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8 mai 2016 7 08 /05 /mai /2016 07:37
 Les cinq portes de la Rivière Kiriyama.

Mariko, la 20e station du Tōkaidō, sous-titrée dans un cartouche rectangulaire :

« La Maison de thé aux célèbres spécialités »

(Meibutsu chamise)

Hiroshige.

Source : Wikipédia.

Dans la maison de papier, l'air coule en fines volutes blanches. Chiyoko, allongé sur sa lame de futon, écoute le silence. Tout est immobile et la lumière est une poussière posée sur les choses. Bientôt le jour montera au milieu du ciel, effaçant les mystères, les secrets. Il ne restera plus alors que le déplacement rapide des hommes sur la terre. Chiyoko sait qu'il doit partir avant que la clarté n'efface tout. L'eau fraîche sur son visage, comme une pluie bienfaisante. Puis quelques cubes de goyave pour calmer la faim. L'enfant s'habille d'une culotte et d'une chemise de toile. Dehors, le dépliement du jour lève sur sa peau une ligne de picots. Dans le Village de Mitsuaki les demeures sont encore dans la cendre de l'aube. Seuls quelques filets de fumée montent des toits, aspirés par l'air frais. Alors que le chemin commence à s'élever vers la montagne, les pentes bleuissent et le chant des insectes se confond avec les fissures de la terre. Chiyoko s'accroupit au milieu des herbes tapissées de brume. La rivière, pâle comme l'argent, descend en lacets vers la vallée. Puis, soudain, à la face de l'onde, la danse des libellules bleues. Un grésillement, une légère insistance, une respiration si faible qu'elle imite le souffle dans les tubes de roseaux. C'est là, tout près, ça se loge dans le creux de l'oreille et pourtant c'est si peu perceptible, juste deux ou trois notes qui tressent le silence et l'air se creuse et il y a dans l'eau un frémissement d'écume, une levée de bulles, un arc-en-ciel de gouttes. Le bruit est si mince, si aérien que Chiyoko en deviendrait diaphane, imperceptible, qu'il pourrait à tout moment devenir feuille ou arabesque de vent, disparaître dans un pli d'eau. Puis le plateau du monde s'inverse soudain : ça y est, Chiyoko est de l'autre côté du visible; une porte s'est ouverte, une porte très haute, rouge, semblable à un torii, avec ses ailes relevées qui soutiennent le ciel et c'est tout juste si les choses ont des limites, et les montagnes sont des glaciers profonds aux reflets de grottes marines, et l'eau de la rivière Kiriyama brille d'un drôle d'éclat phosphorent, pareil à une neige immaculée. Au loin, les maisons de Mitsuaki sont des flocons légers que le jour féconde de sa longue lumière. Alors, sur ce versant de la terre où tout parle et se dilate, où tout est devenu nouveau langage, s'ouvrent les yeux muets de l'enfant ébloui. Il n'y a rien d'autre à faire que de se laisser porter par la mélodie du paysage, à disposer son corps à l'air et aux nuages, aux sons et aux couleurs, aux douces harmonies.

La Porte KOUKEI.

"Vapeur qui s'élève de la terre

Vol blanchâtre

D'un insecte d'un nom inconnu."

BUSON.

Maintenant Chiyoko est très loin et sa vue est immense. Un paysage long comme une légende s'offre à ses yeux. Des dalles de rochers aussi douces que l'argile descendent jusqu'au fleuve. Plus loin une plage de galets, puis des marécages semés de fines tiges de roseaux. Une lumière lente descend du ciel, confond tout dans une même harmonie, étouffe les sons, fige les mouvements. C'est comme si les nuages avaient arrêté leur course rapide, le vent s'était réfugié dans le pli secret des montagnes, tout là-bas, au loin, et les grands arbres semblent avoir replié leurs branches, poli leurs troncs, usé leurs racines jusqu'à se fondre dans la terre. Chiyoko ne se lasse de regarder le miroir étincelant de l'eau, la fuite du sable sur les rives, l'écume douce des roseaux, les flancs assourdis des collines de pierres, les roches géantes lissées d'air pur. Il commence à descendre le long du chemin qui conduit à la vallée. Parfois il s'amuse à étrécir ses paupières, à n'y laisser qu'une fente à la manière des félins. Rien ne filtre qu'une brume mystérieuse où tout se dilue, où lui, Chiyoko, devient l'eau et le sable, la pierre et le vent, l'arbre et l'oiseau. Il voit le monde de l'intérieur; il voit le flanc des poissons, leurs écailles argentées reflétant les coulures sombres de l'eau; il voit les algues aux fins cheveux, le glissement des anguilles pareil à des lacets d'ébène; il voit les brindilles des fourmis sur le sable, les petites boules luisantes des scarabées tellement semblables à du métal, les tuniques noires des poules d'eau, leur bec rouge tel une braise, les bulles vertes des grenouilles et, sous la toile du ciel, le vol des hérons cendrés à peine plus visible que la trace d'une buée.

