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5 juin 2016 7 05 /06 /juin /2016 07:33
La promeneuse du Grand Hôtel.

Photographie : Katia Chausheva.

[Petite incise liminaire - Ce texte -un de plus- ne mettra en scène que le motif de l'apparition-disparition, celui de la présence-absence, comme si le réel, toujours en fuite, ne se laissait appréhender que par sa vacuité, son caractère à proprement parler insaisissable. Itération du verbe à dire l'indicible, le toujours-en-fuite vers d'inaccessibles rives. Cette écriture quasiment obsessionnelle, tressée de vide et de silence est à considérer comme thème central d'infinies variations phénoménologiques au travers desquelles, comme en filigrane, se laisse percevoir cette "ligne flexueuse" dont l'essence fugace est l'esquisse la plus vraisemblable et qui, jamais, ne se dévoile. Il faut consentir à lire en renonçant à se saisir de l'objet de sa propre lecture. Tout comme la brume d'automne voile ce paysage que l'on voudrait à soi mais qui, inlassablement, retourne à sa réserve d'invisibilité.]

Dire ce qui porta mon regard en direction du Grand Hôtel serait inventer une fable qui, peut-être, jamais n'exista. Cette large façade de craie ouverte sur le large, ces parements de brique s'y fondant dans des tons pastels, ces fenêtres aux rideaux de soie me paraissaient d'un autre âge. Mais comment donc pouvait-on vivre dans un luxe si ostentatoire ? Comment habiter un tel espace sans risquer d'y perdre sa propre identité ? Il fallait au moins une tragédie personnelle pour trouver refuge dans ce lieu hors du temps. Ou bien un simple égarement de l'esprit. Ou bien encore la recherche d'une aventure sans lendemain. En tout cas quelque chose comme un vacillement de l'âme. Ma première "rencontre" avec vous, ce fut simplement le hasard de mes pas en cette fin de journée brumeuse sur le quai de ciment qui longe la mer. Presque personne à cette heure tardive alors que les estivants avaient reflué, laissant les avenues vides et le ciel vacant. Quelques sillages d'écume -sternes, mouettes -, s'y illustraient le temps d'une rafale de vent. Puis tout revenait au calme. Air d'ouate et rumeurs océanes au loin comme pour dire les flux et reflux de l'exister. Dans la contre-allée prise de gris, la longue limousine noire s'est garée dans un bruit de feuilles mortes. Rien ne paraissait derrière les vitres teintées, sauf la silhouette étroite du chauffeur et, à l'arrière, celle que vous étiez dans cette étrange solitude, retirée en vous jusqu'à l'absence. Vous êtes descendue de la voiture sans plus de mouvement qu'une eau de lagune. Vous étiez cintrée dans un fourreau de toile bleue duquel émergeait la nacre de votre gorge, un visage oblong, un casque de cheveux courts avec quelques mèches rebelles. Le temps de gravir les quelques marches du perron, et, déjà, vous disparaissiez dans la cendre du jour. Je ne sais pourquoi mon attention avait été retenue, moi si distrait quant aux événements mondains. Je me suis arrêté face à la grande bâtisse qui, dans ces flocons de lumière du crépuscule, commençait à dériver vers la nuit proche. J'ai allumé une cigarette. Les filets de fumée se dissipaient dans l'air qui, déjà, fraîchissait.

Une lumière s'est allumée au premier étage, derrière le rythme clair des balustres de pierre. Une fenêtre s'est ouverte comme dans un murmure. Je vous devinais, là, postée dans l'ombre, votre regard flottant sur l'eau étale de la baie, jusqu'aux sommets des montagnes qui se perdaient dans une teinte violette. Aperceviez-vous, au moins, le rougeoiement de ma cigarette, son clignotement régulier, ses minces exhalaisons dans la fuite du temps ? En réalité, je ne cherchais nullement à attirer votre attention, seulement à être une manière de sémaphore dans la perdition de la clarté. C'était indécent que de regarder ainsi une vie palpiter sans qu'elle en soit alertée. Bientôt votre fenêtre s'est refermée. J'ai repris mon errance en direction du port. Quelques goélands perdus sur la pierre grise dérivaient sans but. Il n'y avait plus personne dans les rues qu'éclairaient faiblement les boules lumineuses des lampadaires. Je suis passé derrière le Grand Hôtel. Je ne voulais pas m'autoriser à faire un guet aussi vain qu'indiscret. J'ai emprunté le sentier qui longeait la falaise, parmi la légère agitation des tamaris. Quelques clignotements de vie dans les maisons dispersées sur la colline. En bas, dans la baie, j'imaginais une Passante, sans doute vous, faisant quelques pas dans les senteurs âcres d'iode et de varech, puis regagnant sa chambre sous la poussée des premier embruns.

