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3 mai 2016 2 03 /05 /mai /2016 07:47
« Si beau de voir la mer ».

Photographie : Gilles Jucla.

« Si beau de voir la mer ».

HIER – Ce que Rollin aimait faire, c’était ceci : arriver tout en haut du talus d’herbe et de sable, un peu essoufflé, cheveux au vent, haleine contre l’air marin et voir, soudain, derrière la limite visible, la large ouverture de la mer, son étendue pareille à une mare d’or avec, au loin, la barre de végétation sombre qui en fermait le rythme. Parfois, sur la plaque immobile de l’eau, de mystérieux courants, des irisations qui semblaient venues des abysses aux yeux inquiets. C’était une grande beauté alors, la levée d’un flux intime qui inondait le corps de son onde bienfaisante qui, jamais, ne paraissait vouloir se refermer. Cela flottait longuement en lui et le jeune garçon était cette immense nacelle suspendue dans le vide, cette baudruche pleine de joie, ce ballon faisant, dans le ciel de l’âme, sa lente et sûre ascension. C’était comme s’il avait été un goéland à la forteresse de plumes, un oiseau céleste voguant au-dessus de la Terre, apercevant, depuis ses pupilles d’obsidienne, le visage entier de la Terre et même parfois au-delà, là où les brumes naissent et ôtent aux hommes le pouvoir de lire le monde en son entier. De longues heures, Rollin demeurait dans l’attitude de la contemplation, imaginant le peuple des rochers pareil à un immense dôme que le ciel aurait confié à l’eau afin que cette dernière pût trouver assise et fondement, une manière d’ancre avec laquelle s’attacher au sol. Tout alors était en harmonie, il n’y avait plus de division, plus rien qui séparait, plus de ligne qui venait troubler cette continuité dans laquelle le corps se fondait comme dans une sublime évidence. C’était le soir que Rollin préférait, lorsque la boule solaire exténuée d’avoir trop brillé, s’approchait de sa rêverie et faisait, au nadir, sa nappe unie, sa large avenue en partance pour le rivage nocturne. Il y avait, dans la trame de l’air, comme un calme soudain, un subtil relâchement et tout habitait dans tout avec la souplesse de l’algue, l’écoulement régulier du temps dans la gorge du sablier. D’ailleurs l’eau de la mer qui refluait, se retirait de la masse compacte des rochers était cette belle métaphore illustrant ce temps de l’enfance qui glisse et s’écoule vers l’aval avec sa rumeur tissée d’innocence et de liberté originelle. Mais le temps en son essence se déchire parfois et, alors, c’est le surgissement du monde inquiet, celui par lequel le sens se referme.

AUJOURD’HUI - Rollin est à demi allongé sur sa méridienne, dans sa maison d’architecte, tout près de la cheminée au large manteau de cuivre. Des baies qui donnent sur le jardin provient une belle lumière blanche, parfois striée de gris. C’est une manière de généreux clair-obscur qui gagne la pièce, ménageant quelques golfes d’ombre dans les parties les plus éloignées du jour. De temps à autre, Rollin passe la grille de ses doigts devant le globe de ses yeux. Il n’en perçoit que l’envol pareil à une brume, la sombre cadence qui se noie dans l’illisibilité. Rollin est âgé, aujourd’hui. Rollin est aveugle. D’avoir trop lu, trop écrit, trop regardé la plaque de la mer et son étincellement vermeil, son poudroiement pareil à une nuée d’abeilles dans l’écartèlement du jour. D’avoir trop aimé, d’avoir trop vécu. Rollin est seul dans sa maison, cette ruche bien trop grande pour lui. Sa compagne des jours heureux s’est absentée depuis quelques années, ôtant de l’horizon du vieil homme ce qui lui restait de faible vision pour apercevoir l’amour faire ses voltes et ses belles arabesques. Ne lui reste plus que le baume de la réminiscence, la configuration étoilée de quelques images anciennes, le tremblement, loin, au fond de l’enfance, de cette eau qui brillait à la manière d’un inépuisable trésor. Quelques souvenirs visuels ricochent parfois dans la tête de Rollin, des plages de roches luisantes, le bleu cendré d’un rocher, la fuite de l’eau vers l’aval du temps.

DEMAIN est déjà là qui fait son bruissement d’élytres et plus rien ne paraît qu’un éternel silence. Mais qui donc rallumera la lampe magique ? Qui donc viendra illuminer, fût-ce une dernière fois, la joie ancienne qui énonçait, depuis le centre vivant du corps, depuis la parole tendue comme un poème déployé au-dessus du monde : « Si beau de voir la mer ». Oui, « Si beau de voir la mer ! ».

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