Puis il arrive sur le plateau de graviers et ouvre les yeux qu'il avait, un instant, refermés. Il aperçoit alors une nuée de Pèlerins au milieu du fleuve, d'autres rassemblés sur la rive opposée. Ils sont comme des fourmis qu'attirerait un mystérieux aimant. Longue colonne qui chemine avec une sorte d'obstination. Chiyoko commence à traverser le fleuve à gué, sans que personne ne le remarque. Lui, au contraire, observe cette étrange population qui semble venue d'un autre temps, d'un autre âge, plus loin que l'horizon, plus loin que la mémoire. Les femmes, vêtues de tuniques étroites, les hommes, la taille enserrée d'une étoffe nouée autour des reins, paraissent fantomatiques, aussi peu réels que s'ils s'imprimaient sur le fond de quelque ancienne estampe. Les plus âgés sont juchés sur les épaules de solides porteurs, alors que certains empruntent des radeaux et que d'autres effectuent la traversée sur des palanquins, huttes de bois miniatures. De l'autre côté du fleuve, des hommes se reposent autour d'un feu, leurs corps rougis par les flammes alors qu'un filet de fumée blanche tresse ses filaments dans l'air teinté d'ivoire. Puis vient la traversée du marais, au milieu des plumets des roseaux et du vol blanc des aigrettes. Beaucoup de Pèlerins se sont massés sur les rives pour se reposer. Chiyoko poursuit sa route. Aussi haut que puisse porter son regard, ce ne sont que montagnes cernées de brumes mauves, versants tannés comme le cuir, puis, plus bas, une colline de sycomores au manteau si épais qu'émergent à peine à sa base les toits bleus d'un château aux multiples tourelles. Une meute de maisons basses s'y adosse pour y trouver refuge, dans un moutonnement de toits indistincts. La lumière décline et le jeune voyageur sait qu'il lui faut se hâter s'il veut franchir le col avant la fin du jour. Les ombres sont plus longues maintenant et les passants des silhouettes fuyantes qui se fondent dans le demi-jour assourdi des gorges. Tout en bas, dans un étroit goulet, cascade vers l'aval, un chemin couleur d'encre marine. Sur les versants abrupts, une herbe rase, parcimonieuse et les griffes des racines qui s'accrochent aux parois. Derrière Chiyoko, vêtues de kimonos, deux femmes sans âge portent sur le dos des fagots de branches. Tout près du col, deux maisons au toit de neige puis, au sommet, une ligne plus claire où repose le ciel. Chiyoko s'assied un instant sur ses talons. Il n'y a pas de bruit et les choses sont immobiles, tout entourées de lumière. Seule une vibration muette de l'air qui veut dire à l'enfant toute la beauté du monde.

Maintenant Chiyoko franchit le col et alors s'offre à lui une nappe de clarté, un paysage ouvert comme un livre. Immense plateau de la mer parcouru de sillons, de levées d'eau, de courants multiples. Infini dôme liquide où battent les voiles des bateaux. Puis se succèdent des langues de terre brune à la végétation pressée qui s'appuient aux cônes légers des montagnes. Tout en bas du versant, des maisons aux toits de rondins attendent les hôtes de passage. Chiyoko s'y fraie un chemin au milieu des Pèlerins aux visages durcis de fatigue. On lui donne en silence quelques figues sèches, des dattes, un peu d'eau fraîche. Chiyoko s'endort avant même d'avoir terminé son frugal repas.

La Porte CHOUKAKOU.

"Quel silence !

Imprégnant la roche

Le cri des cigales."

BASHÔ.

