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16 avril 2020 4 16 /04 /avril /2020 07:47
 Celle de la Montagne Blanche.

Photographie : Katia Chausheva.

C'était la première fois que l'homme du Nord que j'étais se retrouvait à de pareilles latitudes. Berval, passionné de volcanologie, m'avait tellement vanté la sombre beauté de Lanzarote. J'avais débarqué un soir d'Octobre à Arrecife, vêtu d'une simple chemise et d'un pantalon de toile, chaussé de mocassins de cuir. Le temps était incroyablement doux et cela me changeait des humeurs maussades d'Ostende ou bien de Copenhague. Toute cette blancheur inhabituelle me faisait cligner des yeux et je dissimulais ma vue derrière des vitres noires. L'hôtel était situé à Charco de San Ginés, petit port de maisons claires et de barques de pêche à l'étrave bleue et rouge, usée par l'eau de mer. Le lendemain de mon arrivée, je laissai les rivages étincelants de lumière pour gagner l'intérieur des terres, du côté de la Montagne Blanche. Je ne saurai dire d'où lui venait son nom, le sombre massif qu'elle offrait au regard inclinant vers des teintes de croûte brûlée que des murets d'obsidienne noire délimitaient à sa base, traçant une géométrie de champs monochromes. Ce paysage était sublime de rigueur et de retrait dans un anonymat qui confinait à la mutité. L'agitation des grandes cités était si loin. Du haut du volcan la perspective était étonnante, depuis les cercles de pierre où les ceps de vigne s'abritaient du vent, jusqu'à la côte qu'on devinait au loin, immense flaque bleue contre le moutonnement des maisons blanches. Ce lieu était si fascinant que je décidai de circonscrire ma quête autour des pentes du cratère, parfois près de l'ancienne caldera dont les flancs étaient tapissés d'euphorbes claires. Il y avait peu d'habitations, quelques maisons basses adossées à la pente, que coiffaient des bouquets de pins parasols.

Un soir, redescendant du sommet, j'aperçus une maison dont je pensais qu'elle résumait à elle seule l'âme des Canaries. Murs à la couleur de chaux, toit en terrasse, volets teintés de vert pâle, pareils à une eau éteinte. Une porte à claire-voie était restée entr'ouverte sur la densité de l' ombre. Je m'approchai dans l'intention de fixer sur la pellicule un document qui, un jour peut-être, illustrerait un article. Là, dans la nuit intérieure, légèrement en retrait des lointaines rumeurs des pierres, se tenait, dans une posture étrangement sculpturale, une jeune femme au corps de jarre étroite, sa peau lustrée de la douceur d'un clair-obscur. Les pieds cambrés touchaient à peine le sol d'argile, les jambes étaient longues qui ne semblaient jamais finir, le fuseau des cuisses faisait penser à la douce carnation des tableaux de la Renaissance, la hanche était un arc de clarté incliné vers le mystère de l'ombilic, la poitrine menue, couronnée de deux boutons de jais alors que le visage perdu dans la touffeur de remous gris ne disait rien qui fût perceptible. Celle de la Montagne était dans l'immobilité, assise sur ce qui semblait être un canapé recouvert d'une taie couleur de terre profonde et, à l'arrière-plan, luisaient dans une coupe semblable à un vase en raku, quelques oranges à l'étrange présence. Ces fruits me faisaient inévitablement penser à ceux peints par Cézanne, à leur plénitude de chair parmi les boiseries anciennes aux teintes si proches des ténèbres.

