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27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 07:47
Loudemer.

" Car tel est mon royaume 4 ".

« Regarder glisser les bateaux...être, comme ces pieux,

des spectateurs immobiles et contemplatifs;

loin, dans le gris, l'Angleterre. »

A.B.

Tout petit, déjà, Loudemer avait scellé avec la mer, le sable et l’infini du ciel une manière de pacte irréfragable. Entre ces éléments mystérieux, grands comme des étoiles, et lui, Loudemer, il n’y avait aucune séparation. Tout se mêlait à tout avec la même facilité qu’ont les poulpes à jeter leur encre dans le cristal de l’eau et à retourner à leur longue méditation. Oui, méditation car les poulpes méditent, tout comme vous lisez ou Monsieur Jourdain fait de la prose. Et « Loup de Mer », tel était le sobriquet qu’on lui avait donné ici, méditait aussi, passant de longues heures à se laisser envahir d’images. Il avait l’étrange faculté qu’ont les caméléons, à savoir de se couler dans le paysage et de faire de ses yeux des globes infiniment mobiles où ricochait une bonne partie de la beauté du monde. Assis en tailleur sur la plage, cet immense plateau sans début ni fin, il laissait planer son regard et archivait dans sa mémoire de précieuses visions. Tantôt le vol circulaire des goélands, tantôt la flèche rapide des sternes, tantôt la fuite des nuages sous la poussée du vent. Parfois, au loin, des pêcheurs à pied avec leur étrange attirail sur l’épaule qui les faisait ressembler à des épouvantails à contre-jour de l’eau. Les hommes, il les aimait, mais dans l’approche discrète, une manière d’éloignement, quelques cris dissimulés dans les plis de l’air, quelques gesticulations tels des sémaphores disant le passage du temps.

Ce qui le fascinait, c’étaient les grands bâtiments blancs qui glissaient sur l’eau étale de la mer. Ferries aux ponts multiples. Cargos chargés de containers colorés. Tankers à la proue gonflée comme une outre. Chalutiers dont il imaginait l’ample filet faisant sa moisson d’écailles parmi la mouvance des algues. Il dessinait dans sa tête le peuple joyeux des bateaux, leurs fêtes, l’ivresse à se sentir exister, là au milieu du vaste océan avec des milliers de pieds d’eau sous la coque, avec le noroît y imprimant sa touche vigoureuse, avec le balai continu des oiseaux de mers et le chapelet de leurs cris assourdissants. Une île de métal en suspension sur les flots d’azur, la goutte du soleil accrochée au zénith, le passage, parfois, de ces étranges créatures marines : baleines grises, dauphins joueurs, peut-être des requins-marteaux frappant de leur étrange appendice la coque d’acier. Il se serait bien vu quartier-maître dans le secret de quelque cabine connue de lui seul, dépliant de mystérieuses cartes anciennes où figuraient des illustrations d’épaves, des villes englouties, des bouts de terre aussi minuscules que des atolls avec le trésor d’émeraude de leurs eaux transparentes. Car Loudemer n’attachait guère d’importance aux richesses, à l’or, aux pierres précieuses, seulement à la beauté, à la simplicité, au nuage, à l’anse de sable, à la crique où vivent les poissons, où nage le corail des étoiles de mer.

Vieux, maintenant, « Loup de Mer », avec sa casquette de marin fanée par le soleil, ses yeux plissés d’avoir longtemps regardé la plaque brillante de la mer, ses pommettes tachées de sel et embrumées de barbe, ses doigts gourds d’avoir saisi les trésors marins, cailloux troués, galets lisses, sable tel une poudre d’or, os de seiche pareils à une écume. On avait beau amasser toutes ces fortunes, les serrer dans la conque de ses mains, il n’en restait jamais que le souvenir et des rides au creux des paumes. Depuis sa retraite le vieux monsieur vient tous les jours se recueillir devant sa compagne de toujours, cette mer qu’il porte en lui, qui berce ses nuits et fait briller ses jours. Assis sur un tas de goémon ou bien sur l’échine d’une vieille souche il passe là de longues heures à rêvasser, à lisser du plat de la mémoire les souvenirs anciens. En arrière de la plage, dans une aire de solitude que ne troublent ni les allées et venues des Existants, ni les bruits de la ville, il attend en silence que les choses aient lieu. Le glissement, au loin d’un ferry, la course rapide d’un oiseau, le flux faisant son battement régulier, métronome si discret qu’il en oublie souvent l’ineffable présence.