C'est au moment où la nuit bascule, à peine cernée de lueurs, que Chiyoko quitte l'auberge. Les Pèlerins dorment encore, pliés dans leurs étoffes grises. Le jeune voyageur se presse. Maintenant le ciel est barré par une falaise verticale qu'entaille un mince col. Sur l'autre versant, une longue plaine parcourue d'herbes courtes, de quelques arbres aux feuillages touffus. Tout près de lui, une buvette de campagne attend les visiteurs. Quelques voyageurs l'ont précédé. Un homme de forte corpulence, adossé à un palanquin, respire bruyamment. Parfois, sur ses lèvres, quelques bulles éclatent, pareilles à de minuscules baudruches. Penchées sur une bouilloire, deux femmes soufflent sur les braises en cadence. Le feu crépite et l'eau se met à bruire avec son roulement de crécelle. Chiyoko s'assoit sur un banc de roseau, à côté d'un homme qui se met à jouer du shamisen. Chiyoko n'a jamais entendu une musique aussi belle, aussi pure. Des notes minces et aigrelettes se détachent des trois cordes pincées par le musicien; le plectre de bois fait son crissement de gravier et c'est, soudain, comme si les bruits de la terre s'étaient réveillés, s'étaient rassemblés sur la mince bande d'argile où la buvette s'abrite, à l'ombre du grand cryptomère. La Porte Koukei avait ouvert les yeux de Chiyoko, la Porte Choukaku illuminerait ses oreilles. Maintenant les sons montaient de toutes parts, se regroupaient en lacs, se divisaient en ruisselets, tombaient en fines gouttelettes. On entendait, très loin, dans le Village de Mitsuaki, des sandales de bois claquer sur les chemins de pierres; des foyers frémir sous l'éclat des braises; des fouets de bambou battre la mousse dense du thé. On entendait les doigts rapides de la pluie sur les parchemins des alcôves; sa descente fluide sur les pentes huilées des dômes de papier. Chiyoko se penchait un peu vers l'avant et la conque de son corps vibrait d'échos : froissement de papier de la Rivière Kiriyama; scie aiguë des cigales; orages lointains des abeilles; vrilles lancinantes des crickets. Et puis l'avancée soyeuse des taupes dans leurs tunnels de glaise; les murmures des Pèlerins qui gravissaient les collines de pierres; le glissement du vent sous les nuages; les cris perçants du bec-croisé des sapins; les gazouillis du bengali. Chiyoko vivait heureux au milieu de ces mélodies. Il se serait volontiers attardé dans cette buvette de roseaux sur laquelle veillait le grand arbre. Le joueur de shamisen s'arrêta de jouer. Les bruits regagnèrent les lourdes profondeurs de la terre. Cependant nul oiseau ne chantait plus sous l'horizon. Chiyoko comprit que sa halte avait assez duré. L'enfant prit son mince ballot et poursuivit son chemin. Au loin, dans l'air qui bleuissait, quelques ruches pareilles à d'étranges termitières et les silhouettes mêlées d'hommes penchés sur l'encolure des chevaux. Derrière lui, au bout de la longue plaine d'herbes, le spectre irréel des Pèlerins faisait une ligne sans fin.

La Porte KAN'SHOKU.

"Des feuilles de lotus de l'étang

Bougent sur l'eau

Pluie de juin".

SHIKI.

Chiyoko a repris sa longue route. Il a enlevé ses socques de bois, les a attachées à son cou. Elles battent régulièrement son torse de petits coups de maillet. Il aime bien sentir le contact de ses pieds sur le sol, le fourmillement du sable dans ses talons, les billes de gravier entre ses orteils, les coussins de poussière doux comme la mousse. Au loin, au-dessus d'un vaste lac, le ciel s'est obscurci. Des taches d'ombre parcourent le sol et, bientôt, une pluie oblique commence à tomber qui noie tout dans une même flaque grise. Chiyoko essaie de s'abriter sous le cône de son chapeau mais les filets d'eau glissent sur son visage, ruissellent le long de son cou, irisant son dos d'une multitude d'ondes, levant de longs frissonnements sur sa poitrine. C'est d'abord une sensation de tiédeur, l'avancée de mille ventouses collées à sa chair. Puis, à mesure que l'eau progresse, ce sont des mailles fraîches qui enserrent ses bras et ses jambes, des cristaux froids et blancs comme la neige qui coulent dans ses veines. Devant lui, au milieu de la pluie d'orage, il aperçoit la cohorte chancelante des Pèlerins, certains arc-boutés sur leurs chevaux, d'autres à pied, s'abritant en grelottant sous des manteaux de paille. Seul le bruit de la pluie et son martèlement régulier sur les hautes branches des pins, les toits serrés des maisons, les hommes épuisés. Par instants l'averse se calme et il y a alors des sautes de vent qui couchent les roseaux, courbent les saules, font naître des plis d'eau. On s'abrite derrière ses mains rougies par le froid, mais le souffle traverse la dérisoire barrière et alors les yeux s'irritent, picotent, s'emplissent de larmes qui sinuent le long des joues. De fortes rafales appuient sur le corps et il faut alors se pencher vers l'avant en luttant contre les lames d'air. C'est un marécage qui entoure Chiyoko, un tumulte liquide, un lacis de courants, de remous. La frontière entre lui et le monde est si mince, si imprécise. Ses mouvements, pris dans l'étoupe, n'esquissent qu'une marche lente, dépourvue d'issue. Au milieu du cortège des Pèlerins, parmi le vent et la pluie, il n'est plus qu'une forme indécise, une faible lueur à la recherche d'un abri.

La Porte HOUKOU.