Ma maison, dans son îlot de verdure, était semblable à une embarcation que la terre aurait subtilisée à la mer. Depuis mon balcon, j'apercevais le moutonnement des toits de la ville, l'éclat assourdi des façades blanches, les touffes des pins parasols et la carène d'ardoise qui coiffait le Grand Hôtel. J'ai mangé quelques fruits, dans la distraction, alors que l'adagio d'Albinoni faisait ses notes mélancoliques, quelque part, dans la nuit, en direction des falaises. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'à attendre l'encre de la nuit, ses battements, ses rythmes inclinant au sommeil. La traversée fut courte, rayée des éclairs blancs du songe. Mouettes glissant dans le vent, étole de toile bleue, dalles grises du Grand Hôtel, visage de brume dérivant sur l'anse de la baie. Puis, rien d'autre qu'une longue attente. J'ai pris ma veste de toile, ai emprunté le sentier qui longeait la côte. Un vague brouillard au-dessus de l'eau et le silence coiffant toutes choses. Bientôt l'aire de stationnement qui surplombait le dôme verdâtre de l'océan. La longue limousine y était comme attachée à un môle de pierre, manière de barque noire levée contre le jour. Nul occupant et un horizon vide avec les tamaris faisant voûte vers les marches de bois. Des traces fraîches y avaient imprimé un léger passage, pareil à une risée de vent. L'heure était absente qui ne verrait personne avant qu'il soit dix heures. Juste les lames blanches de l'eau contre le flanc des falaises. J'ai contourné la pergola de bois usé qui marquait l'entrée de la plage. A gauche, les éboulis pareils à des animaux marins qui se seraient échoués sur la grève. Puis la meute de galets coulant vers l'aval, en direction des rochers noirs qui ceinturaient la minuscule baie.

Là, tout au bout du monde, à la proue du rocher maritime, vous étiez posée dans l'attitude de la petite sirène de Copenhague. Une frêle silhouette de bronze qui se perdait dans la patine du jour. Tellement immobile. Je me suis assis sur une dalle inclinée vers la mer tout à la contemplation de cette grâce que vous offriez à ma vue. Comme un fragile céladon que la nature aurait déposé à la pointe des vagues afin qu'une harmonie ait lieu. Personne à part nous deux dans cette friche de pierres que ne visitaient guère que quelques oiseaux de mer en cette saison saisie de basculement. Pur vertige d'exister alors que la ville, au loin, ne laissait apercevoir que sa digue de pierres grises, quelques façades enduites de chaux et, plus haut, la base sombre des montagnes. Longtemps nous sommes restés dans cette posture hiératique, saisis par la beauté du lieu. J'imaginais votre regard, la sclérotique caressée par les embruns, les iris que je peignais d'un bleu profond, la pupille de jais clouée par quelque mystère. Votre visage aussi, de porcelaine, avec des reflets à la Vermeer, juste un effleurement de brosse. Votre nez, que je donnais pour aquilin, devait avoir la consistance du parchemin, sa douce inclination à humer les fragrances subtiles. Et vos lèvres doucement carminées étaient des pétales de roses si semblables à l'eau teintée de crépuscule. Et vos mains, si douces, marmoréennes, en forme de lyre devant la nacelle de votre ventre. Et vos jambes si longues, sublime effusion vers cela qui vous attirait, cette eau de cristal faisant son chant de fontaine.

Le prodige aurait pu durer ainsi jusqu'à l'arrivée des premiers promeneurs mais c'est vous qui, vous levant, avez rompu la digue de silence qui nous entourait. Visiblement, vous n'aviez pas perçu ma présence et sembliez si seule dans cette île du bout du monde. Un moment, vous avez longé les rochers puis êtes descendue sur la plage de graviers. Votre démarche était hésitante, si fragile qu'un rien aurait pu la briser. Il fallait en convenir, progresser sur d'étroites bottines au milieu de cette steppe minérale tenait du miracle. Soudain, vous vous êtes baissée, amassant dans la coupe de vos mains, quelques galets qu'aussitôt vous avez jetés en direction de l'eau dans un geste de lassitude. S'agissait-il d'un rituel, d'un simple jeu, aviez-vous fait un vœu vous débarrassant du dernier qui avait chuté sur le sable blond, y creusant un léger cratère ? J'ai attendu que votre silhouette s'efface derrière les planches blanchies de la pergola avant de me saisir de ce caillou si lisse, si gris, veiné de bleu par endroits. La lumière levante y imprimait de brefs reflets. J'ai repris la volée d'escaliers qui s'élevait à contre-jour du ciel parmi les taches claires des tamaris. J'entendais le bruit régulier de vos bottines poinçonnant le bois puis, bientôt, plus rien, sinon le choc sourd d'une portière se refermant, le ronflement d'un moteur, le chuintement de pneus sur le bitume. Là, du haut de la colline, j'apercevais les ilots des maisons émergeant lentement de la brume, les pentes de la montagne brillantes de rosée, le chapeau de cendre du Grand Hôtel, les toits vernissés de quelques demeures.

J'ai ouvert la porte de la maison. Un silence d'ombre y régnait. J'ai gravi les quelques marches menant à l'étage, là où je passais mes journées à peindre, dessiner, écrire des poèmes. Tout était recueilli dans une pénombre grise. J'ai posé le galet sur une feuille blanche. J'ai pris un crayon, une estompe, un carnet de croquis. Peu à peu l'image naissait comme par miracle, le galet se redoublait de son ombre. Des nuages légers glissaient dans le ciel avec un bruit d'étoupe. Les premiers oiseaux de mer commençaient leurs rondes incessantes. Plus bas, en direction de la ville, un genre de rumeur semblable au cognement des vagues dans les conques marines. Bientôt le jour déclinerait sous les coups de boutoir du solstice d'hiver. Il serait temps de faire provision de bois pour la cheminée. Déjà les toiles du Grand Hôtel faseyaient dans le vent. On rangeait les terrasses, on tirait les rideaux. La façade n'était plus qu'un linge livide fouetté par le blizzard. La saison serait longue avant que la plage ne découvre à nouveau ses galets. Une infinie période de roches noires battues par les eaux du large.

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Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES

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