Devant lui se dresse une longue théorie de pieux en bois servant de brise-lames lors des marées d’équinoxe. Il aime bien ces gardiens hiératiques qu’il imagine un peu à la façon des moaïs de l’Île de Pâques avec leurs yeux vides interrogeant le cosmos, leurs corps de basalte immobiles comme l’éternité. Ces pieux sont les génies tutélaires du lieu, les protecteurs d’un temps lent qui ne s’imprime sur le cadran de nulle horloge pas plus qu’il n’appartient aux hommes. Ici est l’aire du temps libre, ici est la fuite illimitée de l’espace, la nage fougueuse de l’imaginaire pareille à la crinière de l’alezan fouettée par le vent. Ici est le rêve à l’état pur, ce diapason qui vibre au rythme des marées, de la lumière, des clignotements, des courants océaniques se perdant dans la nuit des abysses. Parfois, dans les yeux de Loudemer, flotte une imperceptible brume dont on ne sait si elle est événement météorologique ou bien remuement intérieur. C’est une telle démesure que d’être confronté à l’immense, à l’indicible et de n’en pouvoir témoigner qu’à l’aune de son corps. Une douleur, un picotement, une trémulation du côté du cœur ou bien une pliure au creux de l’intime. La photographie en rend compte, mais dans l’instantané du regard, l’image figée. La peinture dans le flou à la Turner. L’écriture dans la plainte poétique d’un « Oceano nox » ou bien dans la forme fantastique d’un Lautréamont.

Alors des vers lui reviennent en mémoire, ceux de Victor Hugo au balancement parfait, océanique :

« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »

Alors une prose souffle à son oreille, la prose incantatoire des « Chants de Maldoror » et c’est comme un avant-goût d’un temps inconnu, au-delà de lui, insaisissable par nature qui déjà l’attire et le fascine comme son ombre. Alors il se lève dans la lumière crépusculaire. Il regarde une dernière fois le silence, il écoute la beauté. Tout en haut des grands pieux noirs, posés comme des boules d’écume semées d’écritures sombres sont les oiseaux de mer, genre d’émanation du ciel, précipités de transcendance venus dire à l’homme la majesté de son règne en même temps que son caractère éphémère. Il est temps de rentrer. Déjà la nuit ouvre son corridor noir. Déjà le monde bascule dans l’oubli. Demain Loup de Mer reviendra se poster à l’angle exact de la plage, celui que lui assigne le destin comme s’il devait être jusqu’à la fin de ses jours, la vigie veillant sur les choses belles. Là souffle l’alizé du songe dont il tisse ses heures. La toile est longue encore qui fait ses chatoiements. Cela, cette vérité, le vieil homme la porte en lui jusqu’à sa pointe extrême. Son regard transparent comme l’eau en est le témoignage le plus visible. Parfois, lorsque le rêve se précipite en longues torches noires entremêlées au réel, il s’imagine être l’un de ces pieux enfoncés dans le sable. Peut-être n’est-il que cela, cette hallucination de la vue se perdant à l’horizon des hommes. Que cela ! Qui donc lui donnera la réponse ? Vous qui lisez sous le cercle de la lampe blanche ? Moi qui trace sur le papier les milliers de signes pressés se dissolvant à même leur illisible présence ? Lui, Loudemer dans la brume qui le sépare de la prochaine émotion, du prochain voyage ? Qui ?

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