"Aux hibiscus

Aux sarrazins se mêlent

Des chrysanthèmes sauvages".

BUSON.

Alors que la nuit commence à descendre sur les rives du lac, derrière l'écran d'une maigre végétation, se dessine la silhouette d'un relais. Plusieurs visiteurs y sont déjà attablés devant des bols fumants. La pluie vient de s'arrêter, libérant les arômes de la terre : la lourdeur entêtante de l'humus, la note musquée des racines, la touffeur des mousses et des lichens, les effluves vertes des fougères, la senteur épicée des aiguilles de pin. Chiyoko s'assoit sur une pierre lisse qu'entourent les cannes jaunes et vertes des bambous. Les odeurs des mets servis aux Pèlerins se mêlent aux arômes végétaux, à la légèreté des camélias, au parfum épanoui des lotus. C'est un carrousel de senteurs, de fragrances, de notes tantôt persistantes, tantôt de touches subtiles semblables à l'églantine. A la confluence de ces odeurs multiples, Chiyoko est comme pris de vertige alors qu'une frêle senteur de thé parvient à ses narines.

La Porte AJI.

"Calmement

L'ombre bouge

Et verse du thé à son invité".

BUSON.

Le jeune voyageur entre dans l'auberge où des Pèlerins mangent en silence une soupe à l'igname. Il s'assied à une table, près d'une fenêtre. Une jeune femme, vêtue d'un kimono, une écaille dans ses cheveux noirs, lui apporte son repas, pose le plateau et repart dans un bruit feutré de socques. Malgré la faim, Chikoyo ne mange pas. Il veut seulement emplir ses yeux, l'espace d'un instant, du bonheur simple du dîner. Puis, du bout de ses baguettes, il saisit un sushi qu'il porte lentement à la bouche. Il reconnaît d'abord le goût parfumé de l'algue nori, pareil à celui du champignon, puis les arômes subtils du riz, les touches de vinaigre et de sucre, le sel, la note alcoolisée du saké. Sur le chemin, des voyageurs continuent à passer sans s'arrêter, le dos courbé sous de lourds ballots. Appuyés sur des bâtons, ils cherchent à poursuivre leur route aussi longtemps que le jour durera. D'autres formes errantes, couvertes de poussière, se sont attablées dans un coin de l'auberge. Chiyoko avale de longues goulées de thé noir qui tapissent son palais d'une saveur corsée. Puis il déguste quelques gâteaux sucrés. La pâte de haricots fond lentement sur sa langue, rehaussée, à intervalles réguliers, de petits cubes de gingembre au goût fort et épicé. Pour finir, le petit verre de saké, à l'aspect trouble et nuageux, enflamme ses papilles. Peu après, vaincu par la fatigue, Chiyoko s'endort avant même que l'hôtesse ait desservi la table.

Chiyoko s'éveille, étire ses bras et ses jambes, lourds comme s'ils étaient pris dans les mailles d'une chrysalide. Il sort de l'auberge. Le jour est à peine levé et les montagnes, au loin, découpent sur le ciel leurs silhouettes dentelées. Le chemin est une longue ligne pâle qui s'enfuit vers l'horizon. Chiyoko marche longtemps dans le demi-jour, sans rencontrer âme qui vive. C'est comme si les Pèlerins s'étaient évanouis, que leur but se soit dissous dans quelque faille mystérieuse de la terre. Bientôt le bruit de soie de l'eau, le gonflement des bulles sur les rives, le déplacement léger de quelques insectes. Chiyoko reconnaît le chant souple de la Rivière Kiriyama, ses festons de libellules bleues, les chatons de saule comme une neige dorée. Il traverse l'eau sur les pierres où se réverbère la courbe claire du ciel. Il aperçoit déjà les premières maisons de Mitsuaki avec leurs colonnes de fumée, leurs toits posés comme des ailes sur les murs de papier. Chiyoko pousse la porte de la maison. Une lumière assourdie frôle les choses avec si peu d'insistance qu'elles pourraient, soudain, ne plus exister. Chiyoko, lui aussi, ne sait plus vraiment où sont ses propres limites. Il s'allonge sur son étroit futon, entre songe et réalité. Il voit un cryptomère aux ramures géantes; il entend les notes cristallines du shamisen; de ses doigts il touche les gouttes de pluie, le souffle du vent, les plumets des roseaux; il sent l'odeur étrange des lotus, des bambous; sa gorge se dilate sous les effluves du thé. Il voit un long chemin circulaire, pareil à un rêve; il voit cinq portes régulières avec leurs ailes levées vers les nuages. Cinq portes comme autant de mystères qu'il ne connaîtra jamais mais qu'il abritera au plus secret de lui-même, cinq portes ouvertes, pour toujours, sur l'infini spectacle du monde.

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