Je suis demeuré un instant dans l'hésitation, ne sachant si je devais rester dans l'attitude du guetteur ou bien continuer mon chemin et me distraire au plus vite de cette étonnante vision. Mais il est une temporalité propre au saisissement qui vous laisse dans l'embarras, désemparé et vous fige dans une attitude d'attente, comme si votre destin entier en dépendait. Alors que le soir avançait, couvrant de pénombre le haut de la montagne, baignant la côte dans des eaux violettes et que rien ne m'attendait nulle part, je me suis assis sur un rocher, légèrement de biais afin de ne pas être remarqué. Vous étiez si démesurément disposée au suspens, à l'éternelle disposition de vous au regard du monde. Alors ce fut le carrousel des questions. Étiez-vous un modèle attendant la venue du peintre qui vous coucherait sur la toile ? Étiez-vous un marbre antique qu'un sculpteur avait momentanément abandonné ? Étiez-vous un mannequin de mode attendant qu'une robe longue la revêtit des apparats d'une soirée mondaine ? Ou bien une belle de jour qu'un notable de la ville allait rejoindre ? Ou bien, plus simplement, une îlienne à la plastique parfaite qui s'offrait aux regards sans l'ombre d'une arrière pensée ? Les pensées faisaient leurs feux de Bengale, leurs arcs-en-ciel incessants; les idées entonnaient leurs mélodies polyphoniques et c'était comme d'entendre un chant grégorien résonner dans l'enceinte de quelque lieu sacré. Il y avait tellement de joie à être ainsi, sur le bord d'une révélation, penché sur le cercle infini du rêve, dans les mailles souples de l'imaginaire. Depuis votre multiple silhouette, vous instilliez en moi des gerbes de lumière, des fragments de cristal, des clartés de gemme. Je vous habitais mieux que vous n'auriez pu le faire vous-même. J'étais votre tête soudée aux nuages noirs, j'étais vos yeux remplis de larmes silencieuses, l'étrave de votre nez humant la poudre de pierre, j'étais le lisse de vos joues visitées par les derniers rayons du soir, la pulpe de votre bouche mâchant longuement les fruits du désir, votre menton et votre cou, le haut de votre buste, énigmatique promontoire sur lequel naissaient les filaments du poème, j'étais les dunes menues de vos seins happant de leurs noires aréoles le vol des oiseaux, j'étais votre flanc à la chute vertigineuse, la forêt dense de votre mont de Vénus, la doline claire de vos fesses pareilles au lac sous le glissement de la lune, j'étais l'amphore de vos cuisses, l'arrondi de vos genoux, le vertige de vos jambes, l'étonnement de vos chevilles, l'arc tendu de vos pieds sur la dalle étroite et limoneuse du sol. J'étais surtout celui qui supposait tout mais ne savait rien. J'étais celui qui était libre. De soi, de l'autre, du monde, de tout ce qui palpitait sur terre ou demeurait terré dans les mailles serrées de l'indicible.

Vous dire que mon détachement de vous fut difficile, pour ne pas dire un arrachement, ceci est une simple euphémisation du violent sentiment qui me submergea. Le retour à l'hôtel, je le fis dans une manière d'hébétude, comme au bord de l'ivresse, avec le feu des étoiles au-dessus de ma tête et la glace de l'imprécation fichée dans le tube des os. Oui, c'était un genre de malédiction que d'être obligé de rejoindre le corridor fangeux de la réalité. Comment, après avoir tutoyé tant de beauté, comment poser son vol d'albatros sur le rugueux des pierres et demeurer vivant, les ailes soudées à la gangue de son corps ? Comment ? Comment ne plus planer infiniment sur les cercles d'air blanc, s'élevant toujours plus haut, là où le regard dilaté s'éploie à la mesure du vent lui-même, dans l'orbe de la lumière, sa puissance sans limites ? Comment rester simplement homme et ne pas chuter ? C'est ceci que je pensais avec la dague de la vérité enfoncée dans la plaine des omoplates, alors que l'avion, prenant de l'altitude, dans un jet de vapeur compacte, faisait son virage au-dessus des cratères. Je voyais tout jusqu'à l'infime. Les pentes charbonneuses du volcan, son enceinte tachée d'euphorbes, le sentier qui descendait parmi les pierres, le carré de votre maison blanche, sa terrasse, l'eau claire des volets. Et ceci que j'apercevais dans la fente étroite du jour levant, dans la brume indistincte des songes, était-ce vous, Celle de la Montagne Blanche, Celle qui toujours m'interrogerait sous tous les cieux du monde ? Ou bien n'aviez-vous été que le temps d'une illusion, un cruel éblouissement, la perte d'une eau limpide dans la faille vite refermée du sol ? Quand je me suis éveillé, le brouillard recouvrait tout de sa taie blanche. Bientôt l'avion se poserait sur l'aire invisible de cette Flandre si mystérieuse dont j'avait fait mon séjour. Mystère contre mystère. Lanzarote contre Zeebrugge. Il me faudrait du temps pour reprendre pied ! Le temps de la mémoire.

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