui rythment la peinture de Cézanne. Nous ne comprenons jamais mieux la texture complexe du réel qu’à nous en absenter davantage et encore davantage. En ceci nous devons sacrifier notre dévotion aux Lumières, renoncer provisoirement au sacro-saint principe de raison et rétrocéder vers une prise des choses intuitive, méditative, contemplative. Nous voudrions terminer ce bref exposé par une métaphore éclairante. La lumière intérieure, ce lumignon qui scintille au creux caché de toute conscience humaine est ce par quoi la métaphore nous livre sa clé de compréhension. En relation avec cette belle photographie dont l’intitulé même est comme la mise en abyme d’une signification sous jacente - « Passer voir Erika l’ange » -, nous ne saurions mettre entre parenthèses l’image de ce beau mouvement initié par les Derviches Tourneurs dont l’oscillation et la rotation parfaites des corolles blanches de leurs tuniques est la mise en forme de l’être, de l’être qui ne signifie jamais qu’à demeurer dans l’ombre. Ainsi le titre « de l’autre l’inatteignable fond » trouve-t-il sa justification à l’issue de cette réflexion. De l’autre, à savoir de l’homme, de la femme, des choses du monde, seulement le reflet, la forme approchée alors que le fond, l’essence, comme l’eau du puits ne brille qu’à être approchée, jamais puisée.

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