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25 avril 2014 5 25 /04 /avril /2014 08:00

PETITE PROSE DU JOUR - NOUVELLE (suite 1).

Ce qu'aimait Solitude, alors que la lumière levée teintait le ciel de grandes balafres couleur d'ivoire, c'était de regarder la danse des grues qui, dans le port, déchargeaient les ballots de marchandises venues d'Afrique. Et ce qu'elle aimait par-dessus tout, voir les navires blancs glisser sur la ligne boueuse du fleuve, pareils à des troncs à la dérive. Tantôt c'était le "Ville de Fès" qui longeait les quais de sa lourde coque d'acier, tantôt le "Ville de Casablanca" avec ses canots pendus comme des grappes au-dessus de ses flancs. Mais celui qu'elle préférait, c'était le "Ville de Tanger" avec sa haute cheminée qui jetait en l'air ses nuages de cendre. Longtemps elle fixait, dans la clameur du jour, les mouvements de fourmis de ses passagers. Et, lorsque la coupée se posait sur la dalle de pierre, elle se perdait dans la foule des touristes, en pensée seulement, habitant chaque corps comme sa demeure propre. Elle regardait la Ville, SA Ville depuis les hublots noirs derrière lesquels les femmes dissimulaient leurs yeux. Elle la regardait depuis les torses musclés et noueux des hommes qui marchaient en chaloupant comme des marins. Elle regardait jusqu'à l'ivresse, emplissant son outre de peau des images du monde. Regardant, elle était aussi regardée par ces Exilés de la Terre qui ne la voyaient qu'à la manière d'une cariatide soutenant le chapiteau de quelque demeure renaissance. Solitude, dans l'en-dehors de soi, devenait transparente, invisible aux autres, impalpable, pure effigie distraite d'elle-même. Immobile sur son banc, seulement entourée des ramures d'air, se sustentant des images comme elle l'aurait fait de plus substantielles nourritures, elle dérivait aux limites du rêve, si près d'une disparition que nul n'aurait pu la décrire.

C'est lorsque le soir avançait, que les Passagers remontaient à bord de leur ville de tôle, au moment où les arbres commençaient à projeter sur le sol leurs boules denses et énigmatiques que Solitude sentait croître en son fond l'appel de sa chambre, pareil au son d'une sirène dans la brume. Déjà les guirlandes de lumière, sur le "Ville de Tanger", faisaient leur rythme de luciole et l'air mauve s'allégeait comme aspiré par la toile grise du ciel. C'était alors une incantation venant des gorges étroites des caniveaux, des rebords des trottoirs, des pliures de zinc des toits, des angles des ardoises, un ordre qui appelait, qui invitait à regagner cela qui avait été déserté et qui réclamait son dû. Car Solitude appartenait à sa chambre comme la chair à l'ongle et il y avait danger à se dissocier, à fuir ce qui était abri et ressourcement. Sur le banc qui commençait à se détacher d'elle, parmi le rythme sourd des lattes de bois, s'illustrait la petite comptine existentielle, la minuscule fable en forme de vrille qui forait jusqu'à l'âme de l'Esseulée : "L'en-dedans…L'en-dedans…L'en-dedans…" -

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